XXV. Damoiselle Rose, sacrifiée

– Pleure pas Roseli. Cet enfoiré a vraiment bien joué son coup. On s'est tous laissés avoir, et ceux qui voudraient croire que c'est toi la responsable ne sont que des gros lâches qui essaient fuir leurs responsabilités.

La réplique d'Edelweiss massacra à grands coups de tronçonneuse d'une subtilité tout à fait inexistante la stupeur muette qui régnait au sein du groupe. Rose, qui venait de descendre du dos de la licorne et ne savait pas trop où se mettre, oublia d'un coup ses ennuis pour être prise d'une folle envie de serrer sa petite sœur contre son cœur – ce qu'elle se retint cependant de faire, parce que toutes les autres personnes présentes semblaient, eux, plutôt vouloir la réduire en charpie pour avoir osé dire tout haut ce qu'ils s'efforçaient d'oublier.

– Merci Edel, chuchota la rouquine malgré tout. Mais ce n'est pas la faute d'Olivier, il...

La suite fut du ressort d'Aguaje, qui explosa soudain en gesticulant.

– J'ai une folle envie de frapper pas mal de monde ici, mais je crois qu'il vaudrait mieux laisser les histoires de responsabilités pour plus tard, mes amis. Il y a six énormes machines qui s'apprêtent à détruire notre monde. Battons-nous avec elles, et pas entre nous !

Son bref discours lui valut de nombreuses acclamations, ponctuées de cris de guerre suraigus de la part des jeunes guerriers. Ce regain d'entrain ne dura cependant pas vraiment très longtemps, car les bulldozers se mirent soudain en branle, poursuivant leur massacre. Et une cinquantaine d'indiens accompagnés par quelques jeunes gens qui n'avaient pas grand-chose à faire sur place ne suffiraient pas à les arrêter.

– On va surtout se faire tuer, grommela Valerian, qui se tenait aux côtés de Rose.

Il jeta un regard inquiet à Chardon, mais la jeune femme n'y prêta pas attention, terrorisée par les énormes machines qui se dirigeaient droit sur eux. Elle tenait bon toutefois, comme tous les autres, mais sans le moindre espoir de victoire. Les indiens affichaient eux aussi des visages graves, hésitants quant à la marche à suivre. Au vu du silence d'Inga, il leur manquait un leader, un espoir en ces moments de gravité absolue. Seule Edelweiss affichait un demi-sourire narquois, se permettant un ultime sursaut d'orgueil inattendu au vu de leur situation.

– Je le sens bien ! lança-t-elle à Aguaje.

Rose ne comprit pas immédiatement à quoi sa sœur cadette était en train de se référer. Mais elle n'eut pas à patienter très longuement pour que l'information lui soit livrée. L'improbable se produisit là où tous ne voyaient qu'une défaite toute tracée.

Ce fut Edelweiss qui mit le tout en branle, évidemment. Elle s'agenouilla et posa une main leste à fleur de sol, appréciant le chatouillis de l'herbe dans sa paume. Elle paraissait concentrée, même si cela demeurait uniquement au niveau de ses paupières à demi fermées ; ses lèvres, elles, dessinaient toujours un sourire malicieux. En face d'elle, l'immense carcasse du bulldozer poursuivait son avancée, géant parmi les mortels, bête fumante et grinçante tout droit échappée des ténèbres les plus sombres. Puis un craquement sourd ébranla la terre, arrachant des frissons à Rose tant il lui rappelait le tremblement de terre déclenché par Gaïa. Elle ferma les yeux un instant et voulut se rattraper au bras de Valerian, mais ses doigts lestes se refermèrent sur du vide : le jeune homme s'était éclipsé pour rejoindre Chardon.

L'instant d'après, une brèche s'ouvrait sous le premier des cinq bulldozers et l'engloutit à demi. La machine s'ébranla, vacilla, mais fut avalée par la gueule béante qui s'était ouverte dans la terre. Qu'Edelweiss avait ouverte. Rose ne put retenir un cri de joie, et elle applaudit des deux mains.

– Pas besoin d'installer des pièges, hein ? lança la blondinette à l'assemblée lorsqu'elle se releva. Vous êtes pas trop mécontents de le voir, ce trou-là, n'est-ce pas ?

Elle crâna durant quelques instants, dardant des regards à la fois hautains et moqueurs sur Inga et ses complices, et adressa même un petit salut de la victoire à Aguaje. Le jeune indien répliqua par un monstrueux sourire ainsi que deux pouces levés. Il se pencha néanmoins vers Rose pour lui glisser à l'oreille :

– Elle a le beau rôle. C'est moi qui maniais la pelle, et les licornes nous ont donné un sacré coup de main, mais mademoiselle Edelweiss Nascorie, elle, se contentait de donner les ordres...

Rose voulut demander par quelle astuce une licorne pouvait bien creuser un trou – avec sa corne, peut-être ? Un détail des plus piquants se rappela toutefois à son bon souvenir, sous la forme d'un grondement furieux et de moteurs que l'on faisait hurler. Ah oui. Un bulldozer de vaincu, quatre à abattre. Le joli piège d'Edel et Aguaje ne leur avait mâché qu'un cinquième du travail, et leurs vies se trouvaient toujours menacées – de même que le sanctuaire.

– Vous... avez eu le temps de creuser d'autres pièges ? demanda la rouquine, candide et pleine d'espoir.

Aguaje la jaugea d'un regard mauvais.

– Nope.

– Mince.

– Tu peux le dire.

Les indiens se dispersèrent pour encercler tant bien que mal les quatre monstres de métal, mais la manœuvre s'avéra rapidement vaine : rien ne pouvait stopper leur effroyable progression, et ils roulaient à une telle vitesse, broyant tout sur leur passage, qu'il était impossible pour un simple humain de les rattraper une fois distancés. Rose, laissée sur le carreau comme tant d'autres, ne put que darder un regard navré sur les silhouettes de Donatien de Tantale et de son fils, bien installés dans la cabine du bulldozer de tête, qui s'éloignait comme un rêve au réveil. Si seulement elle avait pu libérer Olivier de l'emprise de Gaïa ! Si seulement...

Alors que tout espoir semblait perdu, la nature elle-même décida toutefois de se battre : les licornes du bayou émergèrent en masse de la forêt, galopant fougueusement vers leurs amis indiens, qui, bien que surpris, décidèrent rapidement de les chevaucher pour rattraper les machines. Rose retrouva ainsi son amie aux écailles arc-en-ciel, et embarqua Edelweiss avec elle dans la foulée.

– Les rattraper ne suffira pas ! pesta cependant la blondinette, toute à ses calculs et ses machinations. Nous devons utiliser notre nature d'esprits des plantes contre eux ! Je ne comprends pas pourquoi les indiens sont si réticents !

Vu son expérience du matin, Rose savait, en ce qui la concernait. Elle expliqua rapidement à sa demi-sœur à quel point il était dangereux de s'immerger dans la nature si près du sanctuaire, au risque d'en perdre son individualité. Edelweiss grommela un peu, mais finit par accepter de ne rien tenter de ce genre. Elle reconnaissait la supériorité de Rose en ce qui concernait leur nature d'esprit des plantes, et savait qu'elle ne pouvait réussir là où la rouquine avait échoué.

– Bon, plan B ! décréta-t-elle alors. On fait ce que les indiens auraient dû faire depuis le départ : prendre ce sale traître d'Olivier en otage et menacer son cher papa de le livrer aux termites s'il n'abandonne pas son joli projet.

Rose voulut répliquer qu'Olivier n'était pas le véritable coupable dans toute cette terrible histoire, mais la cavalcade effrénée de la licorne la forçait à se concentrer sur leur route au milieu des troncs et des lianes si elle ne voulait pas perdre l'équilibre. Le groupe lancé au triple galop gagnait du terrain sur les bulldozers !

– À l'attaque ! Détruisez tout ce que vous pouvez !

Le cri d'Aguaje lança les hostilités. Plusieurs jeunes indiens parvinrent à se mettre debout sur le dos des licornes du bayou, oscillant au rythme de leur galop. Ils se hissèrent sur les deux bulldozers qui fermaient la marche, armés de machettes et de gourdins, et entreprirent de désamorcer ce qui leur tombait sous la main. Quelle chance de succès pouvaient-ils espérer obtenir équipés de manière si dérisoire ? Rose ne se faisait plus d'illusions. Cette bataille ne se jouait pas à armes égales.

– À notre tour ! lança malgré tout Edelweiss, en voyant se rapprocher le bulldozer de tête, celui à bord duquel se trouvait embarqué Olivier.

Aguaje était déjà parvenu à se hisser sur la carlingue, au prix d'un saut qui avait bien failli lui coûter une jambe. Il s'agrippait à la machine monstrueuse, dans un équilibre précaire, mais paraissait plus déterminé que jamais. Les muscles de son dos saillaient de manière délicieuse sous l'effort. Rose pria pour qu'il s'en tire indemne. Puis elle vit Edelweiss sauter à son tour, et sentit son estomac se nouer. Sa petite sœur était bien plus forte qu'elle ne le serait jamais ; déterminée et courageuse, elle ne reculait devant rien, tenait bon là où d'autres auraient rebroussé chemin.

Rose aurait aimé posséder ce type de bravoure, mais savait qu'il n'en était rien. Elle tremblait comme une feuille à la simple idée de devoir franchir ce gouffre qui la séparait du bulldozer lancé à plein régime. Agrippée à la crinière toute d'algues entremêlées de la licorne, elle gardait les yeux rivés sur sa sœur et sur Aguaje, qui s'entraidaient pour grimper. À eux deux, ils atteindraient Olivier, et sous la contrainte, parviendraient peut-être même à forcer le bulldozer à s'arrêter, à prendre le jeune homme en otage. L'issue d'une telle chasse à l'homme connaîtrait toutefois forcément une fin sanglante. Qui devrait mourir pour que s'arrête cette folie ? Edel, si innocente et volontaire ? Aguaje, courageux et bouillonnant ? Olivier, si gentil, victime de ces forces qui se déchiraient pour posséder son esprit ? Non. Non, Rose tremblait peut-être de peur, mais elle savait, en son for intérieur, que jamais elle n'autoriserait une telle fin à conclure son histoire.

Elle se souvint de la puissance incroyable qui lui avait permis de s'infiltrer dans toutes les plantes entourant le sanctuaire, un peu plus tôt dans la journée. Elle se souvint de Gaïa qui la narguait au loin, sans vraiment l'atteindre toutefois. Et elle réalisa quelle folle fureur l'habitait quand elle songeait à ce qu'il risquait d'advenir de ses amis, de sa famille, de son amour. Soit ; Rose Phorbe-Nascorie avait commis l'erreur de sous-estimer l'esprit de l'Île et de la laisser lui dicter sa loi. Le moment était venu de lui rendre la monnaie de sa pièce et de l'affronter face à face, et non plus à coup de manipulations aussi vicieuses qu'élaborées. Non, rien de plus qu'une bonne vieille guerre menée de front. La jeune femme avait pour elle la fougue de la jeunesse, la puissance et la volonté. Et elle s'en allait défaire son ennemie. Le temps pressait.

La licorne arc-en-ciel dut comprendre quelle nouvelle résolution habitait sa cavalière, car son galop redoubla soudain, martelant la terre avec une fureur inextinguible. Foulée après foulée, au rythme endiablé de sa course, elle conduisait Rose vers son destin, vers cette terrible solution qu'entrevoyait enfin la rouquine, afin de racheter ses fautes et ses erreurs de jugement dans la gestion de la crise, et de lui permettre de sauver ceux qu'elle aimait.

La jeune femme ferma les yeux durant l'intégralité de la course, ayant confiance en son amie cornue, qui saurait la déposer là où elle devait aller. Elle profitait de ces derniers instants de calme, du fait que le chant des oiseaux remplace petit à petit la clameur des moteurs pour se réfugier au fond d'elle-même et réunir toutes ses forces. Elle se souvenait de son expérience si intense lorsqu'elle avait plongé au cœur de la nature, à une centaine de mètres du portique du sanctuaire. Et elle se demandait en cet instant même ce qui arriverait si elle venait à renouveler l'expérience au cœur même du lieu sacré, là où se dressait la figurine de glaise. Vain questionnement, vaines préoccupations. Rose le découvrirait bien assez tôt.

À défaut, elle songea donc à Olivier, manipulé, qui devait souffrir le martyr en ce moment même. Bien sûr, la jeune femme agissait dans l'espoir de sauver son monde, sa famille, ses amis les plus proches. Mais au fond de son cœur, seul demeurait gravé le prénom d'Olivier, et c'était lui qui lui amenait la paix et le courage nécessaires à l'acte suicidaire qu'elle s'apprêtait à entreprendre. Si, par sa disparition, elle pouvait acheter ne serait-ce qu'une once de bonheur pour le jeune homme, elle s'y risquerait sans hésiter tant son amour pour lui était intense, brûlant d'une flamme vive et irradiant dans son corps. Ce brasier d'ardeur et de passion éteint, il ne resterait qu'un bois de Rose brûlé, des cendres amères ; voilà pourquoi la jolie rouquine se sentait prête à tout pour entretenir la flamme. Elle n'était peut-être pas aussi forte qu'Edelweiss, aussi volontaire, mais elle saurait s'élever pour défendre son amour.

La licorne s'arrêta brusquement, manquant de jeter Rose au bas de son dos. La jeune femme rétablit son équilibre de justesse et ouvrit les yeux en sursaut. Le portique brisé du sanctuaire s'étalait sous son regard, amas de cristaux éparpillés. Elle comprit que son amie arc-en-ciel ne s'aventurerait pas plus loin, et que le reste du chemin serait le sien, qu'elle devrait le parcourir seule. Une dernière fois, Rose perdit son visage entre l'amas d'algues douces qui formait la crinière de la licorne, comme un adieu.

– Merci, murmura-t-elle.

Elle sauta au bas de sa monture, prit une profonde inspiration et s'engagea dans le sanctuaire, au cœur du lieu le plus sacré de son Île, pour la deuxième fois consécutive. Elle progressait avec sérénité, ne craignant plus Gaïa désormais ; et pour cause : Rose Phorbe-Nascorie s'enfonçait en un lieu duquel elle n'avait aucun espoir de ressortir. Sa seule aspiration, désormais, consistait à vaincre Gaïa.

Au fil de sa progression, la rumeur lointaine des bulldozers finit par disparaître complètement. Rose se demanda un instant si Edelweiss, Aguaje et leurs compagnons étaient parvenus à interrompre l'avancée destructrice des machines ou si le sanctuaire l'isolait simplement du reste du monde. Consciente qu'aucune réponse ne lui parviendrait, elle accéléra le pas et tâcha de ne plus y songer. Il fallait qu'elle croie à la survie de ses amis, sans quoi sa quête devenait vaine, de même que son sacrifice.

Ainsi détachée de toute préoccupation extérieure, Rose parvint au cœur du sanctuaire, dans cette clairière féérique qu'elle avait tant admirée et appréciée lors de sa première visite. Tout était si semblable à ses souvenirs, si paisible. Les fleurs multicolores peignaient une mosaïque à couper le souffle sur le sol, et un parfum délicieux embaumait l'air. La jeune femme y reconnut des notes de roses sauvages, de ses fleurs, et s'en délecta un instant. Puis elle parvint enfin auprès de la petite source, et par là même, devant la figurine humanoïde de Gaïa, toujours prisonnière de sa gangue de cristal. Immobile et silencieuse, la créature de glaise ne vivait que dans l'éclat vif de ses yeux verts, qui fixaient l'arrivante sans ciller.

– Je suis venue mettre fin à votre folie, lui déclara Rose d'une voix sûre.

Elle avait d'ores et déjà récupéré son épine, dissimulée au sein de la chevalière, et la tenait serrée au creux de sa main droite. Rose semblait éclatante en cet instant-là, acceptant pleinement le geste qu'elle s'apprêtait à entreprendre. Elle repensait à sa sœur, à laquelle elle n'avait pas pu accorder d'adieux convenables, puis l'idée que sa séparation avec Olivier s'avérerait si brutale, sans même l'espoir d'une ultime déclaration, d'un ultime baiser, eut raison de son courage. La rouquine sentit son cœur se comprimer dans sa poitrine, sur le point d'exploser. Il n'existait qu'une seule manière de remédier à cette douleur, de la faire disparaître pour de bon : disparaître avec elle. Rose cessa alors d'hésiter et ramena sa main droite tout contre sa poitrine, l'épine de rose appliquée à même sa peau. Elle vit les yeux incrédules de Gaïa s'écarquiller, et la créature sembla sur le point de s'arracher à sa prison de cristal. Qu'importait ! Rose planta l'épine contre son cœur, transperçant la peau pâle et douce entre ses seins. Ignorant la douleur, elle enjamba le rebord du bassin et s'avança vers la figurine de glaise, qu'elle accueillit de ses bras grands ouverts pour la serrer tout contre son cœur, là où s'enfonçait l'épine et où perlait la sève.

L'effet fut immédiat : Rose se sentit basculer, aspirée hors de son enveloppe corporelle par cette force, cette nature vierge et farouche qu'incarnait Gaïa. Une liposuccion de l'âme, sans retour en arrière possible. Elle crut s'égarer à jamais, et perdre par là même son combat lorsque sa conscience fut déchirée en mille minuscules morceaux, éparpillée aux quatre vents. Elle se sentit mourir, puis renaître. Elle se sentit grandir, puis décroître. Fleurir puis faner. Pousser puis péricliter. Mais à chaque fois, une vie nouvelle émergeait de l'ancienne, et le cycle recommençait, invariablement. Pour vie, une mort ; pour chaque mort, des centaines de vies, des milliers de faisceaux qui s'éparpillaient dans un joyeux chaos et propageaient un seul et unique message d'espoir. La nature renaissait toujours.

« Non ! hurla Gaïa à l'intérieur de ses pensées. Je veux mourir ! Va-t'en, enfant ! »

Les cris semblaient hystériques, inhumains. C'était le hurlement d'agonie du vieux tronc que l'on abat, la plainte lancinante du lierre que l'on arrache ou de la branche taillée. La conscience de l'Île se débattait sous l'assaut de cette conscience étrangère que représentait Rose. Cette dernière réalisa alors quelle tâche lui revenait. Sereine, elle tâcha de saisir la présence universelle de Gaïa, de l'envelopper d'un rideau de soie et de calmer le tumulte de sa colère.

« Va-t'en ! Va-t'en ! » tempêtait l'esprit.

« C'est à vous de partir, Mère Nature, murmura-t-elle. Moi, je reste. »

Et soudain, tout s'apaisa. Le calme se fit autour de Rose, puis l'investit peu à peu. La voix de Gaïa se tut tandis que son esprit se mêlait à celui de la jeune femme dans une ultime danse, lui soufflant ses derniers secrets et lui abandonnant son héritage. L'esprit de l'Île se retira, s'endormit. Rose demeura.

Elle reprit conscience partout à la fois ; elle ouvrit les yeux sur mille paysages, sur des millions de plans. Parmi eux, l'un brillait de la lueur chaude de l'amour, l'attirant comme un papillon sur une flamme trop vive. Olivier. Rose plongea pour le retrouver, s'immisçant dans les pensées du jeune homme comme Gaïa avant elle. Elle le découvrit esprit des plantes, comme elle l'avait deviné, et voulu élever la voix pour attirer son attention. Mais tout n'était que rêve, illusion. Rose ne possédait plus d'enveloppe corporelle en laquelle s'incarner, éparpillée aux quatre points cardinaux par sa nouvelle nature d'esprit de l'Île. Elle incarnait la terra mater à présent, et quand bien même tenait-elle Olivier entre ses mains, elle s'avérait incapable de saisir entièrement ce qu'elle aimait en lui. Sa personnalité, sa spontanéité, son irrésistible sourire : sa présence dans l'esprit du jeune homme annihilait tout cela. Elle ne pouvait lui parler, le toucher. La seule manière de le faire redevenir lui-même... La seule manière...

Terra mater, comment le destin osait-il jouer des tours aussi cruels ? Si Rose voulait qu'Olivier redevienne l'homme qu'elle aimait, son âme sœur, son amour, elle n'avait d'autre choix que de le libérer de l'emprise psychique de l'Île. Une telle manœuvre, toutefois, engendrerait une funeste conséquence : les deux amants se verraient éloignés à jamais. Pas même un adieu ou un ultime baiser. Une simple séparation, aussi nette que celle qui sépare les morts des vivants : Rose serait Gaïa, et Olivier serait libre. La fin de leur histoire.

La rouquine se sentit vaciller sous le choc, mais son amour pour Olivier la maintint en éveil. Elle devait le libérer et lui offrir la merveilleuse existence qu'elle-même ne serait pas en mesure de vivre avec lui. Et plus important encore, elle devait le réveiller de sa torpeur, afin qu'il puisse enfin jouer son rôle et stopper la destruction programmée du sanctuaire.

« Je t'aime, mon amour, lui murmura-t-elle avant de s'éclipser pour de bon. Arrête ce massacre. Et vis ! Vis pour nous deux ! »

Incapable de supporter la situation plus longtemps, elle libéra brusquement le jeune homme de l'emprise instaurée par Gaïa. Ce faisant, Rose se sentit disparaître dans une profonde inconscience. L'esprit de l'Île apaisé, il se rendormait ; et son hôtesse avec lui. Elle savait que tout irait bien désormais. Elle savait que son monde serait sauf, même si elle ne devait plus le fouler qu'en pensées. Rose ferma les yeux, ses ultimes pensées voguant vers Olivier comme une nuée de tendres baisers.

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