32.

Je fais défiler frénétiquement toutes les informations que j'ai pu apprendre miraculeusement sur la schizophrénie hébéphrénique. C'est une maladie psychiatrique qui se déclare à l'adolescence, et qui est principalement caractérisée par le syndrome de dissociation. Syndrome de dissociation ? Qu'est-ce que ça veut dire cette merde ? Je ne suis pas encore convaincue par ce que le fou vient de me dire. Parce que tout soit clair. Entre nous deux, le fou c'est lui, pas moi. Je ne dois rien lui montrer, rien. Pas même le début de la faille qui vient ébranler ma certitude, rien.

-Bien essayé. Mais j'en peux plus de vos putains de manipulations digne d'un phacochère lépreux. Je n'en peux plus, je déclare en détachant chaque syllabe.

Je me raproche de lui, d'un démarche faussement assurée. En réalité, mon coeur bat à mille à l'heure, j'ai les mains moites et mes jambes tremblent. En bref, je n'en mène pas large. Mais la vérité, c'est que j'en ai marre. Marre de tout. Et par dessus-tout, marre de les laisser gagner. Je suis folle ? Grand bien leur fasse. Je ne vois pas ce que ça change au fond du problème. Ils se servent de nous pour je-ne-sais-quoi, c'est ça le fond du problème.

-Alors maintenant, si vous voulez que je continue à coopérer, il va falloir m'expliquer deux trois détails. Comme le but de cette expérience, à tout hasard ? Ou ce délire de schizo ?

Il éclate dans un rire tonitruant, un rire gras. Il me dégoûte, me débecte, m'horripile, je ne trouve plus de mots ! Cet homme est infect.

-Tu n'imagines pas à quel point la vie sans nos petites séances me parraissait insipide. Tu met du piment dans mon morne quotidien, avec tes petites crises à deux balles. Mais laisse moi te rafraîchir la mémoire, poupée.

Il réduit d'un pas la distance entre nous et me plaque contre un mur, en mettant son coude sous ma gorge. Je soutiens son regard, son haleine fétide m'étouffe. Le balai à chiottes qui lui sert de sourcil tressaute de temps à autre. Il a des tocs. Il ne contrôle pas tout.

-T'es rien ici. Rien. Tu veux pas comprendre ça ? T'as été diagnostiquée frappadingue y'a trois ans. Tes parents se sont débarassés de toi. Comme ça, d'un claquement de doigt, du jour au lendemain. Tu faisais les trottoirs, mais les services du Serveur n'aimaient pas les petites putes dans ton genre. Alors ils t'ont confiée à mes doigts de fée. Je t'ai récupérée il y a un an et demi. T'es personne. T'es la folle de la cellule du fond, qui fait des crises, et qu'on a renoncé à soigner. Fallait bien faire quelque chose de toi, pas vrai ? Un jour, quelqu'un est venu me voir. Pour me marchander trois de mes protégés. Le Savant qui a mis au point ces petites merveilles. Ça, dit il en appuyant fermement sur mon cou.

-C'est censé te rendre un peu moins conne. Lourde tâche, pas vrai ? Perso, j'y crois pas. Mais bon, force est de constater que ça a plutôt bien marché. Toi et tes petits camarades vous avez acquis des capacités de combat digne des meilleurs agents du Serveur. Bientôt, on va vous envoyer sur le terrain. En première ligne. Vous savez tout maintenant : le combat, les langues, l'informatique, la médecine... Ils ont faits de vous de bons petits robots de merde, à envoyer au casse-pipe à la moindre occasion. Ils ont fait d'une pierre deux coups : en créant des agents surpuissants, ils se débarassaient des tarés de ce monde.

 Mais le prix à payer était tellement lourd. Perdre tout ses souvenirs. Tout. Pour toujours. Ils ne trouvaient aucun volontaire. Alors, ils se sont penchés sur les fous. Sur les orphelins, sur les condamnés, sur les putes. Tu sais ce que ça veut dire ? On t'a volé tes souvenirs, ça prenait trop de place dans ta petite cervelle. D'un coup, comme ça, ils ont fait le ménage. On t'a juste laissé le strict nécessaire. Et tu sais ce qu'il y a de plus drôle ? Tes putains de souvenirs de pute sont perdus pour toujours. C'est irréversible. Alors, on se sent comment ?

J'essaie de filtrer tout ce que je viens d'apprendre. Ma raison me crie de ne pas tout gober, de ne pas tout avaler docilement. Il y a trop de zones d'ombres. Les cicatrices ? Les tests ? Marius ? Je me force à croire qu'il a ommit trop de détails pour que je m'autorise à croire le discours de ce vieux fou. Une chose résonne dans ma tête. Quelque chose cloche. Ce n'est pas possible, il y a une fausse note dans son parfait laïus.

-Alors pourquoi je me souviens ? Je me souviens ! Vous mentez ! Tu mens ! Je me souviens, de Marius, de vous, de...

-De la gifle magistrale que ton chéri t'avait asséné ? De mon petit plaisir ? Des décharges éléctriques ? Des méduses ? Du pyrograveur ? Du chien ? De quand je t'avais pendu par les pieds ? Vas-y, je t'écoutes.

Il a enfin réussi son coup. Je suis scotchée, je n'ai plus rien à dire. Du pyrograveur ? C'est ça, les traces de brûlure ? Des décharges éléctriques, c'est ça les cicatrices derrière mes oreilles ? Un tressautement parcourt mon cors de haut en bas, comme pour confirmer ses dires. Mon cerveau a beau ne plus se souvenir, mon corps en garde des séquelles. Qu'est ce que j'ai pu subir ? Au nom de quoi ? "Au nom de ta schizophrénie, ma vieille", murmure ma conscience. Ma schizophrénie ? Parlons-en ! C'est quoi ces délires ? D'où il sort ça ?

-A moins que tu ne préfères commencer par ton problème, ton vrai problème. Tu sais, celui pour lequel tout le monde t'a abandonné. Tu t'en souviens ? Ah non ! Suis-je bête, tu ne te souviens de rien. Je vais t'aider. T'as jamais eu des épisodes de folie ? Où tu déraillais inexplicablement ? Où tu voulais être seule, ne parler à persone, laisser tomber tout le monde, tuer quelqu'un ? T'as jamais eu de pulsions meurtrières ? Jamais ? Moi, je me souviens bien de ces épisodes. On était obligé de t'attacher au mur de ta cellule par les poignets, sinon tu cherchais en permanence à t'ouvrir les veines. T'avais des épisodes de démence, comme ça. Quant tu faisais ça, je te punissais. Tu te souviens de quelle punition c'était ? Je t'aide, c'était la pire.

Je suis happée dans un souvenir qui m'engloutit sans me laisser le temps de d'assimiler les paroles de mon tortionnaire.

Je suis menottée au mur d'une cellule grise, sans fenêtre. Il n'y a pas de lit, ni quoi que ce soit pour s'asseoir. J'ai la nuque baissée, mon ventre me brûle. Mes cheveux sont agglutinés devant mes yeux à cause d'un liquide poisseux qui a séché entre ma peau et eux. La douleur dans mon ventre irradie dans tout mon corps. J'ai l'impression d'avoir les intestins déchiquetés, lacérés, broyés.

Des pas résonnent. Un homme se penche près de moi. Il me désigne une boule jaune que je n'ai jamais vu. Il me demande si je sais ce que c'est. Je n'ai pas la force de lui répondre, j'ai la gorge et la bouche bien trop sèches pour ça. Mes traits de visages sont figés par des traces de sang et de larmes. Il ricane et presse une partie de la boule jaune au dessus de mon intestin. Je crie, je hurle, je me tortille mais les menottes sont là pour me scier les poignets. Je lâche un dernier cri déchirant avant de serrer très fort la mâchoire. Le liquide qui s'est échappé de la boule jaune me brûle le ventre, ravive ma blessure. Je n'ai jamais eu aussi mal. Je ne peux pas la voir, mais je sens nettement la déchirure qui parcourt mon ventre en diagonale de ma côté à ma cuisse. J'ai un peu peur que ça s'infecte, si il la laisse ouverte. D'un autre côté, je n'ai aucune envie qu'il la recouse, la dernière fois il s'amusait à triturer de ses doigts sales autant qu'il le pouvait la blessure qu'il avait faite. Il éclate de rire devant ma réaction et me presse une dernière fois du "citron" comme il l'appelle au-dessus de ma déchirure.

Brusque retour à la réalité. J'inspire une grande goulée d'air, et inspecte chaque parcelle de mon ventre. Il n'y a rien, j'ai juste mal en palpant ma cicatrice. Je souffle lentement pour me calmer, je dois garder toutes mes facultés pour essayer de comprendre.

-Je vois que certains morceaux de souvenir te revienne ! Ne t'enflamme pas, ça fait partie du programme. On a gardé tes pires souvenirs, pour pouvoir s'en servir au moment opportun.

Une autre réalité me percute. Il sait, tout le monde sait, pour ça. Ces horribles choses, dont j'avais parlé avec Marius, ces pulsions, ces coups de tête. Je me déteste, il le sait, il s'en sert. Marius voulait le tuer, lui, et moi je la voulais elle. On se déteste. Pour toujours. On voulait se tuer, en finir avec cette comédie. Comme ça, ciao bye bye Olympe ! Ce serait tellement plus simple.

Je secoue la tête et inspire discètement. J'aurais tout le temps pour m'apitoyer plus tard, là j'ai un abruti qui répond à mes questions, je ne vais pas laisser passer cette occasion.

-Donc vous nous avez pucés. Comme des bêtes.

-Te plains pas, grâce à ça vous êtes devenus un peu moins cons. Je crois que ça a même eu un effet sur tes crises. Tu n'en a pas fait de grosse depuis ton réveil, ce qui en soit est un miracle.

-Vous avez fait quoi ? Avant qu'on nous vole nos souvenirs, qu'est ce que vous nous faisiez ?

-On vous testait, répond t-il comme si c'était la chose la plus logique en ce bas monde.

-Vous nous testiez ? Sur quoi ? Comment ? Pourquoi faire ?

- La petite merveille que t'as dans le cou. Comme je te l'ai dit, c'est un prodige de la science, et tout le monde n'est pas assez solide pour supporter sa présence sans devenir encore plus fous. C'est bien pour ça qu'on les teste sur vous. Mais on a juste dû vous tester pour connaître vos points faibles et vos comptabilités. Me regarde pas comme ça, c'est pas un hasard que vous soyez tous tombés raides dingues les uns des autres.

Je rêve ou ils nous ont pris pour des vaches ? On a été sélectionnés pour s'entendre ? J'hallucine ! Ils voulaient quoi, qu'on se reproduise ? Avoir une floppée de petits génies a entraîner pour faire la guerre ? C'est ça leur délire de malade ?

-Je dois pas être si folle pour qu'on me choisisse alors.

Sur ces mots, je tourne les talons. Tant pis pour le reste des questions qui me trottent dans la tête, elles attendront. Je ne supporte plus l'horripilante présence du fou furieux dans la même pièce que moi. Et puis, je n'ai aucune garantie qu'il n'est pas en train de me mentir. Il pourrait me baratiner autant qu'il voudrait, je n'ai aucun moyen de le savoir.

Je ne sais pas où je vais. Je ne l'ai jamais bien su, me direz vous. Mais là je n'ai aucune idée de l'endroit vers lequel je me dirige, au sens propre. Je croyais être enfermée dans une petite pièce, je me retrouve dans un hangar, je croyais être une ado normale, pas une putain de protituée, je pensais m'attacher à quelqu'un qui a en fait été sélectionné pour ça, je croyais être tout à fait saine d'esprit mais je suis folle à lier, je croyais beaucoup de choses, tout compte fait. Je ferais mieux de ne pas accorder une grande attention à ce que je pense, ça vaudrait mieux. Je n'arrive pas à croire qu'on a pu être roulés à ce point. Et puis, c'est quoi leur maladie mentale aux autres ? On est le clan des schizos ? Génial. Ou alors, je suis la seule ? La détraquée du groupe ?

Non, c'est impossible, le fou a parlé de "trois patients". Comment savoir si ils sont dans la même expérience que moi, comment savoir si il n'y a pas des dizaines de groupes de jeunes qui vivent la même chose que moi ? Et dans le cas contraire, on est quatre, pas trois. La dernière personne, se serait un agent double, une sorte d'espion ? Suis-je bête. Ils n'ont pas besoin d'espion. Les murs sont truffés de caméras et nos puces sont sans doute bien plus efficace qu'un être humain ! Mais alors, qui est la quatrième personne, le seul sain d'esprit ? Marius ? Gabriel ? Victoire ? Comment savoir.

Une chose me revient. Ce n'est pas Marius, ce n'est pas lui. Il est tout aussi fou que moi, je l'ai entendu dans la vidéo, il était dans la salle d'à côté . Ça fait combien de temps qu'on se connait, au fait ? Peut être depuis mon arrivée à... à l'asile.

J'ai beaucoup de mal à intégrer ça. J'ai été abandonnée, je me suis prostituée, j'ai été internée. Avouez que ça sonne faux, comme un vieux téléfilm au scénario vu et revu. Mais apparement, c'est bien l'histoire de ma vie. Quelle vie de merde. Je ne sais même pas quel âge j'ai exactement.

Mes pas m'ont mené devant un mur, où se dessine une porte. C'est un miracle que j'ai réussi à la trouver, dans la pénombre ambiante. Je l'ouvre sans me soucier du reste. La raison pour laquelle il m'a laissé partir m'échappe mais je ne vais pas me plaindre, j'ai d'autres chaats à fouetter. D'abord, je dois parler à Marius ;je suis sûre qu'il a appris d'autres choses.

Mes pas me guident naturellement vers mon quartier général, plus connu sous l'affreux nom de studio-cellule. Je pousse la porte entrebaillée, et risque un coup d'oeil à l'intérieur. Personne. Pas le moindre petit bruissement ne vient troubler le pesant silence qui flotte dans le studio désert. Il a été nettoyé, mais je remarque qu'on nous as enlevés nos matelas. Ils devaient juger ce luxe superflu pour des frappadingues commes nous. Je n'aurais jamais cru dire ça, mais l'insupportable tintamarre de mes amis me manque terriblement !

J'avance dans la pièce sans but précis. Je dirais même que j'erre comme une âme en peine, perdue dans les tréfonds de sa misérable mémoire, égarée dans un labyrinthe de souvenirs vaporeux mais pas assez pour paraitre indolore. Je revois chaque sensations, chaque émotions, chaque frayeurs qui m'ont parcourue pendant ces horribles instants. Je me sens minable. Je suis enfin seule, et c'est le moment d'exprimer ma nullité, de le crier à un mur abasourdi, de le hurler à la figure d'une chaise sidérée, de le pleurer à la pauvre douche stupéfiée, c'est maintenant ou jamais.

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