16.2

On se réunit dans la cuisine, en attendant l'hologramme qui précède toujours nos repas. Mais cette fois-ci, pas besoin d'attendre Jupe-crayon : les placards sont déjà remplis de nos quatre conserves. 

Personne ne râle. Pas après la journée qu'on vient de vivre. Journée, nuit, matinée, comment savoir d'ailleurs ? C'est vrai, on ne sait rien sur cet endroit, à commencer par l'heure qu'il est. Et ça commence à me perturber un peu. 

-Je commence avec le sujet qui fâche. 

C'est Victoire qui a parlé. 

-L'épreuve de ce matin. Pas celle de la cellule. La première. Le réveil. 

Gabriel grimace, mais Vic enchaîne. 

-Je suis convaincue que cet affreux bruit métallique à réveiller les morts était un test. Si on était naïfs, on croirait qu'ils ne le referont pas, mais je n'y pense pas un quart de seconde. Donc il faut qu'on trouve un moyen d'essayer de mieux supporter cet apocalypse sonore, sinon on va devenir fou, elle enchaîne. Vous avez remarqué ? On est des criminels, a qui on a effacé la mémoire, et qui passent des épreuves toute la journée "pour faire avancer la science". Le but de l'expérience ne me paraît pas encore limpide, mais notre rôle dedans un peu plus. 

-Cobayes. Nous sommes leurs cobayes, complète Marius, la mine sombre. 

-Ou quelque chose du genre. Et sans vouloir déprimer personne, je n'ai pas l'impression que cette expérience soit "officielle". Parce qu'on nous as peut-être volé une partie de notre mémoire, et je ne suis pas sûre que tout cela soit très légal. On ne connais pas notre âge précis, mais on a pas vraiment l'air majeur. 

Je suis scotchée. Victoire vient d'assembler toutes les pièces du puzzle qui se trouvaient devant moi depuis déjà un moment. Je refusais de voir la situation en face, de nous considérer tel que nous sommes. Des cobayes. Notre corps est au service de la science, au total détriment de l'esprit et de l'humain. A t-on signé un contrat avant de se faire voler tous nos souvenirs ? Nous ont-ils tirés au sort dans la population sans autre forme de procès ? Quel est le but précis de l'expérience ? J'aimerais poser toutes ces questions, mais je me doute que personne n'a les réponses. J'exprime seulement une de mes interrogations. La pire, la plus importante. 

-Est-ce que vous pensez qu'il est prévu que nous ressortions tous vivants ? 

-Pas sûr. Je dit ça au hasard ou presque, mais j'ai l'impression qu'ils évaluent notre santé mentale, notre capacité à résister à leur tortures psychologiques. Et puis... la dernière épreuve. Ils contrôlent d'une certaine manière notre cerveau. La puce, les décharges, les rêves, les souvenirs... C'était le premier jour, et nous avons déjà failli mourir deux fois. Au minimum, finit Gabriel. 

-Le but est de nous pousser à bout, au moins psychologiquement, ça ne fait pas de doute. Peut-être serons nous mis à l'épreuve physiquement aussi, murmure Victoire.

- Ils n'en auront même pas besoin ! Regardez avec quelle facilité ils nous ont poussés à bout aujourd'hui ! Il faut qu'on se prépare mieux que ça, qu'on se braque, qu'on se barricade, qu'on se défende... 

Ça, c'était moi. Je ne compte pas me laisser faire. Toutes ces révélations auraient dû m'abattre, m'atterrer, me décourager, mais elles ont eu l'effet inverse : elles ont renforcé ma détermination, ma rage de vaincre, ma ténacité. Je connais mieux mes ennemis, je ne suis plus dans le noir total.  J'ai enfin quelques cartes dans mes mains !  Un regain d'espoir vient de renaître en moi. Une irréductible flamme, qu'il ne pourront plus jamais éteindre, souffler, balayer, détruire. 

Une lueur guerrière traverse les yeux de Vic. Elle et moi, on est sur la même longueur d'onde. 

-Il faudra qu'on soit vite opérationnel. Chacun ses faiblesses, mais surtout chacun ses points forts. On doit pouvoir compter sur les autres. On va pouvoir s'en sortir. 

Marius n'a pas l'air convaincu. L'esprit de groupe, c'est pas son truc, j'avais cru le comprendre. 

-Et si c'était leur but ? Si l'objectif, c'était qu'on se fédère, pour mieux nous détruire ? Si ils en touche un, ils touchent les autres. On leur faciliterai la tâche. On a chacun nos faiblesses, tu l'as dit, on a pas besoin d'endosser celles des autres, tu crois pas ? 

Je réponds du tac au tac. 

-Imagine que ta faiblesse soit un trou, et que ta force une bosse. On est différents, chacun ses trous et ses bosses. En s'emboîtant, il n'y a plus de trous. Mes faiblesses sont comblées par tes forces, et vice-versa. On se fédère, on fait un bloc. 

Je lui sert un discours un peu rose, mais j'ai bien vu qu'il ne demandait qu'à être rassuré. Même s'il ne l'avouera jamais, moi, j'ai vu le doute traverser son regard. Il n' pas l'air convaincu mais ne dit plus rien. 

Je dois avouer que j'ai une vision plutôt enfantine et naïve du monde : c'est presque comme si il y avait "les méchants", et les "gentils". J'ai bien essayé de me convaincre que tout n'est pas tout noir, ni tout blanc, que le gris existe, et que l'être humain est complexe, plein de nuances et de contradictions. Mais un être bon l'est pour moi entièrement ou pas du tout. Je ne prétend pas que il y a d'un côté toutes les qualités du monde, et de l'autre tous les défauts, loin de là ! Mais si les qualités l'emporte, alors l'être est bon, foncièrement bon, malgré les erreurs qu'il peut faire.

 Un peu comme si une balance pesait chaque partie, et déterminait la nature de l'homme. Et du "bon côté " de la ligne, je suis convaincue que chaque être humain se vaut. Qu'aucun n'est plus fort ou meilleur qu'un autre, chacun ses défauts et ses qualités. J'y crois dur comme fer. Si quelqu'un paraît trop parfait, c'est qu'il sait mieux cacher ses failles que les autres, c'est tout. Au contraire, si quelqu'un nous est antipathique, il a sans doute des qualités mieux cachées.

Cette vision tranchée ne veut pas dire que je suis gentille avec tout le monde. Si je ne me considère pas mauvaise, je ne prétend pas être toute blanche. Sinon, on s'ennuyerait, non ? Et puis, honnêtement, ça serait être un peu cruche. "Trop bon, trop con" !

Je vois bien que ma théorie sur le genre humain ne tient pas debout. Que tous ceux qui font des mauvaises actions au quotidien n'ont pas  systématiquement un mauvais fond, mais je reste persuadée que la nature profonde, essentielle de chaque être est révélée un jour, c'est obligatoire. Un méchant pas si méchant ne peut pas le rester toute sa vie. Et comme je suis persuadée que Marius joue au gros dur, mais ressemble plus à un pot de miel entouré de guimauve à l'intérieur, je ne lui tiens plus rigueur de ses sautes d'humeur. 

Quelqu'un se charge de me tirer de mes profondes réflexions sur le genre humain d'une voix qui se veut détendue.

- Et c'est quoi le plan pour le charmant réveil qu'ils nous réservent sans doute pour demain ? 

C'est Gab. Il n'a pas l'air très rassuré, mais il cache sa peur, comme d'habitude. 

-On reste ensemble. Serrés, Propose Victoire. 

Marius lève les yeux au ciel, mais pour une fois s'abstient de tout commentaires. 

On finit le repas dans le silence, terrassés par la fatigue. 

Gabriel brise ce silence, un peu gêné. 

-Au fait, c'est quoi "Pyxis" ? 

-Une constellation. Un groupe d'étoiles, si tu préfères. C'est censé former un dessin dans le ciel, mais je ne les vois vraiment pas. C'était notre mot de passe, et celui de Marius et Olympe c'était les coordonnées de la constellation. La distance qui la sépare de nous, sa latitude, tout ça. 

A l'évocation des étoiles, Marius revient tout de suite dans la conversation. 

-Je te montrerai, il faut s'imaginer des traits qui relie les étoiles, et tu vas voir, le dessin apparaît clairement. Il y en a une qui était dans nos documents Vic, elle m'a vraiment fasciné. Hercule, je crois. J'aimerais bien savoir qui c'est. Ça devait être un sacré bonhomme ! T'imagines, avoir des étoiles à ton nom ? C'est dément ! 

Le jeune homme s'emballe, sourit et rit. C'est vraiment agréable de le voir comme ça. Il n'est plus sur le qui-vive, ses défenses semblent être tombées pour quelques instants et il ne pense à rien d'autres qu'à ce qu'il raconte. Il est passionné. 

Il rit avec Gabriel ! A propos d'une affreuse femme au chignon banane. On aura tout vu aujourd'hui. Je n'écoute même plus leur conversation,  je suis fascinée par les traits de son visage qui s'étirent pour rire, et par sa fossette qui apparaît au coin de sa joue. Sa capuche a glissé, c'est mieux comme ça. Je peux voir ses cheveux, je préfère. 

Victoire m'arrache à ma contemplation. 

-Olympe. Faut que je te parle d'un truc. J'crois que tu comprendras mieux qu'eux. 

Je l'encourage à continuer d'un regard.

-J'ai des marques sur le corps. Je sais pas d'où elles sortent, j'aime pas ça. 

Elle me regarde gravement. 

-Moi aussi. Je ne sais pas non plus comment on a pu les avoir. Tu veux bien me montrer ?

-Je préfère pas. Je voulais juste savoir si j'étais la seule. Ça me stressait un peu. 

-Je peux te montrer les miennes, alors ? Viens, on va dans l'autre pièce. 

Je lui prend le bras sans lui laisser le temps de répondre. Marius et Gabriel nous voient partir mais ont la sagesse de ne pas faire de commentaires. 

Je soulève le coin de mon t-shirt pour lui montrer une petite parcelle de la longue estafilade qui me barre l'estomac du torse à la cuisse. Mes mains tremblent un peu. Je ne sais pas si j'ai bien fait. 

Victoire ne répond rien mais se tourne et soulève elle aussi un coin de son haut. Elle a presque la même estafilade que moi, mais dans le dos. 

-Il ne sait rien ? je lui demande

Elle comprend immédiatement de qui je parle. 

-Non. En tout cas, je ne lui en ai jamais parlé. Mais ce n'est pas impossible qu'il l'ai vue quand je dormais, ou quand je me suis changée. J'essaye toujours de ne pas soulever mon t-shirt au moindre mouvement, mais il n'est pas très long. Et toi ? Tu lui en as parlé ? 

Je secoue la tête. 

-Non, je ne lui ai pas dit. A vrai dire, je m'en suis rendue compte hier, quand j'ai pris ma douche. Elle n'est pas du tout douloureuse. Je ne lui cache pas, mais je n'ai pas besoin de lui en parler. Je ne lui mentirai pas, si il me pose la question.

Elle sourit. 

-T'as raison. On a pas de raison de leur mentir. Ils ont peut-être les mêmes.

-T'en as d'autres ? je lui demande. 

-Pas à ma connaissance. Et toi ? 

J'hésite à lui en parler. Finalement, je me tourne à mon tour et lui montre les quatre points laiteux en bas de mon dos. 

Elle hoche silencieusement la tête. La voix de Marius retentit dans le couloir, assez fort. Il ne parle jamais si fort. Je comprend en voyant la tête blonde de Gabriel apparaître qu'il voulait nous prévenir de son arrivée. Je rajuste vite mon t-shirt.

-Bah alors ? Vous vous déshabillez sans moi les filles ? Pas très poli, tout ça ! 

Je quitte la pièce, le laissant avec une Victoire déjà désespérée. 



 







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