One Step - 2 / 2
Fred
Jae engloutit une grosse bouchée de sa pizza hawaïenne. Les yeux fermés, il grogne de contentement. J'observe les morceaux d'ananas avec dégoût.
— Comment peux-tu manger un truc pareil ?
Il me jette un coup d'œil de profil tout en continuant de mâcher.
— Comment peux-tu mater un truc pareil ? rétorque-il aussi vite en pointant l'écran.
Choqué par un tel blasphème, j'écarquille les yeux. Mon regard alterne entre les images diffusées et son visage impassible.
— Quoi ? C'est Seul au monde ! Tom Hanks ! Nominé aux Oscars dans la catégorie meilleur acteur. Le film qui t'apprend à survivre sur une île déserte ! m'exclamé-je avec de larges gestes des mains.
— Ça a au moins vingt ans. Tu n'as rien de plus récent ? Et puis, comment ça " sur une île déserte " ? Le mec travaille chez FedEx.
— Il finit sur une île après le crash de son avion. Si tu veux savoir la suite, il faudra regarder ce chef-d'œuvre, Jack.
— C'est Jae Hyuk, enfoiré ! grogne-t-il en reprenant une bouchée.
— Je sais, le nargué-je avec un sourire en coin. Mais, je préfère Jack.
— Pas moi, alors arrête de m'appeler comme ça. Respecte au moins mes racines.
Je me fige, stupéfait. Je n'avais pas vu ça sous cet angle. Je ne disais pas ça pour le blesser ou le stigmatiser, c'est juste... que ça me fait marrer de l'enrager. Je vais peut-être trop loin ? On se connait depuis tout petits et je réalise soudain que je ne sais rien sur lui, à part sa passion pour la danse. Je ne sais même pas s'il est vraiment gay ou pas. C'est dingue, on a passé quasiment notre vie entière l'un à côté de l'autre et c'est un inconnu. Je n'ai jamais rencontré ses parents. Je sais qu'il a vécu pendant longtemps avec sa grand-mère avant qu'elle ne décède et que le reste de sa famille vit en Corée. Je ne sais même pas s'il a encore des relations avec eux. Nous ne sommes pas proches lui et moi, c'est une évidence. L'ai-je repoussé au point de ne rien savoir sur lui ? C'est la deuxième fois qu'il vient dans mon appartement et la première que nous mangeons ensemble. Notre rivalité nous a-t-elle tant éloignés ? J'observe les traits lisses de sa peau claire et décide de faire amende honorable.
— Pardonne-moi. Je ne voulais pas.
— Laisse tomber. Pas besoin de t'excuser, juste... Arrête.
— D'accord.
Je reprends ma pizza extra chorizo et piments comme si de rien n'était et me refocalise sur le film. Incrédule face à mon changement d'attitude, il m'étudie avec un sourcil relevé.
— Tu vas vraiment le faire parce que je te le demande ?
— Oui, confirmé-je en continuant de manger.
Il plisse les paupières, me sondant avec intensité, comme s'il ne me croyait pas une seule seconde.
— C'est... bizarre. Que vas-tu exiger en échange ?
— Rien, affirmé-je avec la bouche pleine, l'attention toujours fixée sur Tom.
Il ne me quitte pas des yeux, cherchant une faille dans ma déclaration. Je finis par soupirer et repose ma part de pizza entamée.
— On est partenaires maintenant. Si on veut que ça marche entre toi et moi, on doit s'impliquer. Je suis prêt à le faire de mon côté en tout cas. Je n'avais pas réalisé que ça pouvait te blesser et je m'en excuse. À partir d'aujourd'hui, je respecterai ta demande.
Je récupère ma portion et me réinstalle face à la télé. Du coin de l'œil, je le vois m'observer, avant de remuer pour continuer à manger.
— Merci, marmonne-t-il au bout de quelques secondes.
Concentrés sur le film, nous restons silencieux plusieurs minutes. Puis à nouveau, je le relance.
— Ça a une signification ?
Il pivote son visage perplexe vers moi, m'interrogeant du regard.
— Quoi ?
— Ton prénom ? Tous les prénoms asiatiques ont un sens, le tien aussi, non ?
Il arque un sourcil. Ses yeux me scrutent, suspicieux.
— Pourquoi ça t'intéresse soudain ?
Il semble déstabilisé par mon comportement de ce soir. La prise de conscience qui m'a percuté à l'instant me fait ressentir le besoin d'en apprendre plus sur lui. Je ne comprends pas la raison pour laquelle je n'ai jamais voulu en connaître davantage sur sa vie. Enfin si... J'ai bien une petite idée sur ce qui nous a éloignés toutes ces années. Cependant, j'ai la sensation que c'est différent entre nous à présent. Nous avons un objectif commun. Nous ne sommes plus des concurrents, nous sommes un duo, des partenaires. Je ne me vois pas le toucher, être aussi proche de lui physiquement si je n'en connais pas un minimum. J'ai envie, non... J'ai besoin d'en savoir plus.
— Je te l'ai dit, je veux faire des efforts.
Il ne me répond pas immédiatement. Ses yeux me sondent intensément. Je ne me dérobe pas, je lui prouve que je suis capable de ne pas me défiler. En tout cas, je veux croire que je peux le faire.
— " Jae " signifie magnétique et " Hyuk " veut dire littéralement être éclatant, brillant.
Il se racle la gorge et détourne le regard, comme s'il était gêné. Mes lèvres s'étirent autant par sa réaction - à l'opposé de son arrogance habituelle - que par cette signification qui lui colle à la peau. Je me retiens de me moquer. Je ne veux pas gâcher ce moment entre nous.
— C'est... beau.
C'est tout ce que j'ajoute. Mon regard fixe toujours les images qui continuent de défiler. Il me jette un coup d'œil, sûrement surpris que je n'enfonce pas le clou. De mon côté, je me contente de mâcher ma pizza. Quelques minutes de plus s'écoulent avant qu'il ne reprenne la parole.
— Je me suis toujours demandé si Fred était le diminutif de Frédéric.
Amusé, je frotte mes mains l'une contre l'autre pour enlever les dernières miettes.
— Non, c'est Fred tout court. Paloma a une passion pour Fred Astaire.
Il braque des yeux étonnés sur moi.
— Vraiment ? Je ne le savais pas. C'est bien son genre.
— Ouais... Ça aurait pu être pire. J'aurais pu m'appeler Rudolf ou Maurice.
Il rit franchement de ma plaisanterie, la tête rejetée en arrière. Ses paupières se plissent pour recouvrir totalement ses iris brillants de malice.
— Maurice t'irait...
Je l'empêche d'en dire plus en le poussant par l'épaule, ce qui ne fait qu'augmenter son rire et agrandir mon sourire.
— Ne dis rien ! Je me contenterai de Fred. Même si je ne suis pas sûr d'être à la hauteur du personnage.
Son hilarité s'évanouit soudain pendant qu'il me regarde avec sérieux, toute trace de moquerie disparue. Je crois lire dans ses pupilles de la compassion, de la peine aussi. Il connaît ma relation tendue avec ma mère, même s'il fait partie des sujets qui nous divisent, elle et moi. J'ai l'impression, à cet instant qu'il en est désolé, qu'il pourrait presque s'excuser. C'est un point que je n'ai pas envie d'évoquer avec lui, pas maintenant que notre relation prend un nouveau tournant. Alors, je me réinstalle dans le canapé en attrapant une bière.
— Tu ferais bien de te concentrer sur le film, sinon tu ne vas rien comprendre, lancé-je avec nonchalance.
Il hésite à me quitter des yeux. Il semble sur le point de dire quelque chose, mais finit par abandonner et se réintéresse aux images. Aussitôt, il sursaute dans un juron, surpris par Tom heurtant violemment le plafond des toilettes de l'avion. L'action s'accélère et accapare toute notre attention. Je ne peux m'empêcher de lui jeter des regards à la dérobée. Je ne me l'explique pas, pourtant je suis heureux qu'il soit là, avec moi. J'ai la sensation agréable d'avoir retrouvé quelque chose que j'avais perdu depuis très longtemps, une émotion que je n'avais pas ressentie depuis l'enfance.
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