La poétesse aux mille visages (nouvelle)
La nuit était tombée. Les lumières s'éteignaient une à une. Seule, attablée à un petit secrétaire, la poétesse trempait sans relâche sa plume dans l'encrier. Elle ne s'accordait aucune pause, quelle que soit la fatigue, en attendant toujours plus d'elle-même. Mais le soleil s'était couché et il n'était plus temps pour elle d'écrire. Elle souffla la bougie puis, revêtant son masque de chouette, s'envola par la fenêtre ouverte.
Le monde s'étendait sous ses yeux perçants.
Qui allait-elle visiter, ce soir-là ?
Elle descendit en piqué se percher dans les branches souples d'un olivier dans un bruissement de feuilles. En face, une maison dormait.
Elle ôta son masque de chouette, glissa au sol et sortit un masque de furet, qu'elle posa en souriant sur son visage.
Puis elle escalada avec agilité le mur couvert de lierre et se glissa furtivement par la fenêtre ouverte de la chambre. Craignant que ses petites pattes ne fassent trop de bruit sur le plancher, elle retira à nouveau son masque et sa silhouette s'étira silencieusement jusqu'à reprendre forme humaine.
La respiration lente et profonde du dormeur lui parvint alors. Mieux, elle perçut même l'infime vibration qui émanait de son corps endormi : il rêvait.
Elle effleura alors son front d'une main et son esprit se remplit des souvenirs du dormeur.
Quand elle remit son masque pour quitter la maison, elle avait encore la tête pleine d'images qui ne lui appartenaient pas. Mais aussi d'émotions étrangères, un trop plein d'émotions qui déferlait sur elle. Arrivée chez elle, elle ne s'accorda pas une minute de repos et prit aussitôt place à son bureau.
A peine eut-elle posé la pointe noire de sa plume sur le papier que les mots lui vinrent. Par dizaines, par centaines, ils affluaient dans son esprit, juste au bon moment, trouvant leur place, la place parfaite, entre deux autres mots.
Au fur et à mesure que les lignes s'étalaient sur la page, une étoile s'illuminait.
La poétesse écrivit ainsi jusqu'aux premières lueurs de l'aube, et alors elle mit son masque de louve. Forte, courageuse, déterminée, elle courut à perdre haleine jusqu'à la maison. Délicatement, elle glissa le papier sous la porte.
Malgré le vide laissé par l'absence de sa famille et de ses amis, le dormeur se sentirait sans doute moins seul, maintenant...
Enfin apaisée, elle se détourna.
Elle avait noirci ainsi des millions de pages, rempli des centaines de carnets. Elle n'en distribuait que très peu, finalement, n'étant que rarement satisfaite du résultat. En fait, la plupart de ses poèmes étaient personnels... et c'était sa raison, celle pour laquelle elle les cachait dans ses tiroirs fermés à clef. Elle avait un cœur d'or, que des années de solitudes l'avaient obligée à couvrir d'une lourde armure, et lorsqu'elle se transformait en guerrière, elle devenait indifférente à la douleur.
A présent elle n'était plus seule. Elle n'était plus seule mais ses barrières persistaient. Elle n'était plus seule mais restait persuadée qu'il valait mieux pour tout le monde que ses problèmes demeurent à jamais invisibles.
Elle qui pouvait soulever des montagnes pour ceux qu'elle aimait, elle ne croyait personne capable d'en faire autant pour elle. Elle qui savait aller vers les autres avec facilité, elle redoutait qu'on ne veuille pas d'elle. Elle vivait dans la peur de faire du mal, mais était résignée face à cette éventualité qu'elle pensait être inévitable. Elle redoutait la perte tout en étant sûre de la trouver au bout du chemin. Elle qui aurait pu écrire la destinée des astres, elle vivait dans l'horrible certitude qu'elle finirait seule. Certes elle savait montrer des dents, mais elle ne demandait qu'à tendre la main. Elle détestait la violence mais s'y était perdue plusieurs fois ; elle connaissait la dure réalité de la vie. Elle, si brillante, si belle, si gentille, si attachante, elle était si talentueuse qu'elle refusait de l'admettre.
Elle écoutait les autres mais ne voulait pas être écoutée.
Seulement, qui raconterait son histoire, à elle ?
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top