Chapitre 1
Alors que la voiture arrive dans l'allée, ces paroles échangées avec ma sœur lorsque nous étions petits me reviennent en pleine face. Mon cœur se serre et se brise de nouveau. Cette fois, j'en suis certain : il n'y aura jamais assez de pots de colle dans le monde entier pour reformer tous ces morceaux éparpillés et qui me blessent de plus en plus.
Le frein à main tiré, il me faut plusieurs longues secondes pour reprendre contenance. Les larmes menacent encore de couler, mais je me retiens de frapper d'un geste rageur le volant. À côté de moi, ma belle adolescente de quinze ans me surveille. Les écouteurs dans les oreilles, je distingue ses coups d'œil sur le côté, afin de s'assurer que je ne vais pas de nouveau « péter un plomb », comme elle le dit si bien.
Sa cascade de cheveux dorés cache son si joli visage et ses pupilles vertes. Je me rappelle encore à sa naissance avoir su que j'étais perdu, quand j'ai plongé dans cet océan calme de toute beauté. Aujourd'hui, il est victime d'une tempête dont il semble que je sois le principal coupable.
Lorsque j'ai eu le malheur de lui annoncer que nous déménagions, j'ai eu le droit, je pense, à sa plus grosse crise d'adolescence. Je ne sais pas si chaque parent le vit une fois dans sa vie, mais lorsque cela arrive, c'est d'une violence inouïe. Je n'étais pas prêt et Lizzie l'a compris. Elle en a profité, a tout cassé autour d'elle et, impuissant, je l'ai laissé faire.
Quand elle s'est calmée, les joues noyées de larmes, je l'ai prise dans mes bras, en la serrant le plus fort possible.
— Nous partirons plus légers, n'ai-je su que dire.
Ses cris de rage se sont transformés en gloussements, mélangés à des hoquets choqués. Et nous sommes restés ainsi de longues heures, à nous bercer mutuellement. À nous consoler à coups de caresses dans les cheveux, de bisous dans le cou, de paroles tendres.
La mort inopinée de ma jumelle nous avait anéantis, l'un autant que l'autre. Lizzie, parce qu'elle la considérait un peu comme sa mère de substitution, la vraie nous ayant abandonnés après lui avoir donné la vie. Moi, parce que c'était ma moitié, mon double, mon yin.
Les trente-huit années que je venais de vivre me semblaient tellement futiles, depuis que Debra avait quitté cette vie. Trente-huit ans. Elle est morte à seulement trente-huit ans, à cause de ce putain de cancer qui a débarqué sans prévenir.
— Papa.
Ce mot à la fois chuchoté et soupiré me fait revenir au présent. Lizzie a attaché ses cheveux en une queue de cheval haute, dévoilant enfin son si beau visage. Mon regard s'éclaire à cette vue et je ne peux empêcher un petit sourire de fendre ma bouche.
En réponse, mon soleil roule des yeux. Son geste préféré depuis qu'elle est dans cette période que chaque parent appréhende.
— Vas-y, je te rejoins.
Durant les quatre heures de voyage, je n'ai pas ouvert une seule fois ma bouche. Ma voix cassée me surprend autant que ma fille, dont le sourcil se hausse. Elle finit par acquiescer brièvement et sors de la voiture en claquant la portière.
J'attends qu'elle ait grimpé les marches et qu'elle soit sur le perron, assez loin de moi, pour craquer. Je frappe, frappe, frappe le volant de toutes mes forces. Mes larmes coulent, et je les laisse faire. J'ai retenu ce chagrin, cette douleur incommensurable trop longtemps. Mais il était hors de question pour moi de pleurer devant Lizzie, qui ne mérite pas de me voir à terre, alors que je suis censé être là pour elle et me montrer fort. Il me faut un certain temps pour me calmer et me reprendre pour rejoindre Lizzie.
Une fois à ses côtés, elle glisse sa main dans la mienne. Elle m'a vu. Je sens mes doigts trembler et les larmes remonter à mes yeux.
Pour me changer les esprits, j'attrape les clés de la demeure de Debra. Son testament était clair, tout autant que douloureux à découvrir : elle me léguait sa maison à la campagne. Le reste de ses biens iraient à des associations, des œuvres de charité.
Ma première réaction a été une colère profonde : comment, à seulement trente-huit ans, peut-on penser à faire un testament ? Il y a encore au moins la moitié d'une vie à occuper. Ensuite, le déni : c'était une vaste blague, de mauvais goût, certes, mais Debra allait passer le pas de la porte et rire de ma tête affligée. Quand j'ai compris que rien de tout cela n'arriverait, j'ai fini par accepter l'inéluctable : ma sœur, ma petite sœur d'à peine quelques heures, ma jumelle, ne reviendrait pas. Jamais. Elle était partie, me laissant complètement démuni et choqué.
— Papa ?
Je sursaute et me rends compte que je me suis encore enfui dans mes pensées. Pour rassurer ma fille, je lui lance un petit sourire contrit. Il ne fait pas son office, puisqu'elle fronce les sourcils et me prend les clés des mains. Je les entends tourner dans la serrure, je vois la poignée se baisser sous la pression des doigts de Lizzie et perçois le grincement de la porte.
— Il faudra huiler les gonds.
Le regard choqué qu'elle me lance me fait me rendre compte que j'ai parlé tout haut. Ce n'était qu'une pensée parmi tant d'autres, mais celle-ci s'est échappée de mes lèvres sans que je ne puisse la retenir. En réponse, je hausse les épaules et passe devant elle en me courbant à moitié.
— Après vous, Princesse.
Un rire roule dans sa gorge et elle est la première à entrer dans notre nouvelle maison.
— Eh ben...
Sa réaction me fait craindre le pire, alors j'avance à mon tour. Les yeux ronds et la bouche grande ouverte, ma tête tourne dans tous les sens. Le couloir, ouvert sur deux pièces, est vide, les murs sont décrépits et le sol est très sale. Je fais un pas et un nuage de poussière se jette sur nos jambes.
— Tata y vivait toujours avant de...
Incapable de dire le dernier mot, Lizzie me lance un regard plein de tristesse et d'étonnement à la fois.
Aucune idée..., pensé-je.
— Je ne sais pas, ma puce.
Je passe mon index sur la paroi sur ma gauche et une couche inexplicable de poussière s'y incruste. On y voit même la trace des tableaux manquant. Des carrés, des rectangles, des ronds, des ovales. Mince, alors.
Ce lieu semble à l'abandon depuis très longtemps. Comment ça se fait ? Ma sœur était la déesse du rangement et nettoyage alors que moi j'étais le dieu de la flemmingite aigüe. Combien de fois ne nous sommes-nous pas pris la tête sur ce sujet...
— Papa, ça ne lui ressemble pas, lâche ma fille, qui explore la suite.
Je la retrouve dans la cuisine. Une table pour six personnes se tient au centre, tandis qu'un bar – lui aussi dans un état pitoyable – coupe la pièce en deux.
— Merde, alors.
— Un dollar, papa.
Je soupire. C'est vrai.
J'ai toujours élevé Lizzie dans le respect des autres. Donc, dès qu'elle a été en âge de comprendre, je lui ai expliqué qu'à chaque gros mot proféré, un dollar rejoindrait une gosse tirelire. J'ai perdu beaucoup plus souvent qu'elle.
Je fouille négligemment dans la poche de mon pantalon et en sors un billet. Lizzie s'en empare et le range immédiatement dans son sac.
— Je le mettrai dans la boite quand on l'aura trouvée, me devance-t-elle, alors qu'elle me voit ouvrir la bouche pour protester.
— Je surveillerai.
Les bras croisés sur sa poitrine, elle fronce les sourcils.
— Je crois que nous avons pas mal de travail en perspective, lâché-je, changeant de sujet.
Elle souffle et hoche la tête.
— Et rien pour nettoyer.
— Nous ne somme pas non plus reclus à l'autre bout du monde, Liz'.
— Presque, grommelle-t-elle.
— Tu exagères. Écoute, pendant que tu décharges tes affaires et que tu choisis ta chambre, je vais aller faire un tour dans le coin et essayer de trouver une supérette, OK ?
— Si ça t'amuse, hausse-t-elle les épaules.
Elle attrape ses écouteurs, les met dans ses oreilles et sifflote, me faisant comprendre que notre conversation est terminée. Les mains dans les poches, elle passe à côté de moi, me frôle de sa cuisse et retourne sur le perron.
Je prends le temps de regarder encore autour de moi, ébahi. Ce lieu est à l'abandon et ça ne date pas d'hier. Déterminé à trouver de quoi redonner un coup de neuf à cette demeure, je vérifie que j'ai ma carte bleue et sors.
Lizzie fait comme si je n'étais pas quasiment collé à elle, et monte les quelques marches qui mènent à l'entrée. Avant qu'elle ne s'échappe pour de bon, je lui attrape tendrement la main et enlève un de ses écouteurs.
— Je t'aime, Lizzie.
Je ne sais pas si ce sont mes mots ou l'instant présent et ce que nous vivons depuis quelques jours, mais les larmes qui perlent à ses yeux me brisent le cœur.
Elle se dégage gentiment de moi, non sans hocher la tête. Je n'aurais pas plus aujourd'hui, mais je m'en contenterai. Je me pince l'arête du nez et me dis que demain, ça ira mieux.
Puis, une pensée plus forte que les autres me percute : que nous réservent cet endroit et cette nouvelle vie ?
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