3 - Prisonniers de la nuit
"Peu à peu, mon corps se fige et s'engourdit.
Mais si je devais renaître,
je voudrais te rencontrer à nouveau."
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- Bonne nuit, Emily!
Un sourire, une main rapidement passée dans ses cheveux, puis le jeune homme s'éclipsa. Le claquement de la porte laissa place à un long silence. La solitude reprenait droit en son royaume, creuse et froide comme une nuit d'hiver sans Lune.
Emily se laissa tomber sur le canapé éventré du salon, son bras frêle pendant mollement jusqu'au parquet. Au dessus de ses yeux, les poutres du plafond se confondaient dans l'obscurité. Cette maison était comme une prison, le soleil et les loups, ses geôliers. Parfois, elle avait envie de crier, d'envoyer au diable les contraintes et de sortir danser sous la Lune sans remords. Mais 11 ans ce n'était pas assez pour décider seule des risques qu'elle pouvait prendre. Ses grands-frères l'auraient sûrement grondé de songer à de telles choses...
Dans un soupire, elle se leva et se dirigea vers la porte de sortie, qu'elle ouvrit. L'odeur du soir et de la terre vint lui chatouiller les narines. Plus haut, le ciel rose poudré se laissait peu à peu grignoter par la nuit. Les loups n'étaient pas encore de sortie, autant en profiter. La jeune fille s'empara alors d'un arrosoir déjà rempli et alla abreuver les plantes qu'elle s'acharnait à faire pousser dans la minuscule cour de sa demeure. Enfin, il était plus judicieux de parler d'amas de buissons flétrit, à ce stade. Les pousses mourraient les unes après les autres sans qu'elle sache pourquoi. Personne ne lui avait jamais appris comment faire, après tout. Mais ce n'était pas grave, elle continuait quand même. Fidèle au poste, elle prenait soin de son jardin fané tout les soirs, avec la patience d'un maître et la maladresse d'un novice.
L'eau s'écoulant de l'arrosoir formait de petites rigoles éphémères dans la terre sableuse, glissant entre les tiges et les feuilles desséchées. Parfois, elle se demandait si tout ça servait vraiment à quelque chose. Elle ne faisait jamais qu'attendre. Morose, elle laissa retomber ses bras le long de son corps, grattant du bout de sa chaussure le sol éclaboussé.
- Pas très vivant, ton jardin.
Elle sursauta. Derrière la clôture, une paire d'yeux ambrée la fixait. Cette paire d'yeux appartenait à un garçon d'à peu prêt son âge, peut-être un peu plus vieux. Sa chevelure auburn se hérissait sur sa tête en piques mal coiffées et il affichait cet air revêche qu'avaient les mauvais garnements. Sa main droite était fourrée dans sa poche, tandis que la gauche tenait les tiges décaties de fleurs autrement sublimes, contraste frappant avec sa tenue rapiécée et ses joues égratignées. Derrière lui, Emily remarqua un autre enfant, âgé de 7 ou 8 ans peut-être, accroché au pantalon de son aîné comme si sa vie en dépendait. Ses grands yeux noirs luisaient d'un mélange de curiosité et de peur. En tout cas Emily n'en connaissait aucun des deux ; et en même temps, elle ne connaissait pas grand monde. La fillette soupira, resserrant son petit poing sur la hanse de l'arrosoir. Étrangement, ce soir là elle sentait qu'elle était en train de perdre courage.
- Ça sert à rien de toute façon, dit-elle avec amertume. Elles poussent pas quoique je fasse.
Le garçon haussa les épaules.
- Si tu les inondes comme ça, pas étonnant!
Emily se renfrogna et baissa la tête, s'enterrant honteusement sous sa longue chevelure blanche. Elle n'était qu'une incapable, pas même fichue de faire pousser une malheureuse fleur. Voyant qu'il l'avait contrarié, le garçon roux afficha une moue dubitative, penchant doucement la tête sur le côté comme s'il tentait d'apercevoir son visage derrière sa barrière de cheveux. L'enfant aux yeux noirs l'imita, toujours accroché à son pantalon. Ainsi, Emily avait la sensation d'être fixé par deux chats curieux et cela ne faisait qu'empirer son malaise. Elle aurait voulu se fondre sous terre.
Soudain, une main entra dans son champ de vision. Elle releva les yeux. Le garnement s'était penché au dessus de la clôture, le bras tendu dans sa direction.
- Je m'appelle Oscar, dit-il. Elle c'est Hameline. Et toi?
Planquée derrière sa chevelure, elle observa tour à tour le visage amoché du dénommé Oscar, la bouille timide de la petite Hameline, puis la main tendue. Elle réalisa soudain qu'elle n'avait jamais échangé son prénom avec personne, à part les adultes qui prenaient soin d'elle. Son cœur accéléra son tambour, de peur ou peut-être d'excitation face à la nouveauté.
- Emily, répondit-elle en acceptant timidement la poignée de main.
Sous sa paume, la peau d'Oscar lui semblait rêche, caleuse, abîmée. Il devait sûrement beaucoup travailler. Muet, il la dévisagea fixement d'un regard qu'elle n'aurait su qualifier. Pourquoi l'observait-il ainsi? Elle se figura qu'il devait voir en elle mille imperfections honteuses et ridicules. C'était forcément ça, elle était si gauche après tout.
- Q-quoi? bredouilla-t-elle, gênée.
Sans crier gare, il préleva une fleur de son bouquet et la lui ficha sous le nez. Un doux parfum exhalait des pétales blancs.
- Tiens c'est pour toi. En attendant que tu réussisses à faire pousser les tiennes.
Emily s'empara timidement de la rose blanche, n'osant même plus regarder le garçon dans les yeux.
- Met là devant ta fenêtre, il parait que ça porte chance!
Et sûr ses mots, il s'en alla en trottinant. Hameline le suivit au pas de course, mais s'arrêta quelques mètres plus loin pour se retourner vers la blonde. Ses cheveux sombres encombraient son visage sale, pourtant Emily aurait juré qu'elle souriait. En silence, la minuscule et frêle Hameline passa un pouce sous sa gorge. Puis, toujours aveuglée par ses mèches noirs, elle se lança à la poursuite d'Oscar, manquant de se rétamer sur la route à plusieurs reprises. Les deux garnements disparurent au loin et Emily resta seule dans son jardin, sa rose à la main, se demandait si elle ne venait pas d'imaginer tout cela.
Stupéfaite, elle s'en retourna dans sa maison. Un éclat de vert attira son regard. Là, sur la chaise de la cuisine, la pièce de tissu reposait sagement. Sorën avait oublié son écharpe. Ni une ni deux, la fillette s'en empara, enfila ses bottes et sortit dans la rue en trombe. Si elle se dépêchait, elle avait encore le temps de lui rendre.
___
Sous les pattes du monstre, Emily vivait à peine. Son regard vitreux accrochait celui de Sorën, appelant silencieusement à l'aide. L'un de ses bras pendait horriblement à son épaule, retenu seulement par quelques filaments de chair. De profondes traces de crocs s'imprimaient sur son flan, imbibant sa robe d'un rouge vif.
- Sorën, décale toi!
La voix le ramena à lui-même, mais trop tard. D'un bond, l'immonde bête se jeta sur lui, gueule grande ouverte. Il n'aurait pas le temps de l'éviter. Une paire de mains l'empoigna par les épaules et le tira sur le côté, juste à temps pour esquiver la morsure fatale de l'animal. Roulant au sol dans les bras de son sauveur, Sorën se redressa tant bien que mal sur ses coudes et aperçu un visage familier à quelques centimètres du sien. C'était lui. Le type louche dont il ignorait encore le nom venait de lui sauver la vie. Ses yeux bruns courroucés le dardaient d'éclairs.
- Reste concentré, ordonna-t-il.
D'abord étonné de voir que son suspect n'était pas un loup tout compte fait, Sorën n'eut cependant pas le loisir de se questionner davantage. À quelques mètres de là, le véritable monstre se préparait à relancer l'offensive. Sorën se remit sur pieds en un éclair et tendit une main à son sauveur pour l'aider à se relever, se promettant de lui présenter ses excuses s'ils sortaient vivant de cet enfer.
Mais il ne s'enfuirait pas sans Emily.
Le loup grogna et se rua de nouveau vers eux, exultant de folie meurtrière.
- Toi à droite, moi à gauche! lança Sorën dans le feu de l'action.
La moindre hésitation pouvait leur valoir la mort. Alors Sorën esquiva vers la gauche, l'autre sauta sur la droite et la mâchoire du monstre se referma sur le vide. Cependant, ils savaient tous deux que ce stratagème grossier ne marcherait pas une seconde fois. Chaque instant passé dans cette rue était un pas de plus vers la mort.
Acculé contre un mur, Sorën sentit se dessiner sous sa botte une petite excroissance de pierre. Là, à la jonction entre la route pavée et le cadre de métal d'une plaque d'égout, une imposante dalle de pierre s'était légèrement déchaussée de la voie. C'était sa chance. Sans hésiter, il glissa ses doigts sous la brèche et, enflammé par l'adrénaline qui parcourait ses veines, souleva le lourd rectangle de pierre pour l'envoyer de toutes ses forces en direction du loup. La dalle vint se fracasser violemment sur le crâne de la bête, qui tituba sous le choc. Elle n'était pas assommée, mais semblait au moins un peu sonnée. Profitant de ce court sursis, Sorën se précipita vers Emily et s'agenouilla à ses côtés. La jeune fille était mal en point : pâle comme la mort et tout aussi froide, elle baignait dans une marre de son propre sang. Son bras avait été lacéré, presque broyé par les crocs du loup, mais par miracle, elle respirait encore. Sorën s'empressa de déchirer sa manche pour créer un garrot de fortune autour de son épaule.
- On a pas le temps pour ça, l'interpella son compagnon d'infortune, jetant quelques regards inquiets en direction du loup.
- Pas question que je parte sans elle.
Liant le geste à la parole, il prit la petite dans ses bras, s'assurant que son membre blessé ne pendait pas dans le vide. Le feu même de la vitalité pulsait en lui, rébellion ultime face à l'imminence de la mort. Emily vivrait. Il refusait la possibilité de l'abandonner à son sort, même s'il devait lui-même y laisser sa peau.
- Tiens bon, petite sœur, murmura-t-il.
Malheureusement, ces quelques secondes avaient laissé au loup le temps de se rétablir et il était plus furieux que jamais. Ses yeux écumaient d'une rage destructrice et de longs filets de salive dégoulinaient de ses crocs acérés. Il attaqua de nouveau, plus rapide et plus imprévisible encore. Sorën sentit tout les muscles de son corps se tendre et plia les jambes, prêt à détaler sans se retourner. Au fond il le savait, son corps de simple humain n'avait aucune chance face à la force brutale et démesurée de ce colosse vorace. Il le savait, mais il ne mourrait pas sans avoir essayé. Le grondement de la bête était tout prêt, il aurait presque pu le sentir vrombir dans ses propres tripes.
Soudain, un sifflement aigu trancha l'air et le monstre se cabra de douleur, interrompant sa course en s'écrasant au sol. Une flèche. Mais qui avait tirer? Pataugeant lourdement sur la chaussée maculée de sang frais, couinant pitoyablement de douleur, le loup replia sa patte blessée sous lui et se sauva sans demander son reste. Le silence retomba. Alors seulement, Sorën osa respirer de nouveau. Le souffle haletant, il chercha des yeux l'être qui venait de mettre en déroute leur ennemi. Une silhouette se détachait dans l'ombre à l'angle de la rue. En plissant des yeux, on pouvait apercevoir la courbe d'un arc puissant logée dans sa main.
- Tout va bien? lança un timbre masculin préoccupé.
Des pas claquèrent sur le pavé, jusqu'à ce qu'enfin la lumière de la Lune ne révèle l'apparence du mystérieux tireur. Grand et robuste, les traits emprun de noblesse, l'homme d'une trentaine d'années lui fit forte impression. Il se dirigea d'abord vers le brun vêtu de noir. Visiblement, ils se connaissaient.
- Erian, tu n'as rien? demanda le chasseur.
Erian, c'était donc ainsi qu'il s'appelait. Enfin, Sorën avait un nom à mettre sur le visage de cet inconnu.
- Non, ça va, répondit le dénommé Erian. Où est Merinya?
- Elle est en sécurité, ne t'inquiète pas. C'est elle qui est venue me chercher. Et ceux qui t'accompagnent, comment vont-i...
Il s'interrompit à la seconde où ses yeux se posèrent sur Emily. Nichée dans les bras de Sorën, l'enfant maculée de sang semblait plus morte que vive. Le chasseur frémit d'horreur à la vue de son bras déchiqueté.
- Elle respire encore, justifia Sorën, tremblant du sursaut d'adrénaline qui l'avait envahit plus tôt. On peut la sauver.
L'homme acquiesça sans tergiverser, raffermissant solidement sa prise sur la hanse de son arc. Son regard luisait à présent d'une force tranquille et bienveillante. Il semblait capable d'essuyer n'importe quelle tempête sans ployer.
- Dans ce cas je vous couvre, répondit-il.
Le temps n'était pas aux discussions à rallonge. Le chasseur semblait l'avoir comprit et Sorën lui en était très reconnaissant. Il aurait tout le loisir de le remercier plus tard.
Le petit groupe ne s'attarda pas plus longtemps et s'élança dans les rues, guider par le chasseur. Sorën était un peu ralenti par le poids d'Emily, mais il tenait bon. La mort pouvait les attendre à chaque tournant s'ils ne faisaient pas suffisamment attention. Le chasseur et son fusil constituaient cependant un avantage considérable, comparé à tout à l'heure. Avec lui, peut-être bien qu'ils avaient une chance de s'en sortir.
Mais lorsqu'ils sortirent du village et s'engagèrent sur un sentier cahoteux bordé de ronces, Sorën commença à douter. Ils fonçaient tout droit vers la forêt. Autrement dit, l'endroit parfait pour une embuscade des loups. Au cœur des arbres, leur visibilité serait considérablement réduite, alors que les loups, eux, pourraient les repérer sans mal. Sorën grinça des dents. Ça ressemblait fort à une idée suicidaire.
- Où allons nous? demanda-t-il, peu rassuré.
- Ne t'inquiète pas, répondit Erian. Erik sait ce qu'il fait, on y sera en sécurité.
Le chasseur, Erik puisque c'était son nom, tourna la tête vers lui et lui adressa un sourire déterminé, comme pour lui dire "fais moi confiance". Il les avait sauvé jusque là, mais prenait-il la bonne décision? Tout les sens de Sorën lui criait de faire demi-tour et de s'éloigner de cette foutue forêt.
Pourtant, il décida de lui faire confiance.
C'est alors qu'une gigantesque masse ombrageuse jaillit des fourrés et percuta de plein fouet le chasseur, le propulsant à plusieurs mètres de là. Sorën et Erian s'arrêtèrent immédiatement, prit de court par la rapidité de l'action. Comment avaient-ils pu se laisser approcher sans rien remarquer?
- Erik! s'écria Erian.
Le chasseur s'écrasa au sol et roula sur quelques mètres avec la bête qui l'avait attaqué. Le loup s'était approché si vite dans leur angle mort, que personne ne l'avait vu venir. Plus petit et plus maigre que le précédent, il restait pourtant bien plus massif qu'un canin ordinaire.
Plaqué sur le dos, Erik se débattait avec l'animal, bloquant de son arc la mâchoire hérissée de pics qui tentait de lui arracher la gorge. Même si le loup était plus petit que les autres, il ne s'en sortirait pas seul. Il lui fallait une diversion. Sorën confia Emily à Erian et s'empara d'une épaisse branche morte qui gisait sur le bord du chemin. De cette masse improvisée, il frappa le flanc exposé du monstre et Erik acheva de l'expulser d'un violent coup de botte. Le loup roula dans la poussière et se rétablit presque aussitôt sur ses pattes en grondant férocement.
- Maintenant, achève le! cria Sorën.
Erik se redressa à genoux en grimaçant de douleur et banda son arc. La flèche fendit l'air en une fraction de seconde, mais le petit loup agile bondit de côté et l'esquiva presque par miracle. Erik pesta. Rater une cible de si prêt, ça ne lui ressemblait pas. Lorsqu'il eut fini d'encocher une nouvelle flèche, le loup avait déjà déguerpi.
Le calme retomba. Finalement, ils l'avaient tous échappé belle.
- Dépêchons nous avant qu'il ne revienne avec le reste de la meute, suggéra Erian, toujours agenouillé prêt de la petite fille inconsciente. Je ne sais pas pour vous, mais personnellement n'ai aucune envie d'en croiser un troisième.
Sorën acquiesça. Mieux valait se carapater en vitesse. Il s'accroupit prêt d'Emily, s'assurant au passage que la petite vivait toujours. À son grand soulagement, c'était le cas.
- Erik, tu devrais fermer la voie cette fois-ci, reprit Erian. Si un autre loup arrive, il le fera probablement de derrière, depuis le village. Mieux vaut que tu sois en position pour viser.
Pas de réponse.
- Erik?
Erian se retourna juste à temps pour voir son ami s'effondrer lourdement dans la poussière. L'archer demeura inerte. Aussitôt, Erian accourut vers lui. Lorsqu'il le retourna sur le dos, il se crispa immédiatement de stupeur. Erik ne bougeait plus et pour cause, une partie de son abdomen avait été sauvagement arrachée, laissant un trou béant dans sa chair. Erian grimaça de dégoût.
- Et merde...
___
Je ferais remarquer qu'il est extrêmement difficile de mettre en scène plusieurs personnages dont le nom n'a pas encore été révélé. Un vrai calvaire que j'espère ne plus jamais avoir à m'infliger, au risque de péter une douille pour de bon.
Pas d'illustration pour ce chapitre.
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