Probabilités * (nouvelle)


« On peut définir la probabilité d'un événement à partir d'un fait incontestable. Un exemple banal : je jette un dé. Je sais qu'il va retomber et ainsi exposer l'une de ses faces. A partir de là, je peux calculer la probabilité d'obtenir, disons... Oui ?

- Et si... si le dé ne retombait pas ?

- ... Salomon, tu m'avais habituée à des remarques plus pertinentes. Le dé est forcément soumis à la gravité !

Il ne répond rien et baisse la tête. Mais reste sur son idée, cette petite idée qui lui est venue et qui va prendre sans qu'il s'en doute une ampleur considérable. Caché derrière ses mèches noir corbeau, son regard est déterminé. »

« Je le prouverai. »Tous ses exercices étaient pourtant construits sur ce principe : le dé retombait, et désignait un nombre. Mais et la probabilité qu'il ne tombe pas, alors ?

Diplômé en sciences physiques, en maths et en lettres (pour « son imagination débordante»), Salomon ne renonçait pas.

Il avait établi une liste de tous les facteurs qui pouvaient empêcher le dé de prononcer son verdict, exposant tel ou tel nombre. Cette liste faisait plusieurs pages et comprenait toutes les circonstances possibles et imaginables : le dé était jeté sur une surface non plate et atterrissait entre deux nombres, un produit corrosif se renversait dessus tandis qu'il était en l'air et le désagrégeait, il était lancé à hauteur d'arbre et se prenait dans les branches, il tombait à l'eau et se retrouvait pris dans un filet, ou bien se faisait manger par un poisson...

Mais toutes ces théories ne le satisfaisaient pas. En effet, dans chacune d'entre elles, farfelues mais réalisables, le dé tombait quand même. Dans l'estomac d'un animal, sous forme de poussière, peut-être, mais il restait soumis à cette implacable loi : la gravité.

Salomon aurait pu s'en contenter ; dans toutes ses explications, à chaque ligne de sa liste, il était exclu que le cube puisse privilégier l'une de ses faces chiffrées à une autre. Mais non, cela ne lui convenait pas. Il savait ce que sa professeure de l'époque lui aurait dit. « Ces théories exigent des circonstances bien précises, Salomon. Mais si je lance ce dé, sur cette table, devant toi, maintenant, nous obtiendront un chiffre. C'est de l'ordre des choses. »

Non, cela n'allait pas. Le cube devait donc rester en l'air ou bien... ou bien disparaître.

Depuis quelques années, le phénomène des trous noirs fascinait Salomon. Désormais quinquagénaire, il n'avait pas renoncé et pensait enfin avoir découvert le moyen de défier les probabilités. De multiples tests et expériences lui avaient laissé conclure que l'énergie avalée par les trous noirs disparaissait bel et bien. Il était même persuadé que ce phénomène se produisait également dans l'infiniment petit, et qu'il entraînait une disparition des atomes... Pour en arriver à cette conclusion, il avait déjà passé des centaines de mois de recherches dans son laboratoire, isolé à la campagne.

Tous les éléments nécessaires étaient présents sur Terre. La réaction n'aurait certes pas l'ampleur de ceux qui survenaient dans l'espace, loin de là, puisqu'il s'agirait d'une miniature artificielle. Néanmoins, lors de rares occasions, la réunion de ces particules donnait lieu à de petits phénomènes inexplicables, qui alimentaient l'imagination des auteurs de science-fiction – ou des complotistes.

Et, théoriquement, ils pouvaient survenir n'importe où, n'importe quand... Pourquoi n'empêcheraient-ils pas un dé de retomber ?

Il n'avait pas arrêté ses études, loin de là, et suivait à présent un cursus avancé en chimie, tout en philosophant toutes les semaines avec une amie qui enseignait dans ce domaine. Il travaillait également beaucoup en mécanique.

En effet, la réaction des atomes – qui selon lui était à l'origine des trous noirs – étant très imprévisible et incontrôlable, il avait besoin d'une machine complexe pour la provoquer, et d'un système de programmation tout aussi compliqué.

Le jour de ses 61 ans, euphorique, Salomon fit réunir ses proches pour une démonstration de l'œuvre de sa vie.

Ses anciens amis étaient à présent proche de la retraite, la plupart avaient bâti leur vie, fondé une famille... Ils ne comprenaient pas vraiment l'insistance de Salomon. N'ayant jamais réellement travaillé, ce dernier vivait comme il le pouvait, avec un strict minimum. Evidemment, ses recherches étaient comprises dans ce « strict minimum ».

Tous auraient eu les moyens de se lancer dans pareille entreprise, mais cet acharnement ne leur convenait pas. Quand des années auparavant Salomon leur expliquait ses théories, ils écoutaient, rêveurs et charmés. A présent, le sujet ne les intéressait plus.

Cependant, curieux de découvrir où les recherches de Salomon l'avaient mené, ils étaient tous venus.

Avec fierté, Salomon découvrit devant eux sa machine, parfaitement au point, luisante d'huile. Il en fit le tour une dernière fois, réglant tout à fait inutilement de quelques millimètres la position d'un rayon de son invention, qui recréerait le phénomène « trou noir » en version miniature et contrôlée.

Un tremblement d'émotion dans les doigts, il se prépara, serrant un simple dé à six faces dans sa main droite, la manette de commande rutilante dans la gauche.

Sous le regard attentif du public qui sentait la tension monter, il se racla la gorge et entreprit d'expliquer une dernière fois en quoi consistait son expérience, puis il vérifia d'un coup d'œil que rien ne se trouvait dans la trajectoire du laser – rien d'autre que le dé.

Son cœur battait à tout rompre.

Il déglutit, resserra ses mains moites sur leurs prises. Enfin d'un même geste, il lança le dé et abaissa la poignée de la manette.

Alea jacta est.

Les dés sont jetés... Dans tous les sens du terme.

On entendit une mouche voler.

Toute la petite assemblée retenait son souffle, le regard rivé sur le petit objet qui tournoyait dans les airs, comme au ralenti.

Il y eut un flash.

Et puis rien ; rien d'autre que le dé qui continuait inexorablement sa chute.

Quand il retomba finalement sur la table, un murmure de déception parcourut l'assistance.

Et puis un petit gémissement, un petit sanglot étouffé se fit entendre, provenant du coin où se tenait Salomon, inventeur déchu.

Les yeux pleins de larmes d'incompréhension, sa lèvre tremblait et aucun mot ne sortait de sa bouche. Sa sœur s'élança pour le réconforter mais avant qu'elle ne l'atteigne, il était déjà debout devant la machine, sa création, son bébé, et la frappait de toute sa rage frustrée. Il l'abîma, la raya, l'éparpilla en mille morceaux, jusqu'à ce qu'elle soit rendue inutilisable et que quelqu'un ne l'écarte avec ce mélange de douceur et de fermeté qui convenait parfaitement à la situation.

Toute la soirée, il eut le regard vide. Il n'écoutait que d'une oreille distraite les anecdotes qu'échangeaient ses convives, qui étaient vite passés à autre chose en comprenant qu'il était vain de tenter de le consoler.

Cet anniversaire fut d'ailleurs bien vite oublié.

Personne dans la salle, au moment de l'expérience, n'avait remarqué la pauvre petite mouche qui s'était pris de plein fouet le rayon destiné au dé. Et tandis que ce dernier retombait sur le sol – à la grande déception du public et gâchant tous les espoirs de Salomon –, l'insecte, lui, avait bel et bien disparu... 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top