Perle d'Harpagon
"Pierrette Ranfermois marchait lentement le long du trottoir, tout en marmonnant. Il lui restait encore une centaine de mètres à parcourir avant de pouvoir retrouver son vieil appartement, froid et obscur, quand elle entendit une voix l'appeler. Elle accéléra le pas."
Comment osait-il ? Lui, ce scélérat, ce voleur, lui adresser la parole après tout ce temps, après tout le mal qu'il lui avait infligé ?
Elle marchait à vive allure, zigzaguant à travers les rues de Paris, sa robe d'un gris froid se mêlant par sa couleur avec les graviers sombres, tachant de s'éloigner le plus possible de cet être vile, de le semer.
Cela faisait bien dix jours qu'il était revenu et qu'elle l'évitait. Dix jours que ces sombres souvenirs faisaient surface, dix jours que son esprit la tourmentait. Et elle tentait d'être dure, d'être froide, tel son prénom, telle qu'était la jeune femme qu'elle était aujourd'hui.
Elle arriva enfin dans sa petite mansarde sous les toits, après mille et un détours. Là, l'unique Ranfermois s'installa sur sa chaise noircie, dans un soupir déchirant.
Elle reposait dans une obscure clarté, songeant à son passé, à ses regrets, à sa détresse. Le retour de ct homme dans sa vie lui faisait ressentir le besoin de revoir sa vie telle qu'elle était, il y avait de cela dix ans. Et elle luttait, dure comme un roc. Son existence depuis ce jour où tout lui avait été fermé était une bataille qu'elle menait, sans fin. On peut dire que le destin s'était bien vengé.
Son regard, auparavant perdu dans le vide, rencontra malgré l'obscurité, le reflet gelé que lui renvoyait son petit miroir incrusté de fines pierres : un visage pâle, morne, triste sur lequel étaient incrustées de petites billes grises semblables à des éclats de roche, lui faisait face. Mais elle voyait à travers cette carapace de pierre comme une fissure dans la roche, celle qu'elle avait tenté d'effacer.
"Mademoiselle Perle d'Harpagon" Ce titre... Ces mots tourbillonnaient sans fin dans sa tête, telle une affreuse musique que chantait une voix à la fois si familière et étrangère. Et lui sautèrent alors aux yeux tous ces souvenirs si tranchants qu'elle avait tenté de refouler depuis des années.
Elle revoyait, tournoyant dans sa toilette pleine d'éclat et parée de milles pierres et perles des plus scintillantes, la si grâcieuse et belle jeune femme qu'elle était il y avait de cela dix ans. Gloire, famille, honneur, fortune, elle avait tout. Et elle vivait pleinement, croquant la vie à pleines dents, égoïste et orgueilleuse, gardant jalousement tous ses biens. Elle n'avait jamais été bonne et pieuse malgré tous les efforts de l'homme d'Église qu'elle rencontrait chaque dimanche. En effet, elle n'avait qu'un amour, qu'une religion : l'argent.
Chaque soir elle s'enfermait à double tour, se dirigeait vers son armoire à glace, en tirait un large coffret, l'ouvrait, et comptait sou par sou, franc par franc son misérable argent afin d'être sûre qu'il ne lui manquait pas une pièce. Elle était omnibulée par sa fortune, ne songeant qu'à cela, et profitait de sa beauté et de son charme à chaque occasion pour l'enfler.
Or, un soir, alors qu'elle était à une réception donnée en l'honneur de sa famille, à l'hôtel du ministère, elle fit la rencontre d'un jeune homme des plus chics et raffinés. Beau garçon et charmeur, il lui plut rapidement dans une danse su'elle lui avait accordée, aussi bien par son fin esprit que par sa fortune.
Ils se revirent par la suite lors de nombreuses occasions au cours desquelles elle ne put camoufler son avarice immense qu'elle tentait pourtant de masquer. Ô ! Si elle avait su... elle aurait été plus prudente et se serait éloignée de cet homme à qui elle avait révélé sans le vouloir un obscur secret lui donnant une arme pour l'abattre.
Chaque sou qu'elle refusait d'accorder à un pauvre mendiant en sa présence, chaque aide financière de ne serait-ce qu'un franc qu'elle ne donnait à un proche en besoin et dont il était témoin donnait lieu à une farandole de reproches qui ne l'atteignaient pas, sa cupidité se faisant de plus en plus grande au fil du temps.
Mais malgré ce défaut si important qu'il distinguait chez elle, il l'aima.
Elle se souvenait de leurs charmantes excursions le long de la Seine, de leurs longues promenades sous les feuillages du Bois de Boulogne. Elle songeait à leurs divertissements aux Champs-Elysées, à tous ces moments si doux à son cœur. Et elle était envahie de remords, de regrets désolés, de rêves éperdus. Que serait-elle devenue si elle avait accepté ce soir là ? Que la vie est singulière et changeante ! Comme un rien peut vous perdre ou vous sauver !
Lui revenait à l'esprit ce souvenir si douloureux, si cuisant. Avare et vicieuse comme elle était, elle s'était méprise sur ses intentions et l'avait si publiquement humilié alors que lui, dans son amour pour elle, ne demandait que sa main et dans un effort pour lui plaire, avait eu l'audace d'ajouter dans sa demande "mêler nos deux fortunes". Elle voyait dans cette phrase un moyen de voler son argent bien aimé et, dans un excès de rage où se durcissant son cœur brisé, elle le rabaissa publiquement savourant intérieurement de voir son égo blessé et son honneur atténué. Il était en effet de ces hommes connus et recherchés dont toutes les femmes envient et désirent l'attention.
Mais elle n'avait point songé que l'Homme est un être rancunier et vengeur et que cet affront à sa dignité ne pouvait être que rendu.
C'est là que tout bascula. Il dévoila ses plus sombres secrets, mis en valeur ses pires défauts, l'humilia sans fin devant tous, la rendant répugnante et indésirable aux yeux des autres. Sa popularité avait chuté tout comme l'admiration qu'on lui vouait antérieurement.
Elle faisait tache désormais sur l’honneur de sa famille qui, connue, ne pouvait supporter pareille humiliation. Elle n’était aimée par ses parents que par sa façon de briller en société et de dorer le nom de ses ancêtres. Étant désormais une honte sans nom, plus aucun de ses proches ne lui témoignait d’attention, cherchant à la dissimuler, à cacher leurs relations afin de ne pas porter à leur tour le mépris dont on accablait la jeune fille. Cette haine et cette honte grandirent en leurs esprits à un point qu’ils ne pouvaient plus souffrir sa présence et son nom. Ils la renièrent, l’enfermèrent durant un mois ayant été convaincus par quelque moyen, inconnu à la demoiselle, à ne pas mettre fin à ses jours, et ils simulèrent un décès touchant, lavant le déshonneur causé par sa faute. Mais pis encore pour l’avare sans pareille, ils la déshéritèrent, la privant de toute fortune.
Il ne lui restait plus rien, pas un sou, pas une pierre.
Dans sa prison de roche, elle prit la décision de changer d’identité. Elle, qui n’avait pourtant jamais été bien pieuse, se remémora le passage de "Simon" à "Pierre" qu’avait effectué le saint et l’imita. "Pierrette". C’était sobre, sans éclat, tout de qu’était devenue sa vie. Elle était avant la perle protégée par l’huître. Désormais, elle était la roche qui portait l’huître.
Lorsqu’elle fut relâchée, la nouvellement baptisée "Pierrette" s’ajouta comme nom de famille "Ranfermois", souvenir de son passé. Elle vécut, dans un premier temps, misère comme tout, vagabondant dans la capitale. Mais grâce à quelques âmes charitables, la jeune fille réussit à survivre, trouvant un faible emploi font le revenu lui permettait tout juste de louer un logement salubre et de prendre un seul maigre repas par jour. Son caractère, autrefois extraverti, était fermé, renfermé, morne.
Adieu, parures, toilettes, plats exquis et coffres renfermant francs par centaines. Sa vie n’était que pauvreté maintenant.
La brillante perle faisait désormais place à la terne pierre, à la roche grisâtre et sans intérêt.
Tout à coup, un coup de feu retentit, la tirant de ses sombres pensées. Elle se leva d’un bond vers la fenêtre qu’elle gardait toujours fermée et déplia avec empressement et angoisse les vieux volets grinçants. Quelque chose de grave, la touchant, venait d’arriver. Son instinct, qui jusqu'à là ne l’avait jamais trompée, le lui dictait.
Et, penchée sur le rebord, la tête dépassant de l’obscurité, elle le revit lui.
Un grand sourire accroché au visage, le regard tourné en sa direction, il la salua de son chapeau haut-le-forme ses lèvres prononçant quelques mots inaudibles.
Stupéfaite, choquée, elle le regardait les yeux ronds comme des soucoupes. Ce n’était pas ce rictus si familier qu’elle tant aimé et hait à la fois qui la dérangeait, non.
La chemise blanche qu’elle pouvait apercevoir sous la veste d’un noir brillant se tintait peu à peu de rouge, le liquide vital emportant et noyant tout : secret, amour et explications...
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