L'homme face a son miroir
J'attends devant cette porte, dans le silence. Une envie pressante me fait sautiller, m'agiter. Ce jour de noël, il fallait obligatoirement que j'aille dans ce magasin, pour un achat de dernière minute. Et il a fallu que ça arrive. Cette situation pourrie. Je repousse ma manche, regarde ma montre. Depuis combien de temps cet homme est là ? D'ennui, je pose mon oreille sur la porte et mon œil sur la serrure. Et là, j'entends parler. La voix bizarrement calme, même cynique, suintante, avec une prononciation abusive :
« Je n'ai jamais trouvé ça drôle, mais aujourd'hui, je ris. J'éclabousse cette pièce de mes rires.
Puis, une deuxième voix plus triste, presque désincarnée, irréelle, s'élève.
« Quel beau rire, mon ami. »
Deux hommes dans ces toilettes. Pourquoi ? S'il y en un troisième, c'est moi qui rirai jaune. Je reprends la discussion en cours de route.
« Vois-tu, c'est noël, j'aime bien la lumière des guirlandes, le sapin dans ce grand magasin qui sent... qui sent... »
« Le sapin, en plus si on rajoute l'odeur du chocolat et de la dinde. C'est noël, un si beau jour, tu imagines les yeux des enfants face aux cadeaux. Ils brillent... »
Je redresse la tête. Ces hommes modulent étrangement leur voix. Le premier a une voix chargée d'émotions, mais d'émotions déconnectées de ce qu'il raconte. L'autre parle toujours avec le même ton, un ton triste, blanc, mélancolique. Je reprends mon écoute.
« Oui, c'est idéal, on se voit dans leurs yeux, ils brillent comme les phares d'une voiture. »
Cette dernière remarque me laisse songeur. Les phares d'une voiture, je n'avais jamais pensé à cette comparaison avec les yeux des enfants. Mais qui sont ces hommes. Lui face à son fichu lavabo, et son visage que j'entraperçois dans ce miroir, ces mains ne sont toujours pas lavées. Non mais, je n'y crois pas, il se coiffe, franchement c'est l'endroit. Je dois garder le peu de calme qu'il me reste, ne pas laisser la colère qui bout dans mon ventre s'échapper, pas aujourd'hui.
Je me reconcentre, remets l'oreille sur la porte, et suis de nouveau la discussion. Le premier des deux hommes parle.
« Des ananas, des bananes et des palmiers, le sable en plus et la plage. »
Le deuxième prend une respiration, puis laisse filer quelques secondes avant de répondre.
« L'été sous la neige... »
Le premier le coupe comme s'il connaissait ce que l'autre allait dire.
« Quand j'étais petit j'avais une boule à neige où il y avait une plage, un palmier sur son sommet et un bonhomme de neige. »
Le deuxième prend encore plus de temps pour répondre. Il susurre presque, comme s'il manquait d'air.
« Tu l'as perdu cette boule, j'aurais voulu que tu me la montres. »
L'autre sourit, je le vois sur le miroir, il sort une paire de ciseaux et se coupe les pointes de ses cheveux. Le premier répond avec dédains.
« Oui, le feu brule comme le soleil, la boule a fondu comme la neige en été. »
Le deuxième étouffe presque, je voudrais l'aider mais je ne suis pas capable de défoncer la porte.
« Au printemps. Les enfants rient sous le sapin... »
Le premier reprend, il m'insupporte et je me mets à tambouriner contre la porte. Le premier hurle et le deuxième ne réagit pas.
« Le sapin a pris feu, comme la maison, les gens aussi ont brulé. Les pompiers ne sont pas venus, trop tard. »
Mais quelle horreur ! Qui est-ce type, un fou sorti de sa prison. Le deuxième reprend.
« C'est triste, très triste, il se fait tard. »
Le premier, pour quoi je continue à en parler, il faudrait peut-être que je rentre.
« Oui, le soir se couche, et oui il se fait tard, au revoir. »
Enfin, je suis prêt à danser de joie quand la porte se débloque laissant passé un homme. Lui a éteint à la lumière, et l'autre ne sort pas. J'attends, laisse passer une, deux, trois, quatre, cinq, puis dix, vingt, trente, quarante, cinquante enfin soixante. Deux minutes, trois minutes, quatre minutes, cinq minutes, six minutes, sept minutes, huit minutes, neuf minutes enfin dix minutes. J'entre dans les toilettes, en ouvrant la porte, l'odeur me vient putride, infecte, la décomposition et, je n'arrive pas ou plutôt je ne veux pas, car je le sais, tout mon le sait. J'hésite quelque seconde avant d'appuyer sur l'interrupteur, et quand le néon s'allume, je vois ce que l'odeur me disait la mort. Un homme gît dans une mare de sang, le deuxième, je m'approche tétaniser, dans l'incompréhension la plus totale me demande pourquoi j'avais entendu deux hommes alors qu'un seul vivait.
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