Valse à trois temps - 2 /2


Fred


Parfois, je me mettrais bien des claques. Même si je viens de m'en prendre deux retentissantes en quelques minutes. Au final, je me dis que c'est peu cher payé.

Quel con j'ai été.

Mortifié, je me passe les mains sur le visage. Je fais toujours tout foirer, il faut croire que c'est dans mes gènes. Si Isadora ne revient pas alors que le championnat du monde est si proche, cette fois-ci ma chère mère ne me pardonnera pas.

J'ai vraiment merdé.

Tout ça pour un coup d'un soir dont je me souviens à peine. Lamentable. Que deviendrai-je si elle me met à la porte ? Je ne sais rien faire d'autre que ça. Je me vois mal chercher du boulot à vingt-cinq piges, sans diplôme, avec, pour unique expérience sur mon CV, des trophées de danse de salon.

Pathétique.

Je me donne l'impression d'être un gosse toujours dans les jupons de sa mère. Comment vais-je pouvoir me sortir de ce pétrin ? Je relève les yeux au moment où Jae répond au téléphone. Au moins, il y en a un que cette situation arrange. Je n'imagine que trop bien le plaisir qu'il doit ressentir à me voir plus bas que terre. Le chouchou n'est pas près d'être détrôné.

Mon amertume disparaît à la seconde où je vois son visage se décomposer. Anne est au bout du fil. La crainte qu'il ne lui soit arrivé quelque chose de grave me contracte l'estomac et remplace tout le reste. Nous sommes concurrents, pas ennemis. Je ne peux pas compter le nombre d'heures que nous avons passées à nous entraîner tous les quatre. Je m'approche de lui et essaie de capter son regard. Il est blanc comme un mort. Ce qu'il vient d'apprendre semble vraiment grave. En silence, je lui demande ce qui se passe, mais il ne réagit pas.

— D'accord. Prends soin de toi, souffle-t-il d'une voix atone.

Il raccroche et s'effondre sur le banc. Je m'accroupis devant lui pour tenter d'obtenir des explications.

— Anne va bien ?

Il ne bouge pas. Ses yeux voilés fixent le vide. Je commence franchement à flipper.

— Jae, réponds-moi ! C'est grave ?

La main sur son genou, je me penche vers lui pour le forcer à me regarder, ce qu'il finit par faire. Il m'observe en silence, les traits tirés. Le voir dans cet état m'inquiète. J'ai l'impression qu'il pourrait s'évanouir d'une seconde à l'autre.

— Respire un grand coup mon gars et dis-moi.

Je presse mes doigts sur sa cuisse pour le pousser à réagir. Contre toute attente, il se plie à ma demande. Il prend une lente et profonde inspiration, avant de parler d'une voix incertaine que je ne lui connaissais pas, lui qui d'habitude est si sûr de lui - Monsieur le prétentieux de service.

— Anne, elle s'est...

— Elle... ? l'invité-je à continuer, anxieux de la suite.

— Elle s'est cassé la jambe.

Je bloque pendant deux secondes en le dévisageant bêtement.

— C'est tout ?

Soulagé, je me redresse. J'ai eu une peur bleue pour une simple fracture. J'en rirais presque. Il soupire longuement, le visage entre les mains.

— Tu ne comprends pas. Notre avenir est foutu.

— Mais non, tu dramatises ! Dans quelques semaines, on n'en parlera plus.

Il se relève d'un mouvement brusque. Surpris, je titube en arrière.

— Dans quelques semaines ? s'écrie-t-il. Et le championnat, tu y penses ? C'est fini pour nous. C'est fini pour moi !

— Oui, c'est vrai, réalisé-je en me grattant la nuque. Le principal c'est qu'elle aille bien. Tant pis pour cette fois-ci, tu retenteras l'année prochaine.

— T'es débile ou tu le fais exprès ! Est-ce qu'au moins ça a la moindre importance pour toi ? Tout le monde n'a pas la chance d'être entretenu par maman !

Il me fusille de son regard bridé. Estomaqué par ses propos acerbes, je serre les poings de colère contenue.

— Tu ne sais absolument pas qui je suis et ce que je pense, alors tes remarques, tu te les gardes ! Je disais juste que sa santé est plus importante.

— N'essaye même pas de me culpabiliser, siffle-t-il entre ses mâchoires crispées. Ce concours était ma chance d'avoir un avenir meilleur, bordel !

Je reste sans voix. Colère et pitié se bataillent en moi. Je sais mieux que personne les épreuves qu'il a endurées pour en arriver là. Par contre, je ne comprends pas qu'on puisse en faire sa priorité et tout sacrifier pour ça. J'essaie de garder mon calme et d'adopter un ton posé.

— Ce n'est qu'un putain de sport ! La vie ne se résume pas à ça.

— Dixit celui qui vit au-dessus d'un studio de danse et qui ne vit que grâce à ça. Ô, et j'oubliais : le rejeton des deux meilleurs compétiteurs de leur génération. Ne viens pas me faire la morale alors que ta vie ne tourne qu'autour de ça !

Il a raison. Bordel. Il a entièrement raison. Et ça me fait chier au maximum. Je soupire, une main dans les cheveux.

— Peut-être. Je suis juste soulagé que ce ne soit pas plus grave pour Anne. J'ai eu peur et je suis désolé pour le concours. On est tout les deux dans la merde maintenant.

On se dévisage sans un mot pendant de longues secondes. Je vois dans ses pupilles que la colère retombe. J'ai conscience qu'elle n'était pas vraiment dirigée contre moi. Je décide de laisser couler. Je pense ce que je lui ai dit : lui et moi, on est dans le même bateau, alors autant éviter de se tirer dans les pattes.

— Il reste deux mois, c'est peu, mais rien n'est perdu. Attendons le retour de Paloma et nous aviserons tous les trois, d'accord ? proposé-je.

Il acquiesce de la tête et nous nous asseyons côte à côte. Dans un silence pesant, nous nous plongeons dans nos pensées pour patienter.



Une bonne heure s'est écoulée - voire plus, je ne suis pas certain - avant que Paloma ne revienne. Jae tournait dans le studio comme un lion en cage. Heureusement qu'elle est arrivée, je crois que j'aurais fini par devenir fou à le voir s'agiter dans tous les sens. Dès que le bruit de la porte résonne, nous nous ruons à sa rencontre. Son expression fermée n'annonce rien de bon. Son regard percute le mien et me stoppe presque net dans mon élan. Il me donne une envie subite de m'enfuir loin d'ici. Très vite son attention se dirige vers Jae. Elle s'approche et l'enveloppe d'une étreinte réconfortante. Le genre d'égard qu'elle ne m'offre jamais.

— J'ai eu Anne au téléphone, commence-t-elle en tapotant sa joue d'une caresse apaisante. On va trouver une solution, d'accord ?

Sans un mot, il hoche la tête et semble se calmer instantanément à son contact. Elle est douce et affectueuse. Ce côté d'elle, je ne le connais pas et ça me tord les entrailles de jalousie. Mais je rejette cette sensation acide pour me focaliser sur mon problème.

— Et Isadora ? demandé-je.

D'un mouvement sec, son visage se tourne vers moi et son regard me foudroie. Je jurerais sentir ses yeux me transpercer. J'en ai la chair de poule. Je m'éloigne par prudence et me fais tout petit. Ce qui n'est pas chose aisée, vu mon mètre quatre-vingt-dix.

— Elle a accepté une offre du Studio Valsera. Elle ne reviendra pas.

Après son regard acerbe, ce sont ses mots tranchants qui m'achèvent. Je suis dans une merde noire. Ma chère mère ne me pardonnera jamais une si grave erreur. J'ai la sensation de me prendre un seau d'eau glacée en pleine figure. Le pire c'est que je ne peux en vouloir qu'à moi-même.

— Comment ? bafouillé-je. Si vite ?

Elle se détache enfin de Jae pour me toiser avec froideur.

— Ils l'avaient approchée il y a un moment déjà. Elle avait décliné. Tu lui as donné une bonne raison de changer d'avis. J'ai tout essayé pour la convaincre. Malheureusement, c'était peine perdue. Ton comportement l'a profondément blessée.

— Mais...

Ses yeux plissés de colère et de déception me dissuadent d'en dire plus - me faire petit, mon nouveau crédo.

— La situation est grave. Cependant, elle n'est pas désespérée. Je vais organiser une audition aussi tôt que possible. Il nous reste deux mois. Si nous trouvons les bonnes partenaires, vous aurez assez de temps. Vous devrez travailler d'arrache-pied pour atteindre un bon niveau. Je suis certaine que c'est réalisable. Nous allons y arriver.

Elle sourit affectueusement à Jae, avant de me lancer un dernier regard meurtrier. Sur ce, elle se détourne et va s'enfermer dans son bureau. Jae et moi nous observons en silence. La chance que nous trouvions une danseuse convenable en si peu de temps est infime. En dénicher deux relèverait du miracle. Pourtant, c'est l'unique espoir qu'il nous reste.

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