XIX. Damoiselle Rose, en un si sacré sanctuaire emmenée
L'aube pointa à travers les branchages, déversant ses rais d'or et d'argent dans l'obscurité de la petite hutte, pour venir caresser les visages détendus, rappeler les dormeurs de ces routes qu'ils avaient empruntées la nuit durant, au pays des songes. La première à s'éveiller fut Rose, mais elle demeura alanguie dans son lit de toile, prenant un peu de temps pour se tirer véritablement de sa torpeur et réunir l'énergie nécessaire à une journée qui promettait d'être riche en événements et rebondissements aussi divers que variés. Edelweiss la suivit de près ; elle n'adoptait cependant pas du tout la même philosophie quant à la manière dont devait se dérouler une matinée réussie, et sauta donc aussitôt de son hamac pour s'étirer dans tous les sens en réprimant quelques derniers bâillements – lesquels se transformèrent rapidement en pépiements joyeux, tandis qu'elle allait secouer tous ses aînés pour les forcer à se lever rapidement.
– Allez allez ! s'exclama-t-elle. On se lève, on se prépare ! Il faut qu'on liquide cette histoire de plan diabolique de Gaïa pour précipiter la fin du monde ou je ne sais quoi. Aguaje a promis qu'il m'apprendrait à chasser l'ornithorynque si on ne terminait pas trop tard ! Chardon ! Rose ! Debout, bande de feignasses !
Les feignasses en question finirent par obéir, préférant éviter de voir leurs tympans percés par des cris stridents, ce qui s'avérait plus pénible encore que de quitter leurs confortables hamacs. Olivier et Valerian semblèrent peiner un peu moins, même si ce dernier affichait une mine plus que morose, et ne daignait même pas croiser le regard de Chardon. Rose se mordit la lèvre inférieure, soucieuse. Avait-elle précipité leurs dissensions, plutôt que de les rapprocher ? Elle se jura de faire appel à Edelweiss la prochaine fois que l'idée lui venait de manipuler qui que ce soit.
À peine sortis de leur abri de branchages et de lianes entremêlés, les jeunes gens réalisèrent que leurs amis indiens ne les avaient guère lâchés de l'œil durant la nuit écoulée, voire l'intégralité de leur séjour. Deux jeunes gens à l'œil vif et à la peau sombre se tenaient devant l'entrée de la hutte, jouant aux dés d'un air innocent mais ne manquant malgré tout pas une miette des agissements de leurs hôtes. Aguaje lui-même ne tarda guère à faire son apparition, aussi énergique que de coutume – et aussi peu vêtu, également, pour le bonheur des yeux honteux de la gent féminine, sous les regards desquelles se dévoilaient ses abdominaux parfaitement dessinés.
– Ah, vous êtes réveillés ! feignit-il de s'étonner – comme si sa présence sur les lieux n'avait absolument rien à voir avec le fait que quelque espion à sa solde vienne tout juste de le prévenir que leurs invités s'apprêtaient à devenir plus actifs.
Il adressa un salut enjoué à Edelweiss, un sourire charmeur à Rose, puis recouvra un semblant de sérieux pour annoncer à ses jeunes compagnons que sa mère, Inga, souhaitait s'entretenir avec eux au plus vite.
– Oh, et le petit-déjeuner ? protesta furieusement Edelweiss, dont l'estomac criait famine. Tu m'as promis qu'on allait goûter de la queue d'ornithorynque à la confiture aujourd'hui !
– Je t'ai surtout dit que c'était dégueulasse, grimaça Aguaje en levant les yeux au ciel, tandis que ses amis indiens observaient l'interaction avec un intérêt amusé.
– J'aime pouvoir me faire un avis personnel sur la question ! insista encore la blondinette.
Aguaje finit par céder et promit que le mets en question – et d'autres, plus mangeables – les attendaient dans la hutte infundibuliforme de la maîtresse du village, avant d'entraîner la petite troupe à sa suite. Rose profita du chemin pour faire les gros yeux à sa sœur cadette, lui reprochant son manque de politesse vis-à-vis de leurs hôtes.
– Sérieusement, tu ne crois pas que la situation est trop grave pour te laisser aller à ce genre de petites crises existentielles ? pesta-t-elle.
Edel haussa les épaules et répondit par une autre question, comme à chaque fois qu'elle souhaitait éluder les réprimandes de ses aînés.
– Cha et Val se comportent bizarrement, tu ne trouves pas ? grommela-t-elle sur un ton de conspiratrice, son visage soupçonneux indiquant déjà qu'elle enquêterait dès que l'occasion lui en serait donnée.
– Possible, reconnut Rose, volontairement lacunaire. Enfin bon, ils ne se parlent pas, comme d'habitude ; on ne peut pas dire que ce genre de comportement soit foncièrement nouveau de leur part.
Edelweiss secoua la tête de droite à gauche, guère convaincue par l'argumentation de sa sœur, qui n'escomptait nullement lui révéler les manœuvres potentiellement catastrophiques qu'elle s'était amusée à mettre en place la veille au soir. La rouquine tâcha de reporter son attention sur Olivier histoire de se changer les idées, et découvrit que le jeune homme portait sur son visage une mine sérieuse, en opposition totale avec sa gaieté des jours passés. À quoi pensait-il ? Rose se sentit coupable en réalisant qu'elle aurait été bien incapable de le deviner ; elle ne le connaissait pas si bien que ça, finalement, et cela la torturait étrangement, comme une minuscule aiguille taquinant sa conscience. Terra mater, les choses s'étaient tant accélérées ces derniers jours qu'il ne demeurait plus une seconde pour simplement s'arrêter et prendre la peine de comprendre les détails de son existence. Les problèmes semblaient s'empiler comme des couches d'humus sur le parterre de la forêt vierge, année après année.
– De la gêne ! s'exclama soudain Edelweiss, sur un ton triomphal qui fit sursauter tous ses camarades et lui attira plus d'un regard interrogateur.
Elle baissa à nouveau la voix et s'approcha de Rose, pour murmurer près de son oreille, visiblement excitée comme une puce :
– C'est ce qui a changé entre Val et Cha, Rose ! Une grosse louche de fierté mal placée, une dose d'attirance réprimée, un soupçon de capacité à s'emmerder mutuellement : ces ingrédients-là ont toujours fait partie de la recette. Mais depuis ce matin, il y a également une petite touche de gêne – infime, vraiment, car remarquablement absorbée par la fierté mal placée, mais présente néanmoins. Ah, ça me fait du bien d'avoir mis le doigt dessus, tu ne t'imagines même pas ! Je me demande ce qui a bien pu se passer... Sur quoi tu paries ? Moi j'aurais tendance à penser que...
Elle n'eut pas le temps de poursuivre son monologue et de dévoiler des hypothèses sans doute aussi foireuses qu'imaginatives, car ils parvinrent enfin au cœur du village, là où se dressait le repaire végétal d'Inga. Aguaje les y fit entrer les uns après les autres, solennel, et garda même Edelweiss pour la fin histoire de pouvoir la fusiller du regard un peu plus longtemps – la guerre d'ego entre ces deux-là n'était visiblement pas prête de s'achever.
De jour, des milliers de rayons de soleil perçaient le toit de branches entremêlées, partageant l'obscurité ambiante en autant de rayons dorés et mettant en valeur les volutes et arabesques qui s'échappaient des bols d'encens fumants que les indiens disposaient çà et là dans leurs demeures. L'addition de ces divers éléments contribuait à donner à la pièce une aura mystique au moins aussi puissante que celle qui avait frappé Rose la veille, lors de son arrivée avec le crépuscule. Une fois de plus, elle se trouva réduite au silence, impressionnée par le mysticisme du lieu. Inga se tenait au centre de son royaume de clair et d'obscur, immobile et sans âge. Ses yeux verts semblaient luire à travers les ténèbres, la transformant en prêtresse étrange d'un culte millénaire – celui qui reliait les hommes et les plantes depuis le début des temps.
Aux côtés de Rose, les autres jeunes gens ne s'avéraient pas plus bavards, pressentant tous qu'ils s'apprêtaient à vivre quelque chose d'important, à poser les yeux sur un lieu hors du commun – ce fameux sanctuaire évoqué par Inga la veille, et dont dépendait visiblement la survie de leur Île bien-aimée. Une impatience sourde lui tenaillait les entrailles, mêlée d'appréhension. Plus que tout, la jeune femme pressentait que cette aventure lui permettrait d'en apprendre plus sur elle-même, sur sa mystérieuse nature hybride.
D'un geste ample et gracieux, Inga fit signe à ses hôtes de prendre place autour d'elle. Les jeunes gens imitèrent tant bien que mal la posture d'Aguaje, assis en tailleur à même le sol, les yeux mi-clos et le souffle lent. Valerian et Olivier, dont la souplesse laissait visiblement à désirer, eurent cependant toutes les peines du monde à maintenir la position, et cela leur valut quelques éclats de rire moqueurs de la part de leurs compagnes féminines, largement plus à l'aise.
– Silence ! leur enjoignit soudain Inga, avec une violence étrange dans la voix. Vous devez vous purifier avant de pénétrer au sein du sanctuaire, et vu que le temps nous manque, seule une méditation profonde et sérieuse peut vous le permettre. Alors méditez. À midi, nous nous mettrons en route, et les impurs resteront sur place !
– Mais... Et le petit-déjeuner ? osa s'enquérir Edelweiss, que la promesse de nourriture d'Aguaje alléchait toujours.
Inga la fusilla du regard.
– Il vous faut jeûner, évidemment, grommela-t-elle. Comment l'esprit pourrait-il se libérer des affres du monde physique si un estomac plein draine toute son énergie ?
Elle secoua la tête en signe d'exaspération, avant de se replonger dans un silence immobile, que ne brisait même pas sa lente respiration – mais respirait-elle seulement ? Aux côtés de Rose, Aguaje s'étira discrètement, et la rouquine crut deviner un sourire moqueur sur son visage impassible. Soit, il venait de prendre sa revanche sur Edelweiss ; mais il ignorait à quelles dangereuses représailles ce petit coup tordu allait sans aucun doute l'exposer. Rose pouvait presque voir des flammes nimber la silhouette rigide de sa cadette, et ce sans grand effort d'imagination. Ô oui, le moment venu, Aguaje comprendrait le sens du mot souffrance.
Les heures s'écoulèrent lentement au début. Rose ne parvenait pas à éteindre le flux de ses pensées, et celles-ci semblaient tourbillonner dans son crâne comme les volutes d'encens autour de sa frêle silhouette. La position devenait de plus en plus inconfortable, elle avait mal aux dos, mal aux cuisses, mal aux fesses, et puis il faisait chaud, si chaud ! Des mèches rousses collaient sur son front ; elle pouvait sentir des perles de sueur apparaître sur sa nuque moite. Chaque bruissement constituait une distraction, chaque geste parasite esquissé par Chardon ou Edelweiss, devant elle, chaque soupir poussé par Valerian, chaque inspiration douloureuse traversant le corps raide d'Olivier. Seuls Aguaje et Inga semblaient à l'aise dans la moiteur de la hutte, respirant de grandes goulées d'air enfumé sans paraître gêné le moins du monde.
Mais lentement, graduellement, la méditation finit par porter ses fruits. Les pensées de Rose cessèrent de vagabonder autour d'elle pour ne plus former qu'un flux uni et tranquille, comme une calme rivière aux rives incertaines. Elle perdit conscience de son environnement, se replia sur elle-même, plongea aux racines de son être. Là, elle ne trouva que calme et sérénité, une sorte de confiance aveugle dans le fait que tout finirait forcément par s'arranger, malgré les tourments et les écorchures. Tout irait bien ; les plantes survivaient toujours. Après la terreur et les cataclysmes, lorsque la terre se ravageait elle-même et démembrait sa propre structure, la nature finissait forcément par reprendre leurs droits. Cela prenait du temps parfois, certes, mais de petites racines tenaces pouvaient s'agripper à la caillasse et croître à nouveau.
En cela, l'amour serait un combustible des plus puissants, réalisa Rose, retirée dans sa méditation. Oui, l'amour qu'elle portait aux siens, celui qu'elle vouait à sa famille et plus important encore, ces sentiments débridés qui la poussaient à tout adorer d'Olivier, tout cela lui permettrait de se reconstruire et de grandir à nouveau, si jamais il devait lui arriver du mal.
– Cela suffit. Vous êtes prêts.
La voix grave d'Inga tira Rose de sa sérénité, exerçant sur elle les mêmes sensations que si on l'avait soudain extirpée d'un bassin d'eau gelée dans lequel elle se serait si tranquillement endormie, pour la ramener à l'air libre, là où les poumons brûlaient et où le liquide ingurgité l'étouffait à moitié. Elle se sentit vaciller et pria pour ne pas s'évanouir – encore. Une main amicale se posa cependant sur son épaule pour la maintenir droite, puis la relever, tout doucement. Rose ne put s'empêcher d'offrir un sourire bienheureux à son sauveur. Puis elle réalisa qu'il s'agissait d'Aguaje. Et qu'Olivier les fixait tous deux avec un drôle d'air, comme s'il s'attendait à la voir rompre le contact – contact qui s'éternisait.
Rose finit par se dégager, non sans un merci poli. Un regard porté à la ronde lui apprit que ses camarades ne se trouvaient guère plus vivaces qu'elle-même. Valerian tenait sur ses jambes, mais son regard était hagard, à moitié endormi – ce qui avait sans doute constitué son occupation durant ces heures de soi-disant méditation, songea Rose, qui n'entretenait guère d'illusions sur les capacités spirituelles du jeune homme. Chardon et Edel se soutenaient mutuellement et dissertaient sur ce qu'elles comptaient manger dès à présent – dussent-elles pour ce faire piétiner le défunt corps d'Inga. Olivier et Aguaje, eux, se toisaient à la dérobée. Rose n'aurait su interpréter leurs regards, mais ils étaient suffisamment intenses pour l'inquiéter. Elle décida de mettre fin aux hostilités en s'éloignant brusquement, pour rejoindre leur hôte et maîtresse de cérémonie.
– Vous vous êtes montrée remarquablement assidue, Rose, la félicita Inga à voix basse. Bien plus que certains de vos camarades. Je perçois une force de caractère insoupçonnée en vous, une puissance que vous ignorez vous même. Montrez-vous prudente : un esprit fort implique souvent de lourdes responsabilités. Et les ennuis qui vont avec.
Elle esquissa un sourire amical malgré la noirceur de ses prédictions, avant de faire signe au petit groupe de la suivre hors de la hutte.
Le soleil aveugla aussitôt les pauvres yeux de Rose, si habitués à la pénombre, et elle sentit de cruelles larmes lui brûler les yeux. Les paupières plissées, elle progressa à tâtons un moment, aidée par Valerian et Olivier, qui la menaient chacun par une main en maintenant leurs yeux mi-clos, histoire d'y voir quelque chose. Heureusement, la douce fraîcheur de la forêt vierge les enveloppa bientôt à nouveau, permettant à chacun d'y voir assez loin pour poser un pied devant l'autre sans rentrer dans un palmier. Et petit à petit, les couleurs revinrent, dévoilant cette même végétation luxuriante dans laquelle le petit groupe avait progressé les jours précédents. À cela près que tout semblait plus vif, plus vivant, plus magique, comme si le sanctuaire tout proche irradiait de sa puissance jusque sur les plantes alentour.
Les garçons cheminaient en tête, juste derrière leurs guides indiens ; les filles, toutefois, ne disposaient pas de leurs longues jambes et demeuraient un peu à la traîne. Ce qui convenait parfaitement à Edelweiss, à vrai dire, car cela lui donna l'occasion de faire subir à Chardon un interrogatoire en bonne et due forme, mené avec une subtilité pour le moins inexistante, comme le prouva sa très directe entrée en matière :
– Alors, vous avez couché ensemble ?
– Pardon ?
Les beaux yeux en amande de Chardon s'écarquillèrent un peu sous le coup de la surprise – mais pas trop non plus, parce que, les années aidant, la jeune femme avait appris à connaître et à craindre les étranges lubies qui pouvaient s'emparer de sa jeune cousine.
– Val et toi. Il s'est passé un truc hier soir. Du genre vaguement gênant et impliquant pas mal de contacts, je dirais. Mais comme vous avez déjà l'habitude de vous frapper mutuellement, il ne peut pas s'agir d'une bête dispute. D'où ma conclusion : vous vous êtes sautés dessus, et aujourd'hui, vous n'assumez pas. Correct ?
Légèrement suffoquée, Chardon leva des yeux accusateurs vers Rose, qui ne put que secouer la tête de droite à gauche en signe de dénégation farouche et catégorique de quoi-que-ce-soit-que-l'on-puisse-bien-trouver-à-lui-reprocher.
– Correct, conclut Edelweiss, qui prenait ce long silence pour un oui des plus criants.
– Mais... protesta enfin la brunette. Non, bien sûr que non ! Pas correct du tout !
Elle adopta une moue des plus charmantes – quoique légèrement trop enfantine pour une jeune femme de vingt ans – puis soupira, leva les yeux au ciel, soupira encore, se mordilla les lèvres, et finalement avoua.
– Moui bon d'accord, peut-être qu'il y a un peu de ça. Mais un tout petit peu, vraiment ! Trois fois rien. Pas du tout les aventures scabreuses que vos petits esprits lubriques sont en train d'imaginer.
Rose se sentit légèrement insultée d'être placée avec Edelweiss dans la case petit esprit lubrique, mais la mémoire lui revint soudain, sous la forme du souvenir d'une certaine nuit passée sous certaines étoiles au milieu d'une certaine forêt en compagnie d'un certain jeune homme des plus charmants – et de licornes. La bonne foi lui interdit ainsi de protester avec trop de véhémence. Elle se contenta donc de faire semblant d'être choquée, mais sans trop forcer le trait non plus.
– Tes explications manquent un peu de clarté, ironisa Edel tandis que Chardon, de plus en plus rouge, s'emmêlait toujours dans ses justifications.
Rose décida de venir à sa rescousse, tâchant de se convaincre qu'elle intervenait pour tirer sa cousine préférée d'un mauvais pas gênant et pas du tout parce qu'elle souhaitait satisfaire sa propre curiosité malsaine.
– Et si tu nous expliquais plutôt ce qu'il s'est passé ? demanda-t-elle doucement. Commence par le moment où tu as quitté la hutte, et le reste... devrait venir tout seul, n'est-ce pas ?
Chardon fit la moue, sans doute peu convaincue, mais elle s'exécuta néanmoins, pressée par l'insistance de ses deux cousines. Son récit se fit cependant des plus factuels, et elle ne s'étala pas un instant en détail scabreux tels que les auraient aimés Rose et Edelweiss.
– Eh bien, j'ai quitté la hutte pour tenter de retrouver Val, histoire d'éviter qu'il ne se suicide par alligators interposés ou tout autre idée scabreuse du même genre – à la Edel quoi. Je l'ai retrouvé un peu à l'écart du village, seul, et... il avait vraiment l'air déprimé. Or, moi, quand je vois des gens déprimés – même quand il s'agit de cet imbécile de Val – et bien c'est plus fort que moi : je les prends dans mes bras.
Elle marqua une pause afin de scruter avec attention les visages de ses interlocutrices, y recherchant sans doute une trace de moquerie. Les deux sœurs s'empressèrent de dissimuler toute ironie, conscientes que la conversation s'arrêterait là si Chardon décelait la moindre preuve que l'on se moquait d'elle – or, le là en question incarnait le moment où le récit commençait justement à devenir croustillant.
– Donc, je l'ai enlacé, soupira-t-elle. Mais pour ma défense, il avait l'air vraiment vraiment très déprimé, hein ! Et là... Là...
Chardon ne put s'empêcher de lever encore une fois les yeux au ciel, visiblement exaspérée. Rose échangea un regard inquiet avec Edel. Il devait vraiment s'agir de quelque chose de grave pour que leur cousine se trouve dans un tel état d'agitation. Quelle bourde avait bien pu commettre Valerian ? Il n'aurait quand même pas été assez bête pour répondre au geste par des insultes ? Rose suggéra gentiment la chose, mais Chardon nia d'un signe de tête.
– Pire ! s'exclama-t-elle. Il m'a rendu mon étreinte ! Non mais sérieusement, vous vous rendez compte ?
Elle paraissait au bord de la syncope, comme si elle décrivait l'acte le plus irrévérencieux qu'elle ait jamais eu à supporter.
– Terra mater ! se força à s'indigner Edelweiss, jouant le jeu. Il n'a quand même pas osé ? Quel mufle, quel malotru !
– Absolument ! renchérit Chardon, sous le regard ébahi de Rose, qui demeurait muette de peur de commettre une bourde. Alors forcément... Je veux dire, j'ai fait la seule chose vaguement logique qu'il restait à faire... Enfin...
Rose serra les dents. La suite promettait d'être cruelle. Pas étonnant que Valerian semble tirer la tête depuis lors.
– Je l'ai embrassé.
La révélation ne pouvait être plus inattendue, mais Rose l'encaissa calmement – c'est à dire en refoulant très profondément l'envie de courir partout en hurlant qui venait de la saisir.
– Ah ben ouais, maugréa Edel, qui commençait elle-même à être perdue. Logique. Ne me dis pas qu'il t'a rendu ton baiser par contre, sinon je vais être obligée d'aller vomir.
Chardon hocha la tête avec véhémence, choquée.
– Bien sûr que non, quelle idée ! Ç'aurait été le comble du mauvais goût. Non, à ce moment-là, il est enfin redevenu lui-même et s'est mis à m'insulter. Et notre relation est redevenue comme avant. Encore heureux, hein !
– Encore heureux... répéta Rose dans un souffle, un peu sonnée.
Edel, elle, mima la pendaison, mais fut suffisamment habile pour ne pas se faire prendre par Chardon. D'un hochement de tête commun, les deux sœurs en conclurent de ne plus se mêler des histoires de cœur de leur cousine ; trop complexes.
Leur marche finit enfin par les mener à l'entrée du sanctuaire, marquée par d'immenses cristaux de roche d'un vert surnaturels, desquels émanait une lueur opalescente. De l'autre côté... un rideau de végétation tel que Rose ne pouvait appréhender ce qui les attendrait une fois le portique naturel franchi. Le sanctuaire, cœur de l'Île et refuge de l'âme de Gaïa, s'offrait enfin à eux. Et avec lui, des réponses, peut-être.
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