Mon Vietnam


Le jour se lève lentement sur la campagne normande.
Par la fenêtre, je peux voir cette douce lumière qui pointe, au loin, à l'horizon...

Me voici à l'aube de l'un des jours les plus importants de ma vie.

Il n'y a presque pas de brouillard, contrairement à d'habitude.
Il fera beau, sans doute...

Je l'espère...

Je m'éclipse discrètement de la chambre, sans faire aucun bruit ; après tout, Étienne dort encore, et il vaudrait mieux ne pas le réveiller . Le connaissant, il serait de mauvaise humeur toute la journée.

Ce serait bien notre veine... Depuis le temps qu'on nous bassine sur le fait qu'il faudra que l'on profite de ce moment à fond !

Enfin, je le laisse dormir. Il faut dire aussi que je suis bien matinale...
Le soleil n'est même pas encore complètement levé...
Doucement, j'ouvre la porte et respire l'air chargé d'humidité de la nuit.

Je devrais me couvrir, je le sais.
Si Marie, la mère d'Étienne, me voyait, elle me crierait sûrement dessus.
Mais voilà, j'aime bien sentir la fraîcheur du matin....

Et puis, il y a bien longtemps que je n'étouffe plus comme avant. Ce défaut de respiration a bien diminué depuis que je suis en France.
On dirait bien que le froid de ce pays m'a renforcée....

Je m'assois sur le seuil de la porte.
C'est si calme...
D'ici quelques heures, tout le monde piaillera autour de moi, et me suivra à la trace...Ce sera un moment inoubliable, disent-ils...
J' y vois surtout une source d'anxiété supplémentaire !

Vingt-quatre ans, il paraît que c'est tôt pour un mariage.
S'ils savaient...

Mais Étienne et moi savons que c'est le bon moment. Nous avons eu le temps de grandir, de nous découvrir, et de réfléchir.
Nous sommes prêts, nous le sentons.

Et même si certaines personnes nous désapprouvent, soit-disant parce que nous sommes frères et soeurs, je ne vois pas en quoi ce serait irréfléchi.

Certes, ses parents sont au fond, d'un point de vue législatif, mes parents adoptifs, mais ils représentaient surtout pour moi des bienfaiteurs, pas une famille. La mienne était restée là-bas, à Nam Dinh.

Étienne était, avec cette vision-là, un jeune homme comme les autres : nous n'avions pas de lien de parenté, et je n'ai jamais pu d'ailleurs le voir comme un proche. Il y avait toujours eu cet étrange trouble qui s'immiscait entre nous, comme celui que l'on éprouve face à un inconnu.

Il n'aura jamais réussi à me considérer comme sa soeur non plus : il n'y a qu'à voir la confession qu'il m'a faite !
Il était si rouge, si gêné...
C'était limite s'il ne s'excusait pas de m'aimer !

Mais mon coeur battait si fort...
De me savoir aimée, même en étant vulnérable, en dehors de mon pays et ne pouvant rien lui offrir... Je me suis sentie, pour une fois, vraiment privilégiée...
Aimée pour ce que j'étais, avec mes soucis, mes malheurs, ma pauvreté, mon accent incompréhensible et ma timidité.

Comme quoi... L'amour n'a pas de frontières !

On me pose souvent la question...
Qu'est-ce que j'aime chez lui ?
Tout, rien...
Que voulez-vous que je réponde ?
Son sourire, ses cheveux, sa personnalité ?
Il n'est pas particulièrement beau, pas exceptionnellement drôle, ni tellement doué, et il a même un sacré mauvais caractère au réveil.

Et pourtant, je l'aime.
Oui, l'amour ne se choisit pas, il nous tombe dessus, et nous ne sommes plus maîtres de rien !
Si vous croyez qu'il a choisi de tomber amoureux de celle qu'il était censé accueillir comme sa soeur, vous vous trompez !
Il ne me l'a jamais dit, mais je sais que cela fut une grande source de tourments pour lui.

Mais maintenant, plus personne n'ose nous faire de remarques.
Notre couple dégage quelque chose, d'après quelques-uns.

Est-ce la volonté d'en découdre avec l'avenir?
Peut être...

Nous avons tous les deux le regard porté vers le futur.
J'ai eu le temps, pour cela, durant toutes ces années, de parcourir toutes les pages de mon passé.
Pour comprendre, pour apprendre, mais surtout pour accepter.

Il y a eu cette semaine, celle de mes dix-neuf ans, où ils m'ont offert ce séjour à Londres.
Jeune et encore pleine d'illusions, je voulais retrouver ma chère grande soeur, Hoa Mi.

Ce fut pour moi une réelle déception et un véritable choc... Moi qui avais toujours vécu dans de petits endroits reculés, j'ai découvert l'hostilité de la grande ville.

Là où dans les campagnes, chacun se préoccupe de l'autre et se connaît, dans la métropole, chacun ne s'occupe plus que de lui-même.
Cela semblait assez logique, au vue de la concentration de population, mais pour la toute jeune fille que j'étais, c'était troublant.

J'ai vite compris que je devais laisser Hoa Mi dans mes souvenirs.

À un moment, en flanant dans un quartier résidentiel, j'y avais cru. Quand ce petit garçon m'avait percuté, et que sa mère était arrivée en courant.

Cette femme élancée, aux cheveux noirs et aux yeux en amandes lui ressemblait tant ! Cette soudaine apparition fit rejaillir en moi tant de souvenirs, tant d'émotion ! Je manquai de perdre connaissance.

L'air hébété, j'avais alors aidé son fils à se relever. Comme il pleurait toujours, je tentais maladroitement de le consoler avec les quelques bribes d'anglais que je connaissais.

Quand elle avait accouru, nos regards s'étaient croisés.
Tandis que dans le mien on pouvait déceler une lumière pâle et fébrile, dans le sien, rien ne s'était éclairé.
Si c'était vraiment Hoa Mi, elle ne m'avait alors pas reconnue.

Reprenant son enfant, elle m'avait adressé un petit sourire gêné, agrémenté d'un "Thank you"embarrassé.
Puis elle était repartie, tenant son fils par la main, le sermonnant fermement, en Anglais.

En me laissant, moi et mes doutes.

Je n'ai jamais su s'il s'agissait de ma chère et tendre soeur.
Mais avec le temps, j'ai fini par admettre que c'était mieux ainsi.
Pour mieux tourner la page, mieux valait ne pas ressasser le passé.

Cette rencontre furtive dans la banlieue londonnienne me suffisait comme scène d'adieu.

Hoa Mi, si tu m'entends, je t'aime.
Merci pour tout, j'espère que tu es comme cette dame, rayonnante, que tu as des enfants, et que tu t'épanouis dans ton métier.
Maintenant, j'ai bien grandi.
Je sais écrire, lire, compter, et j'ai même un métier.
Et le comble du comble : je vais bientôt me marier !
Hoa Mi, où que tu sois, j'espère que tu ne songes plus au passé, que tu m'as oubliée, et que tu vis heureuse aujourd'hui.
Je te souhaite d'avoir une magnifique et longue existence, parce que tu l'as mérité. Toutes tes soeurs l'auraient voulu aussi.
Je t'aimerai toujours, même si l'on pourrait penser que je t'ai effacée de ma tête. C'est faux.
Les marques qu'un être cher dépose dans un coeur sont indélébiles.

Vĩnh biệt !
Adieu (pour toujours)

Désormais, je suis prête à refermer le livre.
Et à en recommencer un nouveau.
Avec lui.

En regardant le paysage, je soupire.
Comme la France est belle...

Malgré moi, j'ai fini par aimer ce pays.
Ses paysages, ses traditions, son terroir...et même ses gens...
Oui, même si je ne considère pas du tout comme des parents ceux qui m'ont pris sous leur aile, je les aime, c'est indéniable...

Mais ma maison reste là-bas.
Au pays des lanternes, des marchés flottants, et des pagodes.

Pourquoi y retourner ?

Ma vie n'est pas ici, tout simplement.
Malgré tous mes efforts pour m'habituer à la France, je n'ai jamais pu me considérer autrement que comme une exilée.

Ce fut difficile, pour Marie.
La pauvre, elle s'efforçait de tout son coeur de m'intégrer à sa famille !
Et moi qui ne songeait qu'à partir...
Aussi bien logée, nourrie, aimée que j'étais, le mal du pays me rongeait toujours.
Avide d'en savoir plus sur mes origines, je ne pensais plus qu'à retourner au Vietnam.

Une fois de plus, je fus la source d'un grand sacrifice. À contrecoeur, ils m'ont laissée m'envoler vers Hanoï, sachant très bien que je ne pourrais peut être jamais revenir.

Arrivée là-bas, la nostalgie m'avait envahie.
Cela faisait six ans que je n'avais pas parlé le Tiếng Việt, cette si belle langue dans laquelle j'avais créé tant de souvenirs...

Rien que d'entendre ces simples mots, "Chào" (bonjour),"Tạm biệt"(au revoir) , je replongeais dans mon enfance...

J'ai commencé par aller voir à l'adresse du commerçant qui m'avait trouvée, avec l'espoir de peut être discuter avec lui.

J'étais arrivée par l'arrière boutique....

Un petit jardin, fleuri, au pied d'une maison à plusieurs étages...
Un arbre...
Un abricotier...

Même si je n'en avais aucun souvenirs, mon émotion était grande.
C'était ici que tout avait commencé.

Avant cet arbre, j'étais une petite fille comme les autres.
J'avais sûrement des parents.
Au moins une mère ou un père...

En y réfléchissant, cela me paraissait tellement irréel...
C'était simplement de me dire que, avant peut être, j'avais eu une chance d'être comme tout le monde, d'avoir une famille, un foyer...
Je ressentais comme une profonde injustice.

J'aimerais tant pouvoir, un jour, poser cette question à mes parents.

Pourquoi ?
Pourquoi m'avoir laissée ?

J'avais toujours porté ce fardeau, en essayant de ne rien laisser transparaître.
J'en avais pleuré.
Beaucoup.

Mais je m'était rendue compte que mon attitude ne m'apportait rien. Elle m'était inutile.

Mais j'avais décidé de ne pas me laisser abattre. Grâce à Ahn, j'avais trouvé une motivation.

J'ai décidé de ne plus pleurer.
J'ai lui ai offert mon sourire, à lui et à tous les autres, tous ceux qui avaient l'occasion de me regarder.
Tout était une question de volonté.
Petit à petit, mon sourire est devenu un vrai sourire.

Bien sûr, j'aurais aimé ne jamais avoir à me poser la question de si j'étais un poids pour les autres.

Mais désormais, je ne pouvais rien regretter.
Ces rencontres inoubliables, ces joies, ces peines, ces deuils...
S'il en avait été autrement, dans une vraie famille avec peut être des frères et soeurs de sang, je n'aurais rien eu de tout cela.
Or, malgré cette tristesse, je ne pouvais pas songer à tout effacer.
Cela m'était bien trop précieux.

En caressant l'écorce de ce petit arbre, j'avais appuyé mon front contre son tronc, et j'avais laissé l'émotion me submerger.

J'avais décidé de ne pas pleurer, je sais, mais imaginez...
A cet endroit précis, Dieu m'avait envoyé l'une de ses plus belles graces...
Celle de la vie.

Ce commerçant...
Au fond, je ne le connaissais pas...
Qui était-il ?
Je ne le savais même pas.
Son nom était Ly, il me l'avait prêté...

Je ne lui trouvais pas de visage, pas de voix, et pourtant, je ressentais pour lui plus de gratitude que je n'en avais jamais ressenti de toute mon existence.

La tête baissée vers les racines de ce vieil arbre, les larmes inondant mes joues, j'avais murmuré, sans cesse, la gorge nouée...

Cảm ơn
Cảm ơn
Cảm ơn
(Merci)

Puis, m'étant calmée, j'étais repartie, comme j'étais venue.

Après ça, je suis restée encore trois semaines au Vietnam.

Je ne savais plus exactement si j'avais envie de rentrer, ou de continuer mon voyage.

J'aurais voulu aller à Nam Dinh, pour rendre visite aux Nguyen, mais en réfléchissant, je n'étais pas encore prête.

La blessure était encore trop fraîche, les adieux auraient été trop douloureux, après une seconde séparation.

Alors, je suis rentrée en France.

Le coeur complètement apaisé, j'ai pu commencer de vraies études.
J'ai obtenu mon diplôme.
Mon histoire avec Etienne a débuté.

Et aujourd'hui, je vais me marier.
Et enfin, depuis toutes ces années, je pense pouvoir le dire :

Je crois que je suis heureuse.

Je ne me sens plus orpheline.
Non, c'est fini.

Avec Étienne, nous partons nous installer au Vietnam.

Il veut connaître mon pays, savoir où j'ai grandi.

On dirait la fin d'un mauvais conte de fées. Et pourtant, pour moi, c'est loin d'être une fin...

Le Vietnam, pour moi, ce n'est pas seulement un patrie, une origine, inscrite sur une carte d'identité.
Non.

Le Vietnam, c'est comme une partie de moi, ma seule famille, mon seul parent.
M'en séparer n'est juste plus concevable.

Je ne remercierai jamais assez tout ce que ces adultes, ces frères et soeurs, ces parents adoptifs, ont fait pour moi.

Maintenant, je ne suis plus vulnérable.
Je pars retrouver ce Vietnam, celui de mes ancêtres, de mes frères et de mes soeurs.
Celui des marchés fluviaux, des fêtes illuminées et des pruniers en fleurs.
Mon Vietnam.

Allons, j'entends la maison qui se réveille : il est temps pour moi de commencer cette journée avec toute l'énergie que je pourrai.
Un mariage, on en vit qu'un, dans une vie.

Ah, et d'ailleurs, si un jour vous croisez un commerçant dans la cinquantaine, vivant dans la banlieue Sud de Hanoï, père de trois enfants, et marié depuis 25 ans, redites-lui ceci de ma part :

Merci
Cảm ơn


FIN

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