Valse à trois temps - 1 /2
"Il y aura toujours des gens pour faire leurs courses au milieu des bombes, valser tandis que le Titanic s'enfonce, faire l'amour pendant que le Vésuve entre en éruption."
Michiel Heyns
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Jae
C'est une excellente journée.
Immobile au pied de mon immeuble, je profite des senteurs douces et fleuries de ce début du mois de juin. Les rayons du soleil inondent la ville et caressent mes épaules. J'inspire à pleins poumons cet avant-goût d'été, promesse de jours meilleurs. Je m'engage sur la chaussée, un sourire aux lèvres alors qu'une brise légère agite mes mèches bien ordonnées. D'un geste machinal, je me recoiffe et prends la direction du studio de danse d'un pas assuré pour quelques heures de répétition.
Pendant ma marche, je remarque les coups d'œil appuyés des femmes que je croise. J'adore attirer l'attention, même si je ne m'y attache guère. J'ai conscience d'être plutôt agréable à regarder et j'en joue. La question est de savoir ce qui leur plaît le plus : mon corps délié de danseur ou mes traits asiatiques. Mais peu m'importe pour le moment, une seule chose occupe mon esprit et efface tout le reste : le championnat international de danse de salon qui se déroulera dans deux mois à Londres. Une cinquantaine de couples venus des quatre coins du globe se disputeront le titre de champion du monde. Ma partenaire, Anne, et moi faisons partie des favoris. Nos chances de remporter la victoire n'ont jamais été aussi grandes. Cette compétition va changer ma vie.
Ce début de week-end va nous permettre de retravailler les derniers détails. Je suis confiant, nous sommes prêts. Cette année sera notre année. J'en suis certain. Elle et moi avons travaillé d'arrache-pied pour atteindre la perfection. Mon rêve va bientôt devenir réalité.
Arrivé à destination, la porte s'ouvre et je tombe nez à nez avec une jeune femme. D'un geste, je fixe une nouvelle fois mes mèches ébène et lance mon sourire de tombeur, celui-là même qui m'a permis de gagner mes plus gros contrats. Les juges n'y résistent pas. Je le travaille depuis de nombreuses années et il ne m'a jamais fait défaut. Mon charme ravageur atteint sa cible - comme toujours - et la demoiselle s'empourpre violemment. Je me déporte sur le côté pour l'inviter à sortir. Elle se hâte de le faire dans un déchaînement d'œillades énamourées. Satisfait de mon effet, j'entre à l'intérieur du bâtiment.
Ravi, je monte les escaliers qui mènent à la salle de répétition. La musique me parvient aux oreilles et accroît ma bonne humeur. Les notes d'une valse résonnent dans le couloir et d'emblée, mes terminaisons nerveuses se mettent à frissonner.
J'aime ça... la danse.
Je suis fait pour ça. Je pourrais y consacrer ma vie entière. Cette évidence me pousse à me lever le matin et me porte chaque jour. C'est pourquoi cette compétition est si importante à mes yeux. Avec l'argent et la reconnaissance du premier prix, je pourrais ouvrir mon propre studio. Je pourrais avoir tout ce dont j'ai toujours rêvé. Cet espoir m'accompagne plus que jamais aujourd'hui. J'arrêterais mes deux boulots et vivrais enfin de ma passion. Finies les heures supplémentaires pour payer les factures, les fins de mois difficiles, le manque de temps pour une vie sociale et amoureuse... J'enverrais balader mes connards de patrons. Cette bande d'ignares qui me prend de haut, moi et " mon sport ringard ". Ils n'y connaissent rien. S'ils m'avaient vu danser ne serait-ce qu'une fois, ils ne tiendraient pas le même discours, c'est une certitude.
J'entre dans l'immense pièce d'où provient la musique. Cinq couples tournent en rythme sur la piste. Les jupes virevoltent. Les pieds glissent sur le sol et suivent le tempo.
— Monique, redresse les épaules. Jacques, plus de tension dans les bras. On dirait de la guimauve.
Je reconnais bien là la douceur de Paloma, la propriétaire des lieux et professeure des nombreux débutants qui se bousculent sur la piste. Ses cours sont renommés dans tout Paris et la liste d'attente est longue pour s'y inscrire. La cinquantaine florissante, elle n'a rien perdu, ni de son port altier, ni de sa taille fine. Tirée à quatre épingles en permanence, elle mène d'une main de fer les couples sous sa direction.
Je m'approche en douce pour lui planter un baiser sonore sur la joue. Trop concentrée sur ses élèves pour me voir arriver, elle sursaute. Ses sourcils froncés me réprimandent en silence. Malgré ma taquinerie, je retrouve cette fierté dans son regard bleu acier qui ne la quitte jamais quand elle le pose sur moi. D'un geste machinal, elle redresse le col de ma chemise avant de reporter son attention sur les débutants. Elle reprend son cours et m'oublie dans la seconde. Le battement de ses mains marque le tempo.
— Un... deux... trois... On ne perd pas le rythme, mes chéris.
Meilleure danseuse de sa génération, elle a réalisé mon rêve : vivre de sa passion et je l'admire pour ça. Grâce à son enseignement, j'ai atteint un niveau professionnel et suis proche de toucher au but de ma vie. Je contourne le groupe et salue Alban, son mari et ancien partenaire. Il se bat avec un disque vinyle pour le sortir de son emballage. Il s'évertue à utiliser la platine plutôt que le matériel flambant neuf qui équipe pourtant l'école. Comme à son habitude, il répond à peine à mon salut, complètement plongé dans son monde. Il fait presque partie des murs et suit Paloma comme son ombre. Je ne pense pas l'avoir entendu lever la voix une seule fois depuis que je le connais. Mais sa présence est une douce habitude réconfortante.
Je m'enfonce dans la salle pour atteindre une deuxième pièce, plus exiguë. Elle sert aux danseurs pro, ce qui se résume à deux couples : Anne, moi, Isadora et Fred, le fils de Paloma. À travers les panneaux vitrés, j'aperçois justement mes deux concurrents en pleine dispute.
J'hésite une seconde avant d'ouvrir la porte pour leur laisser un peu d'intimité. Au final, je décide de ne pas m'en soucier. Je suis là pour bosser et n'ai pas de temps à perdre avec leur querelle puérile. À peine ai-je pénétré dans la pièce que le bruit d'une gifle retentissante résonne dans l'air. Bouche bée, je me fige. Fred, les yeux écarquillés, frotte sa joue rougissante.
— Tu n'es qu'un salopard ! Je ne veux plus te voir, tu m'entends ! hurle Isadora au visage d'un Fred abasourdi.
Je n'ai pas le temps de réagir à cette scène - qui me réjouit plus que de raison - que Paloma se rue dans la pièce et s'approche de l'hystérique.
— Isadora, ma chérie, calme-toi.
— Non, je n'en peux plus !
Elle cache son visage derrière ses mains et fond en larmes. Aussitôt, Paloma l'entoure de son bras pour lui tapoter l'épaule.
— Nous allons arranger ça, tu vas voir.
Elle essaie vainement de la calmer, tout en fusillant son fils du regard. Celui-ci reste immobile, soit trop choqué pour bouger ou complètement indifférent - j'ai du mal à savoir. Malgré la tentative d'apaisement de sa coach, Isadora gémit dramatiquement d'une voix suraiguë. Les larmes ravagent son visage. Les nombreuses couches de maquillage coulent le long de ses joues et rendent sa crise encore plus pathétique.
— Noooon, il a recommencé ! C'est trop. J'abandonne. C'est terminé !
D'un geste vif, elle se dégage des bras de sa professeure et s'enfuit hors de la pièce dans une explosion de sanglots déchirants. Paloma amorce un pas pour la rattraper, avant de se tourner vers son fils qui n'a toujours pas bougé d'un cil.
— Mais fais quelque chose ! ordonne-t-elle d'une voix tranchante.
Devant l'immobilisme de son rejeton, elle lance un cri de fureur avant de se précipiter à la suite de la fuyarde. Le calme revient soudain. Je confirme que, décidément, c'est une excellente journée. M'avançant un peu plus dans la pièce, je pose mon sac sur un banc et tente d'être discret pour ne pas enfoncer le clou.
— Bien joué, Don Juan.
Raté. J'ai pourtant essayé. Il me jette aussitôt un regard noir.
— Ta gueule, Jack !
Je crispe les mâchoires face à son dédain et surtout en réaction à ce surnom. Il sait que je déteste qu'il m'appelle comme ça. Je m'apprête à répliquer quand la voix faussement enjouée de Paloma résonne à nouveau dans la grande salle en même temps que le bruit vif de ses talons qui percutent le sol.
— Le cours est terminé pour aujourd'hui, mes chéris. Merci à tous. À la semaine prochaine !
Elle nous rejoint et referme la porte derrière elle pour nous couper du reste du groupe. Aussitôt son ton change et devient glacial.
— Qu'as-tu fabriqué encore ? Elle s'est enfuie. Je n'ai pas eu le temps de la rattraper !
— Je n'ai rien fait !
Malgré sa défense vigoureuse, il fuit le regard inquisiteur de sa mère, tout en frottant sa joue douloureuse.
— Ne feins pas l'innocence avec moi, mon fils. Je te connais, tu as forcément agi bêtement pour la mettre dans un état pareil.
Il grommelle dans sa barbe et fait mine de se détourner.
— Fred, arrête de te comporter comme un enfant et explique-toi. Tout de suite !
Même moi, qui ai toujours bénéficié des faveurs de Paloma, ne voudrais pas être à la place de son fils à cet instant. Des flammes lui sortent par les yeux. La colère irradie de tout son être. Je décide de m'effacer. Je m'assois sur le banc à côté de mon sac, jambes croisées - me faire discret, ok, mais louper le spectacle, sûrement pas. Fred passe une main nerveuse dans ses cheveux en bataille. Il ne semble pas pressé de répondre.
— Je suis sorti hier soir...
— Et ?
Son pied tape sur le sol. Les bras croisés sur sa poitrine, elle s'impatiente et semble à deux doigts d'entrer en éruption. C'est assez fascinant à observer.
— Elle... continue-t-il de moins en moins sûr de lui. Elle m'a surpris avec une... autre femme.
La bouche de Paloma s'entrouvre sur une expression choquée. Sa paupière tressaute dans un tic nerveux. Une seconde passe dans le plus grand des silences. Le calme avant la tempête. Je suis presque tenté de me mettre aux abris... Presque.
— Comment as-tu pu ? À deux mois du championnat...
Sa voix résonne tel un grincement sinistre.
— Je ne lui ai jamais rien promis ! Elle s'obstine à nous voir comme un couple. J'ai toujours été clair dans mes sentim...
Une nouvelle gifle anéantit la vaine tentative d'excuse du condamné à mort. Je contiens avec difficulté un pouffement de rire devant cette scène digne des meilleurs dramas. Il l'entend malgré tout. La mâchoire douloureuse entre les doigts, il me lance un regard furieux.
— Qu'ai-je fait pour hériter d'un fils tel que toi ? Pourquoi n'es-tu pas capable de te conduire correctement ?
Comme s'il venait de se prendre un nouveau coup, il recule d'un pas. D'un uppercut, le mépris de sa mère l'a touché en plein dans le mille. La douleur défigure ses traits pendant un court instant. Je soupire en silence, un peu moins réjoui qu'il y a une seconde. Ces mots sont durs, même pour lui. Mais Paloma n'est pas une mère douce et aimante. Elle est exigeante et rigide. Autant avec elle qu'avec les autres. Si vous n'atteignez pas son niveau, vous n'êtes qu'un être inférieur, sans intérêt. Fred en a fait les frais toute sa vie.
Il est doué. La danse coule dans ses veines, il a ça dans le sang. Pourtant, ce n'est pas une passion, plutôt une obligation, un moyen de plaire à sa mère. C'est toute la différence entre nous. Là où je me tue à la tâche pour atteindre la perfection, il se contente du minimum et prend la vie avec insouciance et légèreté. Seul son talent inné lui permet de rester parmi les meilleurs. Sa propre mère ne supporte pas ce trait de caractère. Nous étions amis avant, il y a bien longtemps. La compétition a tout changé entre nous. Paloma m'a pris sous son aile et sa préférence pour moi a vite détruit les liens qui nous unissaient à l'époque.
— Je vais encore devoir rattraper tes erreurs, continue-t-elle en pointant vers son fils un doigt manucuré à la perfection. Je te préviens, je ne tolérerai plus aucun faux pas de ta part. Tu vas attendre sans broncher que j'arrange les choses, compris ?
Fred hoche la tête, l'air penaud devant la menace.
— Alban, la voiture ! hurle-t-elle.
Elle se détourne et repart de sa démarche rapide. Le claquement de ses talons s'éloigne. Le silence revient après que la porte d'entrée s'est fermée dans un bruit sec. Fred et moi nous observons pendant une seconde.
— Désolé, mec... commençé-je avec douceur.
— Ne joue pas celui qui ressent de la pitié, ça ne te ressemble pas, me lance-t-il d'un ton tranchant. Tu as dû te régaler de cette petite scène.
— Oui, j'avoue. Te voir te prendre, non pas une, mais deux gifles en cinq minutes, c'est quelque chose. Elles ont une de ces détentes...
Il me fixe d'un regard intense avant d'éclater d'un rire qui se termine par un gémissement de douleur.
— Ouais...
Dans un soupir las, il masse sa joue rougie et s'assoit à son tour. Les deux mains sur le visage, il lâche un grognement frustré.
— J'ai encore merdé...
— Rien n'est plus vrai. Qu'est-ce que tu vas faire ?
Dans l'attente de sa réponse, je délace mes chaussures et enfile celles de danse. Après un long moment de silence, il semble enfin avoir trouvé une réponse à ma question.
— Exactement ce qu'on attend de moi : me faire oublier pendant que ma chère mère arrange les choses avec Isadora.
— Et si elle n'y arrive pas ? insisté-je.
Yeux dans les yeux, il prend à nouveau le temps de la réflexion. Un éclair de peur panique passe dans ses pupilles.
— Elle y arrive toujours. Sinon... je te lègue mon costume fétiche après ma mort.
Dans une exclamation amusée, je me lève pour commencer mes étirements.
— T'es con. Tu pourrais tout aussi bien quitter le pays.
— Ta gueule !
Son grognement se perd quand il replonge la tête entre ses paumes. Je ris franchement de la situation. Je ne lui veux aucun mal, mais mon côté compétitif ne peut que se réjouir de cette opportunité. Fred et Isadora sont mes concurrents les plus sérieux. Je sais que même disqualifié, il ne perdra pas grand-chose. Pour lui, ce ne sera pas la fin du monde. Alors que pour moi, l'enjeu est trop important.
Donc, oui... j'avoue, je jubile.
La sonnerie de mon téléphone me sort de mes pensées. Je le récupère et décroche rapidement après avoir découvert le prénom " Anne " sur mon écran.
— Salut ma belle. Je suis déjà à la salle. Tu arrives bientôt ? lui lancé-je d'un ton léger en mimant un pas de côté.
Sa réponse me fige sur place. Le sang quitte mon visage et mon estomac se contracte douloureusement. Les quelques mots qu'elle prononce viennent de détruire la beauté de cette journée et avec eux tout l'espoir d'un futur meilleur...
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