Tango - 2 / 2


Fred

Une fois rentrés, nous reprenons où nous nous étions arrêtés. Soudain je lance un grognement irrité et finis par le lâcher pour m'éloigner.

— Bordel de merde, c'est à chier ! Je n'y arrive pas ! On a l'air de deux trous du cul qui se trémoussent !

Notre alchimie sur la piste est naturelle, presque innée. Enfin... jusqu'à maintenant. Ce soir, je n'y arrive pas et l'irritation grandit en moi de manière exponentielle. Il coupe la musique grâce à la télécommande, récupère sa bouteille d'eau et en boit une longue gorgée sans me quitter des yeux.

— Parle pour toi. Je ne me trémousse pas, je danse, argumente-t-il. Tu n'exprimes rien, voilà le problème.

— Je sais, putain ! Même moi j'en ai conscience, avoué-je dans un râle.

Il m'observe attentivement derrière ses paupières bridées avec un rictus goguenard.

— Qu'est-ce qui te bloque ? Tu n'es pas le plus expressif d'ordinaire, mais là on dirait un trou du cul constipé.

Le coude posé sur la barre murale, le sarcasme vibre dans sa voix. Exaspéré, je lui jette un regard meurtrier et déambule dans la salle de répétition.

— D'habitude, c'est beaucoup plus facile !

— Pourquoi ?

Il demande ça comme s'il ne connaissait pas déjà la réponse à cette foutue question.

— Parce que je danse avec une femme ! éructé-je, hors de moi.

— Et alors ?

Je me tourne vers lui et le fixe avec fureur. Son calme froid et sa mauvaise foi commencent vraiment à me taper sur les nerfs. Il me pousse à bout en faisant celui qui ne comprend pas !

— Tu te fous de moi ? C'est un tango !

— Je le sais et je te repose la question : Qu'est-ce qui t'empêche d'exprimer quelque chose en dansant ?

Je le dévisage d'un air farouche, les poings serrés. La colère enfle au creux de mon estomac.

— Parce que je danse avec toi ! Voilà pourquoi, bordel !

Il se décolle du mur et s'approche d'une démarche féline. Ses yeux se plissent. Une lueur provocante et séductrice s'allume dans ses pupilles. Campé sur mes deux jambes, je l'observe marcher vers moi, malgré une envie soudaine de reculer et de me soustraire à son regard brûlant. Je déglutis avec difficulté quand il se poste à quelques centimètres. Son corps frôle le mien et ses yeux me sondent intensément.

— Parce que je suis un homme, tu n'es pas capable d'exprimer le désir et la passion quand tu danses avec moi ? demande-t-il d'une voix grave.

Je reste sans un mot, n'ayant aucune réponse à cette question. Il lève le bras et lance la musique sans rompre le contact visuel. Les premières notes du Tango Santa Maria de Gotan Project résonnent dans la pièce. Il fait un pas en avant. Sa jambe se faufile entre les miennes. Par automatisme, je bouge en miroir et recule d'autant. Nos corps ne se touchent pas, ils s'effleurent à chaque mouvement. Les bras le long de nos flancs, nous avançons de plusieurs pas en suivant le tempo. Nos pieds nus glissent en silence sur le sol.

— Je suis pourtant un être de chair, de sang... de chaleur, ajoute-t-il dans un souffle.

Il pose ses phalanges sur mon poignet. D'une caresse légère, il remonte le long de mon bras. Sa peau chaude survole la mienne, hérissant mes poils au passage. Il ne me quitte pas des yeux quand sa paume recouvre mon épaule. Il continue son chemin jusqu'à ma nuque qu'il empoigne rudement pour diminuer encore un peu plus la distance entre nous.

— J'ai un cœur qui bat. Je ressens des émotions... du désir.

Sa voix n'est qu'un murmure. Ses yeux détaillent mon visage pour se fixer sur mes lèvres que j'ai soudain besoin d'humidifier. Un pas de plus et cette fois-ci, le vide entre nous disparaît. Son corps se fond contre le mien. Sa chaleur m'enveloppe et me déstabilise. Mon ventre se crispe quand nos bassins bougent au même rythme. J'ai l'impression de ne plus pouvoir réfléchir clairement. J'ai l'esprit embrouillé. Je suis trop concentré sur le contact de son corps, sur ses doigts qui tiennent ma nuque, me guidant dans des mouvements lents et sensuels. Le tempo intime et suave me plonge dans un état second où j'oublie mon irritation, mes doutes, ma colère. Seul compte ce courant électrique qui lie les danseurs pendant un Tango. Nous tournons sur nous-mêmes, une fois, deux fois, trois fois, soudés l'un à l'autre uniquement par ses doigts qui me maintiennent prisonnier de son emprise. Nos regards ne se séparent jamais. Jae semble fouiller aux tréfonds de mon âme pour déterrer ces émotions que je n'arrive pas à exprimer. Sa tête se déplace et longe mon profil. Son souffle chaud s'échoue dans la courbe de mon cou.

— Je suis un être tactile. J'ai besoin qu'on me touche. Alors touche-moi... susurre-t-il.

Un frisson court sur ma colonne vertébrale et la crispation au creux de mon ventre s'intensifie. Engourdi par sa voix grave, j'insinue ma main entre nos corps serrés pour la poser sur lui. Lentement, très lentement, je remonte sur son torse, passant entre ses pectoraux. Je ressens chaque courbe, chaque muscle sous le tissu de sa chemise. Ce n'est pas féminin. C'est chaud, animal, électrisant.

Je m'arrête sur sa poitrine qui se soulève d'une respiration rapide et profonde. Je sens son cœur qui pulse sous sa peau. Je ferme les yeux à cette sensation qui m'émeut plus que de raison. Nos tempes se rejoignent, augmentant un peu plus le contact entre nous. Étroitement enlacés, sa main toujours sur ma nuque, la mienne effleurant sa clavicule, je tombe dans cet état que je connais bien quand je danse. Cette chaleur qui me tord les entrailles et qui éveille mes instincts primaires se propage en moi. J'oublie la technique, les pas. Ce n'est plus la tête qui commande, c'est le corps qui prend le contrôle. Ce sont les émotions qui s'expriment. Ses doigts remontent lentement pour plonger dans mes mèches indomptables.

— Tu le sens, n'est-ce pas ? Le désir... souffle-t-il.

Je suis incapable de parler, de confirmer, parce que, oui, je le ressens, cette attraction, cette étincelle qui ne demande qu'à s'embraser au fond de moi. Ma main se crispe sur le tissu moite de sa chemise qui s'entrouvre. Mes phalanges se faufilent sous son col. Le grain de sa peau glisse sous la pulpe sensible de mes doigts. Soudain, il empoigne mes cheveux et m'oblige à l'affronter. Ses pupilles noires et profondes me tétanisent, augmentant la tension dans mes reins.

— Réponds-moi !

Il me l'ordonne alors qu'il continue à mener la danse. Son corps fusionne avec le mien et impose son rythme. Après avoir dégluti, je réussis à articuler un " oui " haletant.

— Alors, brûle de ce feu et danse avec moi.

Sa main lâche mes cheveux et se presse entre mes omoplates. Nos phalanges se frôlent et s'entrelacent. Nos bras se soulèvent pour se placer en position fermée. Ma paume retrace le chemin jusqu'à son flanc et se loge dans le creux de ses reins. Nous accélérons nos mouvements, tournons de plus en plus vite. Le rythme s'intensifie, initiant des gestes plus rudes et saccadés. Nous dansons comme un couple rongé par le désir et la passion : nous dansons le Tango.

Soudain, son corps se détache du mien, seulement relié par nos mains enlacées. Une atroce sensation de vide s'empare de moi. Il passe sous mon bras relevé en s'éloignant. Je ne pense qu'à une chose : le ramener et retrouver sa chaleur. Je le tire à moi. Il ne résiste pas et dans une rotation, son dos percute mon torse. Ses doigts agrippent mes hanches et glissent vers mes chevilles. Il descend jusqu'au sol, la jambe tendue sur le côté en une pointe parfaite. Impatient de le retrouver, je le relève en empoignant ses épaules. Il remonte dans une lenteur accablante. Son bassin cambré se frotte sensuellement le long de mon corps fébrile. Une fois debout, je le maintiens. En survolant ses bras, mes mains franchissent l'espace jusqu'aux siennes. Je les saisis pour les relever au-dessus de nos têtes et le retourne d'un geste sec.

Nos regards s'accrochent. Une lueur chaude éclaire ses yeux de chat. Il se laisse aller contre moi. Sa jambe repliée se pousse contre ma hanche. Je sens le poids de son corps peser sur le mien et sa chaleur me réchauffe enfin. Ses doigts échappent à ma poigne et encadrent mon visage. Il caresse doucement mes joues, effleure l'arête de mon menton et suit la courbe de ma gorge. J'agrippe son genou relevé et sa taille. Je stabilise sa position et le garde le plus proche possible. Lentement, je recule pendant que son pied tendu glisse sur le carrelage. Après plusieurs pas, il se redresse sans s'éloigner pour autant, pesant toujours lourdement contre moi.

Les dernières notes de la musique s'éteignent dans les enceintes et le silence s'installe entre nous. Seules nos respirations hachurées résonnent dans l'immense pièce vide. Ses phalanges s'éternisent sur ma peau palpitante, nos regards toujours emmêlés. Lentement, l'excitation de cette danse sensuelle retombe. Peu à peu, je réalise ce qu'il m'a fait ressentir, cette attraction, ce besoin... Ce désir...

Merde.

Je m'éloigne, rompant ce contact trop intense et déconcertant. Il chancelle légèrement sans mon appui, avant de se stabiliser. Nous nous observons sans un mot, en reprenant une respiration normale. J'ai du mal à comprendre cet état d'excitation qui pulse encore dans mes veines. Je n'ai jamais ressenti une fusion aussi intense avec mes précédentes partenaires. Perturbé, j'ai subitement besoin de quitter le studio, de quitter le bâtiment, de quitter cet homme aux yeux de chat qui me déstabilise et m'empêche de réfléchir correctement. Alors, j'annonce d'une voix un peu trop incertaine à mon goût :

— Je crois que c'est suffisant pour ce soir. On va en rester là.

Ces traits se crispent une seconde, comme si mes mots l'avaient ébranlé, comme s'il souffrait, mais il se reprend rapidement. Il affiche à nouveau son air calme et froid. D'un hochement de tête, il acquiesce. Sans perdre une minute, je me détourne de lui pour m'enfuir le plus vite possible. Je dois échapper à son aura magnétique et envoûtante. Je dois fuir ces sentiments dérangeants qu'il a insufflés en moi.

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