Chapitre 19, ou la légende de demoiselle Lune
Martha. La femme qui se tient devant moi n'est autre que l'infirmière plutôt sympathique qui s'était occupée de moi à mon réveil. J'espère de tout cur qu'elle n'a rien a voir avec l'expérience, de près ou de loin, je le vivrais très mal.
La vieille femme se fend d'un sourire, qui me semble un tant soit peu sincère, et je me détend un peu. Un peu seulement, je vous rappelle que je suis censée lui confier le corps de Marius à l'article de la mort.
-Je ne veux même pas savoir ce que tu fais ici. Soigne-le juste, qu'on puisse aller dormir.
-J'ai des consignes. Je t'expliquerai plus tard, on va se revoir.
-Merde.
Elle me lance un regard sombre avant de s'occuper de Marius, qui n'a pas lâché ma main. Je lui chuchote à l'oreille, le rassure : il tremble toujours.
-On va te soigner, je suis là et je ne bouge pas, petit crapaud. Tu te souviens, tu dois nous montrer tout ton courage, maintenant. L'épreuve est finie, pardonne moi pour tout le mal qu'ils t'ont fait par ma faute ...
Il n'est pas en état de me répondre, toujours blême, mais son regard se fait plus dur. Je passe mes mains froides sur son front moite.
-Fais vite !
Je presse Martha, occupée à préparer les plaquette reconstituantes. Je suis inquiète pour Marius, très inquiète. Il a une plaie au torse, qui serpente du haut de son épaule gauche jusqu'à son nombril. Je déchire son t-shirt avec les ciseaux que Martha me donne. Sur son pectoral droit, deux creux de peau violets se sont formés. Sans doute les marques de taser. J'effleure la marque de mes doigts, il frissonne.
Je remonte mon regard. Différents hématomes et coupures sillonnent la peau diaphane de son cou, mais ces blessures là ont l'air plus superficielles.
Je m'attaque maintenant à ses jambes, déchire son pantalon et retient un hoquet de stupeur. Ils se sont visiblement concentrés sur cet endroit là. On discerne quand même en dessous de la croûte écarlate désormais presque sèche diverses marques blanches et roses, qui semblent avoir lacéré ses jambes de haut en bas, de droite à gauche. Je lève mon t-shirt. Les marques de Marius ressemblent de près aux miennes, celles qui sont sur mon ventre. On a peut être vécu la même chose ? Une possibilité que je n'avais même pas envisagée me traverse l'esprit. Se connaissait-on avant ? Je veux dire, avant leur lavage de mémoire ?
Le corps du jeune homme tressaute, me sortant de mes élucubrations sans doute un peu tordues.
Un crépitement se fait entendre. Martha vient d'appliquer la première plaquette sur la plaie la plus impressionnante, à l'abdomen. Je n'en avais jamais vue avant, je pensais même que ce n'était qu'une légende. En réalité, cette impressionnante technologie est sans doute réservée aux militaires.
Je crois me souvenir vaguement que le Numéro Un a consacré le budget national à la recherche scientifique, et plus récemment au génie militaire. Je ne suis pas censée savoir ça, mais je ne m'en rend pas compte.
Marius se tord de douleur et contrôle ses cris. Je suis fière de lui, bien plus que je ne pourrais jamais l'admettre. A côté, Gabriel n'en mène pas large, mais lui ne desserre pas les dents. Je ne sais pas si c'est une preuve de courage ou de d'imbécilité, de ne pas montrer sa douleur, mais j'apprécie.
Egoïstement, je sais que je ne pourrais pas supporter une nouvelle fois ses cris de souffrance. Ils me déchireraient le dernier souffle de courage qu'il me reste, et les larmes dévaleraient mes joues, devant tout le monde. Et ça, je n'ai pas le droit.
J'ai honte de penser ça, alors je tente d'aider Marius à supporter la brûlure de la plaquette. Il ne reste plus que quatre minutes à tenir, il a fait le plus dur. La douleur infligée par les plaquettes reconstituantes est telle que l'état du patient ne permet généralement pas d'en appliquer plusieurs à la fois, donc Marius va devoir supporter ça à plusieurs reprises. Je lui parle doucement à l'oreille.
- Quand on se sera sorti de là, tu m'emmèneras voir les étoiles, je te montrerai les plus beaux endroits du monde, on voyagera et on découvrira le monde, notre monde. Parce que ça va aller je te le promets, ça va aller, parce t'es de ceux qui guérissent, de ceux qui résistent, qu'on est de ceux qui croient aux miracles !
Il serre plus fort ma main, réprime un cri de douleur dans un tressautement. Une larme coule sur ma joue. Il tend un doigt tremblant, récupère ma larme et m'adresse un de ses regards. Ses fameux regards, vous savez, ceux à vous rendre fous. Ceux qu'on vous adresse dans les pires moments, ceux où les sentiments ne se cachent plus, ceux qui vous donne envie de tout plaquer, de tout foutre en l'air et de se tirer loin d'ici.
Je détourne le regard. Il a mordu mon coeur, il ne le sait pas. Martha s'affaire, Victoire se bat, Gabriel pleure et Marius perd connaissance. Une étrange lueur traverse le regard de l'infirmière. Elle s'essuie le front. De l'inquiétude, elle est inquiète !
Elle appuie sur un bouton. Deux hommes en noir apparaissent quasi instantanément : la cloison du fond de la pièce est coulissante. Ils attrapent le corps inerte du brun. Je tente de les empêcher, de me débattre, je ne peut pas leur laisser, ce sont leur collègues qui ont fait ça ! J'active le mode tigresse, sors les griffes et les crocs. Un fauve.
Je passe ma colère sur deux molosses qui ne sentent sans doute rien, mais ça m'aide. Lassés sans doute par ma crise, ils frôlent ma nuque et je me calme aussitôt. Un spasme traverse mon corps de haut en bas. Le sang reflue dans mes veines, mais je tente un ultime assaut, guidée par une force et un instinct que je ne me soupçonnais pas. Je vois la surprise traverser leurs yeux, figer leur expression. Je n'étais pas censée réagir comme ça, ce n'était pas prévu. Pour une fois, ils n'ont pas pu prédire mes réactions, je me sens surpuissante. Je ne suis pas un robot ! Pas une machine programmable et déprogrammable à souhait ! Je suis humaine, j'ai des sentiments et des réactions incontrôlables !
Muée par la poussée d'adrénaline qui m'a fait bondir sur eux une ultime fois, je leur décoche simultanément un coup précis et appuyé dans les tempes. Ils sont sonnés, et doivent s'appuyer contre le mur plusieurs dizaines de secondes.
Je regarde mes mains, ébahie. Qu'est ce que j'ai fait, déjà ? Victoire écarquille les yeux. Gabriel reprend connaissance, mais les deux hommes se réveillent en embarquent rapidement Marius.
Je m'écroule contre le mur. Après s'être assurée que Gabi allait mieux, Vic se précipite sur moi. Elle s'assoit à côté de moi, épaule contre épaule. On se comprend, pas besoin de mots, ni de câlins ou autres contacts humains. Je m'endors quasi instantanément.
Ça fait facilement un douzaine d'heure que je me suis réveillée dans le studio-cellule. Avec Vic et Gabi.
Je rumine des pensées noires à longueur de journée. Elle ne me dit rien, elle n'a rien à me dire, et j'apprécie qu'elle ait la sagesse de ne pas me parler pour ne rien dire. Il a passé la journée alité. Il est encore très faible, elle s'occupe de lui en lui murmurant des mots doux. Ils sont beaux. Ils ont l'air plus forts, ensemble.
Lui, il n'est pas là. Ils l'ont embarqué et je n'ai aucune nouvelle de lui. Pas de trace de l'autre secrétaire non plus. Je me raccroche à l'idée que comme d'habitude, tout est calculé, tout est mesuré, évalué, et que cette disparition est prévue, qu'il n'est pas en danger, qu'ils le soignent juste. Mais au fond de moi, je n'y crois plus.
C'est l'heure de dormir. Mes deux amis ronflotent tranquillement, la tête de Victoire nichée au creux du cou du blond. Je ne dors pas. Je ne mange pas. Je ne pense pas. Je suis une loque. Rongée par l'inquiétude, la tristesse, l'angoisse. C'est ridicule. Se mettre dans des états pareils pour quelqu'un que je ne connais sans doute que depuis une quinzaine de jours.
Une pensée percute de plein fouet mon esprit embrumé. Ils m'ont déjà fait le coup de la mort de Marius, et c'était faux. Si ils avaient recommencé ? La dernière fois, ils ont bien failli m'avoir comme ça ! Tant que je ne verrais pas son corps de mes yeux, je ne m'autorise pas à y croire. C'est cette pensée qui me fait me relever, me sortir du trou noir si effrayant au bord duquel je vis. Et puis qu'est ce qu'il penserait si il me voyait comme ça ? Je suis ridicule, du début à la fin, de la tête aux pieds. Je vais me battre, et je le retrouverai, où qu'il soit, un point c'est tout. Je parviens enfin à trouver le sommeil, l'esprit un brin moins perturbé.
C'est la première fois que je rêve, ou du moins que je suis consciente de rêver. Je rêve d'étoiles, de constellations, mais surtout de la Lune. Elle me fascine. Le plus étrange, c'est que je ne suis pas sure de l'avoir déjà vue : je crois me souvenir que le ciel est trop pollué pour espérer la voir sans téléscope intra-nuages. Elle parait si parfaite, si inatteignable, toujours parfaitement ciselée en croissant, demi-croissant, quart de croissant...
Je ne sais pas pourquoi elle change de forme quasiment chaque nuit, mais je rêve que je l'observe sous toutes les coutures, pendant des heures. Une voix grave m'explique inlassablement la galaxie, les étoiles, le cosmos, mais je suis focalisée sur ce disque immaculé.
Lune brille, pourtant elle est froide, non ? Comment fait-elle ? En plissant les yeux, j'aperçois de petits cratères sur sa surface laiteuse. Comment sont-ils arrivés là ? L'a t-on blessée ?
Elle n'est ni lisse, ni monotone, ni ennuyeuse : ses petites imperfections la subliment. Lune est d'une beauté froide, mais pas glaciale ; toutes ses amies sont des boules de gaz en fusion, Lune ne peut pas détester la chaleur. Je crois même qu'elle l'adore. Lune a un secret, elle est amoureuse du soleil, et le soleil est amoureux d'elle. Ils ne se sont jamais vus, pourtant. Elle le cherche, ils se trouvent parfois, les soirs d'été, quand le soleil s'endort très tard.
Elle apparaît alors très timidement, on la distingue à peine, mais elle est là. Ils se regardent, mais le soleil doit accomplir son devoir et éclairer le deuxième hémisphère, sinon la nature ne s'y réveillera jamais.
Lune a de petits trous, elle change de forme, elle est capricieuse : parfois, elle disparait. Mais Lune ne se fâche jamais très longtemps. Une nuit, peut être deux, mais elle réapparait toujours petit à petit. Elle est timide pour un astre. D'abord, elle montre le bout de son nez, puis son bras, ses jambes, et enfin elle se dévoile en entier, étale sa splendeur devant nos yeux ébahis, le temps d'un soir.
Puis, Lune s'efface brusquement, Lune est farouche, Lune n'aime pas se pavaner toutes les nuits : c'est ce qui rend Lune précieuse. Quand le soleil lui manque trop, Lune sort couverte de son habit de nuage. On la distingue à peine, tout comme ses amies les étoiles. Lune est devenue amie avec les étoiles le jour où elle a appris que son cher ami le soleil en était une. Il est très rare aujourd'hui de voir Lune sans ses étoiles, c'est même impossible. Parfois, elle prend un amant, une autre étoile, mais elle le renvoie aussitôt : ces étoiles filent et déguerpissent à travers le ciel, craignant le courroux de demoiselle Lune au coeur meurtri. En réalité, Lune a des milliers d'amants, mais son coeur appartient au damoiseau soleil pour toujours.
La légende de demoiselle Lune. Je l'adore. Elle me parle, me rappelle la chaleur et le confort. Pour la première fois, je me souviens de quelque chose. Pas précisément, rien de clé, ni de fondamental sur ma vie. Mais je me souviens. Je me souviens ! Une sensation, ce n'est rien pour se souvenir d'une vie, n'est-ce pas ? Mais je m'en fiche. Il y a enfin quelque chose qui s'ancre dans ma tête, et cela emplit mon coeur d'un réconfort inébranlable.
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