Chapitre 2

Six ans plus tôt.

— Bonjour, Aline !

La jeune fille leva la tête, qu'elle avait quasiment plongée dans un pot de fleurs. Elle venait de leur demander très poliment de recolorer leurs pétales dans une nuance plus riche que celle qu'ils arboraient actuellement. Les pivoines avaient cédé, en contrepartie d'un peu de son propre flux.

Comme tous les matins depuis qu'elle savait marcher, Aline s'occupait de la présentation dans la boutique. Elle adorait arranger les fleurs et les compositions, susurrer des encouragements aux plants qui piquaient du nez, féliciter ceux qui s'épanouissaient. Elle avait commencé sa maîtrise de Botanique un an plus tôt, mais trouvait toujours du temps pour accueillir les clients avant de rejoindre Maîtresse Renika. Heureusement, d'ailleurs, car Émilie se faisait de plus en plus absente. Aline, du haut de ses dix-neuf ans, avait parfois bien du mal à répondre à la demande. Son père était dans l'arrière-boutique, la serre, la plupart du temps, à produire les plants qui faisaient leur notoriété. Maïline était tout juste mariée, elle avait son propre commerce à tenir. Son mari, un botaniste respectable, avait trop peu de flux pour produire lui-même sa marchandise, mais avait fait fortune en rachetant le surplus des autres, et en le revendant à bon prix au plus grand nombre.

Pour l'heure, Aline était seule et elle accueillit avec grand plaisir monsieur Wintaker, l'herboriste réputé du quartier. Les Elys lui vendaient régulièrement des essences rares, dont il se servait pour créer des tisanes et infusions, qu'il vendait rubis sur l'ongle. Aline l'aimait bien. Il était toujours aimable, ils conversaient de tout et de rien pendant qu'elle préparait ses commandes et il repartait, guilleret, concocter ses potions dans sa boutique, à une rue de là.

Cette fois-ci, cependant, il ne vint pas seul. Un homme de haute stature, portant l'élégant uniforme des aspirants Aéronautes, l'accompagnait. Aline se redressa instinctivement. Elle ne se souvenait pas avoir déjà rencontré une personne à qui l'habit seyait aussi bien. Il n'y avait pas que son corps musclé et proportionné qui attirait les regards. Son visage ciselé, ses yeux rieurs, d'un joli bleu tirant sur le violet et sa peau mate ne pouvaient que forcer l'admiration. Aline, réservée et timide, se sentit rougir jusqu'à la racine des cheveux. Son trouble s'accentua quand le nouveau venu lui adressa un sourire aussi éblouissant que le reste de son anatomie. La jeune femme n'était pas du genre à minauder et tenir compte de sa propre apparence, mais elle regretta étrangement de ne pas s'être apprêtée avec plus de sérieux, ce matin-là. Elle portait son chapeau de paille et son uniforme d'aspirante Botaniste, une jolie jupe verte, lui arrivant aux genoux, sur un chemisier orange, qui mettaient en valeur ses cheveux roux et ses yeux vairons. Malheureusement, elle n'avait pas pris la peine de se coiffer et, comble du malheur, elle était certaine d'être en train de transpirer à grosses gouttes.

— Bonjour, monsieur Wintaker ! balbutia-t-elle en s'essuyant nerveusement les mains sur un torchon sale. Que puis-je pour vous, aujourd'hui ?

— Oh, j'ai juste besoin d'un bouquet de sarriette. Je venais surtout pour vous présenter mon petit frère, aspirant Faôlan Wintaker. Il est sur sa dernière année de maîtrise aéronautique. Son projet de fin d'études l'a amené dans notre belle capitale et il logera chez moi pour les deux prochains mois.

Le fameux Faôlan s'inclina respectueusement. Il y avait comme une étincelle de malice dans ses prunelles, ce qui rendit Aline plus écarlate encore.

— Enchanté, aspirante Elys. James m'a beaucoup parlé de votre talent et j'avais hâte de vous rencontrer.

— Je suis honorée, aspirant Wintaker, couina-t-elle d'une voix éraillée. Je crois malheureusement que votre frère s'est montré trop aimable. Je ne suis qu'une première année et j'ai encore beaucoup à apprendre.

Faôlan lui sourit, amusé.

— C'est le cas de toutes les premières années. Je vous rassure, je me souviens de la mienne avec une honte et une gêne palpables. Je paris que vous vous débrouillez déjà mieux que moi.

Aline, ne sachant que répondre à ce compliment, se contenta de hocher la tête dans une moue aussi embarrassée que ravie. Elle se tourna vers monsieur Wintaker, qui suivait l'échange avec sa bonhomie habituelle.

— Je n'ai pas de sarriette de prêt, mais je peux vous en faire pousser un bouquet de ce pas, si cela est urgent.

— J'en ai malheureusement besoin pour aujourd'hui. Je paierai un supplément pour la dépense de flux occasionnée.

Aline accepta et se rendit dans la serre, là où toutes les précieuses semences étaient stockées, au frais, dans le noir et au sec. Elle trouva immédiatement le sachet hermétique qu'elle cherchait, fit tomber une dizaine de petites graines dans le creux de sa main puis le replaça sur l'étagère. Seuls les Maîtres Botanistes avaient le droit de créer les plantes à partir de rien, en ne se servant que de leur flux et des matières brutes qui les entouraient. En tant qu'aspirante, Aline avait un peu plus de liberté que ses sœurs ou son père. Ces derniers ne pouvaient qu'altérer des plantes déjà existantes, ou faire pousser plus rapidement les semences grâce à leur flux. Ils avaient l'interdiction formelle de produire une nouvelle essence. Aline en avait le droit, elle, du moment que l'essence en question était stérile. Elle pourrait créer et breveter de nouvelles plantes une fois qu'elle obtiendrait sa maîtrise, mais pas avant.

Pour l'heure, faire pousser en accéléré des graines de sarriettes suffirait amplement.

Elle revint dans la boutique alors que les frères Wintaker conversaient à voix basse.

Elle leur laissa un peu d'espace, déposa une à une les graines dans un terreau à semis, soigneusement conçu par un Maître Telluriste renommé puis invita les petites graines à germer avec beaucoup d'amour et un filet de flux. Elles ne se firent pas prier. Aline n'avait jamais éprouvé de grandes difficultés à se faire obéir des plantes. Quelques secondes plus tard, elle avait en main un bouquet tout frais du condiment. Elle leva la tête vers les deux hommes et réalisa qu'ils l'observaient attentivement.

— C'était rapide ! s'exclama monsieur Wintaker.

La jeune femme, plus détendue qu'auparavant, rit de bon cœur.

— Ce n'est pas grand-chose, je vous assure, même pour un botaniste amateur.

James s'esclaffa.

— Cela, je ne saurais vous le dire. Mon flux est quasiment inexistant, je n'ai jamais pu maîtriser la botanique, le tellurisme ou toute autre Affinité. Le petit génie de la famille, c'est Faôlan. Il a une maîtrise impressionnante de l'aéronautique et touche même un peu à la botanique.

L'intéressé avait perdu de sa superbe. Il paraissait véritablement gêné par les éloges de son frère. Aline sentit sa curiosité piquée à vif.

— Vous avez donc des notions de botanique ? le questionna-t-elle avec entrain.

— Oui, mais je ne voudrais pas exciter votre intérêt. Je suis très gauche, dans ce domaine. Ce que vous venez d'accomplir en une dizaine de secondes m'aurait pris plusieurs minutes d'intense concentration.

Aline secoua la tête.

— Vous êtes trop modeste ! Vous possédez deux Affinités. C'est plutôt rare.

— Aline ! retentit la voix de son père dans la serre. J'ai besoin de toi !

La jeune femme sursauta. Elle en avait oublié jusqu'à la présence de son père, en train d'altérer la couleur des pétales de ses rosiers préférés. En tant que botaniste sans maîtrise, il n'avait pas le droit de créer une nouvelle variété. Il se contentait donc de modifier la couleur des fleurs pour une saison. Émilie et lui étaient passionnés par ces plantes et ils n'avaient de cesse d'en modifier la forme et la couleur, pour produire d'éphémères, mais sublimes spécimens.

Monsieur Elys avait probablement besoin d'aide avec une nuance récalcitrante. Sa dernière lubie était de rendre les fleurs phosphorescentes.

— Je dois vous laisser, messieurs, déclara Aline à contrecœur.

— Bien sûr, bien sûr ma chère ! s'exclama monsieur Wintaker. Vous mettrez la germination de ces plants de sarriette sur mon compte ?

— Comptez sur moi !

L'herboriste se saisit du pot et, dans un hochement de tête respectueux, tourna les talons. Aline offrit un sourire d'adieu à son frère qui, à son grand plaisir, le lui rendit.

— À bientôt, j'espère, aspirante Elys.

La demoiselle ne put s'empêcher de rougir de plus belle.

— À bientôt, aspirant Wintaker.

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