Premier exercice

Reprenons tout depuis le début.

Vous lisez ce texte (merci à vous pour ça).

J'écris ce texte (merci à moi pour ça).

Nous pouvons déjà constater que nos présents diffèrent. Mais ce n'est pas le sujet.

Non, concentrons-nous sur ce qui est. Vous êtes. Je suis. Nous y reviendrons.

Partons de vous. Vous lisez ce texte sur l'application wattpad car pour l'instant c'est le seul endroit où je l'ai publié. Vous lisez parce que vos yeux transmettent à votre cerveau des images que vous avez appris à interpréter comme étant des lettres, qui s'assemblent en mots et eux-mêmes en phrases qui ont plus ou moins un sens.

Vos yeux sont plus ou moins performants et peut-être avez-vous besoin de lunettes ou de lentilles pour bien voir les mots qui s'affichent.

Votre apprentissage de la langue française a été plus ou moins approfondi si j'en crois ma propre lecture de certains récits sur wattpad, certains d'entre nous ne sont pas allés jusqu'au CP.

Enfin, votre cerveau peut avoir plus ou moins de facilité à appréhender les concepts. Demandons-lui de faire un grand vide. De prendre une page blanche. D'effacer tout le reste autour et de se concentrer sur ce texte, écrit noir sur blanc sur un écran. Rien d'autre pour aujourd'hui. Juste l'essentiel : Vous, Moi, et tout ce qui a été nécessaire pour que les mots que je tape sur mon clavier s'affichent sur votre écran.

Simple ?

Pas tant que ça, et pourtant ce n'est que le premier exercice.

Nous venons de voir l'interaction entre vous et votre écran. Et nous avons déjà invoqué votre vue, un éventuel outil permettant d'améliorer celle-ci, votre éducation passée et votre capacité actuelle à réfléchir.

Mais comment votre écran peut-il afficher ce texte ? Et d'abord, comment peut-il exister ?

A 90%, vous regardez ce texte sur votre smartphone, ce téléphone dont on ne se sert que vaguement pour appeler. Cet outil est maintenant le prolongement de votre main droite et vous ne le quittez plus. Reconnaissez-le, vous êtes en train de me lire dans les toilettes. Après vous vous laverez les mains mais ne penserez pas à passer un coup de lingette sur ce morceau de plastique que certains paient 600 Euros.

Ce rectangle de plastique à 6000 Euros le kilo a été le fruit du travail d'ingénieurs de conception et de designers en Californie ou en Corée, de l'extraction de pétrole et de minerais plus ou moins rares et précieux, de transformation de ces matières premières en plastique, cuivre, autres métaux, électricité, de montage de ces matériaux par des personnes qui ont été choisies parce que leur pays ont un salaire minimum beaucoup moins élevé que le nôtre, si tant est qu'un salaire minimum existe dans leur pays. On appelle taux horaire ce qu'une entreprise verse à un salarié pour une heure de travail, mais non seulement ce taux horaire est plus bas en Chine ou autre pays de production qu'en France, mais les 150 ans de luttes syndicales depuis la révolution industrielle nous ont aussi permis de limiter le temps de travail par semaine, officiellement à 35 heures. Nettement plus en réalité mais trois fois rien par rapport aux usines chinoises où est fabriqué notre portable. Qu'en est-il de la vie de ces ouvriers ? Leur liberté d'expression ? Leur choix de quitter leur usine pour prendre un autre travail ? Leur droit au chômage ? Droit à une protection sociale s'ils tombent malade ? Droit à une justice équitable si leur employeur abuse de sa position ? Droit à une retraite lorsqu'ils seront devenus trop vieux et plus assez rentables pour monter des téléphones ?

Le rectangle en plastique est ensuite emballé dans une belle boite en carton imprimé, entourée d'un plastique, qui va rejoindre d'autres boites plastifiées dans un gros carton, qui va lui-même rejoindre d'autres cartons dans un container. Commence alors la grande migration. Un camion emmène le container au port de Shanghai ou Dalian. Une compagnie le prend en charge et lui fait traverser la moitié de la planète. A Rotterdam, le container est déchargé du bateau, chargé sur un camion. Dans quelque obscur entrepôt d'une non moins obscure banlieue parisienne, le camion arrive. Les cartons sont entreposés.

Votre commande d'un nouveau téléphone arrive sur un terminal, passée depuis votre ordinateur. Deux autres objets conçus aux Etats-Unis, fabriqués en Chine, transportés sur les Océans et livrés en Europe un peu plus tôt dans l'Histoire. Alors un robot attrape un carton, l'ouvre, prélève une boite plastifiée, la met en sécurité seule dans un autre carton, plus petit, sur lequel est collé une étiquette avec votre adresse. Un plus petit camion vient chercher sa livraison de plus petits cartons. Passage par un autre entrepôt dans une autre banlieue. Un gros camion. Un autre entrepôt. Un plus petit camion et l'on sonne chez vous. Vous allez enfin pouvoir lire le nouveau chapitre de mon livre sur l'écran de votre nouveau smartphone.

Oui, mais non ! Pas encore ! Il nous faut d'abord re-créer Wattpad ! Une équipe d'entrepreneurs passionnés et passionnants qui s'endettent, embarquent avec eux dans leur galère famille et amis, travaillent jour et nuit sans toucher un centime, réunissent finalement 1000 personnes dans une appli mal foutue au départ mais tellement sympathique. Et puis au bout du tunnel un premier investisseur qui permet de payer Maurice pour qu'il refasse tout cela avec du vrai code, Hélène pour qu'elle conçoive une architecture correcte pour tout ce bazar, Julian pour qu'il conçoive un design désirable et une expérience utilisateur optimale. Un autre investisseur qui permet de faire un peu de pub. Un journaliste qui écrit un article que lit Tante Jacqueline. Tante Jacqueline qui vient diner chez vous la veille du confinement, le 11 mars et qui vous parle de Wattpad. Et pour finir le fameux hashtag #Philosophie que vous avez lancé à tout hasard et qui vous a proposé ce texte en troisième position dans la liste. Texte qui est en fait hébergé comme ses petites amies les données dans un serveur en Norvège ; serveur refroidi en partie par l'air extérieur et alimenté en électricité par l'eau des rivières qui transforment leur puissance dans les barrages. Avec des millions de tonnes de béton pour construire ces barrages, de l'acier et du cuivre pour les turbines, les transformateurs, les pylônes, les câbles, des bureaux d'études pour la conception, des entreprises de génie civil pour la réalisation, des exploitants pour gérer la centrale électrique.

Mais vous n'habitez pas en Norvège ! Et moi non plus ! Il faut donc que les données, l'information qui se transformera en texte sur votre écran, transite de mon ordinateur à Marseille vers le serveur en Norvège. Du serveur en Norvège vers votre téléphone. Une box chez moi, conçue en France peut-être, fabriquée en Chine, transportée sur les Océans, livrée en Europe, produit un signal wifi qu'utilise mon ordinateur (USA, Chine, Océans, Europe) comme support pour faire transiter mon article entièrement réécrit sous forme de zéros et de uns. La box transforme ceci en lumière qui passe dans des fibres optiques et traverse un continent dans un sens, est retransformée en série de uns et de zéros, stockée sur un disque dur. Envoyée à nouveau dans le sens de la descente vers le relai 4G le plus près de vous, ou bien votre box WiFi en fonction de votre usage, transformée à nouveau en onde radio, reçue par votre téléphone, traduite en lettres sur votre écran. COUCOU me voilà !

Tout ce parcours a demandé du matériel électronique, conçu en Corée, en Allemagne, en France, aux USA, fabriqué en Chine en général, et de l'énergie. Nucléaire principalement pour les étapes françaises, hydraulique pour les étapes norvégiennes (c'est pour cela, et pour le refroidissement, que le serveur se trouve là-bas). Mais au gaz ou au charbon sur le reste du parcours.

Ni vous ni moi n'avons à ce stade mangé le moindre chocolat de Pâques, ni même bu un verre d'eau. J'ai seulement écrit un chapitre de mon nouveau livre pour vous inviter à réfléchir à un mode meilleur. Vous venez de le lire. Et nous avons convoqué trois continents rien que pour faire cela.

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Tags: #philosophie