Premier battement d'aile

Petite abeille,

Je crois que je suis en train de perdre la tête. Qui de sensé serait là, assis sur une chaise en plastique dans la chambre d'hôpital de son petit frère plongé dans le coma, en train d'écrire à un insecte ?

À un putain d'insecte.

Mais je n'ai jamais dit que j'étais quelqu'un d'équilibré.

Achille est mon petit frère et je suis sa grande sœur, voilà ce qu'on m'a dit quand il est né. Et c'est vrai et ça le sera toujours quoi qu'il arrive. Je crois que ça signifie que je l'ai toujours aimé même quand je le détestais. Peut-être qu' être sœur c'est comme parent, il n'y a pas de mode d'emploi alors on fait de son mieux. Mais ça ne suffit pas.

Je ne suis pas la meilleure grande sœur qui existe et il n'est pas le petit frère le plus simple du monde mais je ne changerai ma place pour rien au monde. C'est étrange l'amour fraternel quand même ; on aime quelqu'un sans savoir pourquoi, on sait juste qu'on l'aimera toujours malgré tout.

Alors me voilà, à t'écrire, à me déposer à nue devant toi.

Toi, qui est un maillon essentiel à la survie des écosystèmes.

Toi, qui est posée sur le rebord de sa fenêtre à le regarder dormir.

Toi, qui détiens un secret que seul Achille a réussi à percer, je te confie mon petit frère.

Je te confie ce petit garçon de onze ans aux cheveux toujours en bataille et aux yeux bleus si clairs mais aussi si vides. J'avais l'impression qu'il ne regardait jamais quelque chose en particulier mais plutôt qu'il embrassait le monde entier d'un seul battement de cil sans vraiment le voir. Il avait l'air si loin, plongé dans ses pensées, là où personne n'avait accès.

La seule chose qu'il regardait fixement c'était vous, les abeilles. L'été, il pouvait rester immobile des heures assis dans l'herbe à observer le spectacle du va-et-vient incessant de ces insectes jaunes et noirs entre les plus belles fleurs du jardin. Rien ne pouvait le faire sortir de cette léthargie alors, parfois je m'asseyais à côté de lui et je regardais sans rien dire le bourdonnement et pendant quelques instants j'avais l'impression d'être proche de mon frère, de partager quelque chose avec lui.

Je te confie Achille, ce garçon que je disais différent mais qui était seulement extraordinaire. J'espère que tu en prendras soin et que tu le protégeras mieux que je n'ai su le faire.

Au début il aura un petit peu peur parce que tout ce qui change de sa routine l'effraie, alors il faudra que tu le rassures, que tu lui dises que tout ira bien en le tenant par les épaules pour l'obliger à te regarder. Tu devras faire le tour de la ruche avec lui pour qu'il puisse se repérer mais tu verras il assimilera tout très vite et il sera capable de t'en réciter le plan par cœur.

Dis-lui juste de penser à venir me voir quelquefois, dis-lui de se poser sur le rebord de ma fenêtre là où les rayons de soleil viennent éclairer ma chambre et je saurai que c'est lui.

Dis-lui aussi que je suis fière d'avoir été sa sœur et que je n'aurai jamais voulu un autre petit frère. Dis-lui que les petits sourires qu'il m'accordait étaient plus étincelants que les plus beaux des rayons de soleil, que ces silences qu'on partageait assis dans l'herbe étaient les moments les plus doux que j'ai pu vivre. Dis-lui que c'est moi qui avais pris le dernier carambar coca et que je suis désolée de l'avoir accusé face à maman.

Dis-lui, dis-lui... dis-lui toutes ces choses que je ne lui ai jamais dites. Dis-lui que je l'aime.

Non, ça ne lui dit pas. Ça, c'est à moi de lui dire avant qu'il te rejoigne.

Je vais m'allonger à côté de lui et en serrant très fort sa main dans la mienne pour l'empêcher de partir, je lui chuchoterai tous ces « je t'aime » qui n'ont jamais dépassé mes lèvres pour atteindre son cœur. Je lui répéterai sans jamais le lâcher, je lui dirai à quel point je l'aime avant qu'il ne m'échappe complètement et parte dans un dernier battement d'aile vous rejoindre.

Avec tout mon amour,

Charlie.

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Je m'allonge à côté de lui et je le serre contre moi en lui chuchotant ce secret que j'aurais dû lui hurler depuis si longtemps.

Je m'endors au rythme de ses battements de cœur si imperceptibles qu'ils finissent par s'évaporer dans la nuit. J'essaye d'en attraper un juste un instant pour l'empêcher de me quitter, je pose mes lèvres dessus et dans un dernier baiser je lui fais cette promesse. Cette promesse que font toutes les grandes-sœurs à leurs petits-frères.

Le lendemain matin quand je me réveille, une petite abeille est posée sur le rebord de la fenêtre et les premiers rayons de soleil inondent de leurs lumières cette chambre blanche.

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