Abrazo - 2 /2


Fred


— Elle est partie ?

Je grogne en étirant mon dos douloureux et passe mon portable sur l'autre oreille pour soulager ma nuque tendue.

— Oui... soupiré-je. Ce matin. Elle en a pour une bonne semaine à démarcher les plus grands clubs en province.

— Dis donc, elle ne laissera pas tomber de sitôt. C'est la première fois qu'elle abandonne ses cours, s'étonne Paulo à l'autre bout du fil.

— Je sais. Mais il y a Jae, tu comprends. Si ça ne concernait que moi, elle m'aurait foutu à la porte et basta !

— Arrête, ne dis pas ça. C'est ta mère quand même. Elle ne va pas te laisser dans la merde.

— Ouais... Si tu le dis. En tout cas, elle me le fait bien payer. C'est moi qui me suis tapé tous ses cours aujourd'hui et ce jusqu'à son retour. Je ne sens plus mes jambes.

La grimace de douleur que j'affiche lorsque je pétris mes quadriceps n'en est que la triste confirmation.

— Ouh la... Dur, me plaint-il, sincère. Tu veux que je vienne t'aider demain ?

Je ne peux m'empêcher de rire de sa proposition que je devine intéressée. Je l'imagine déjà en plein fantasme : passer la journée entouré de danseuses canons.

— Tu es incapable d'esquisser un seul pas de danse ! Quand on sort en boîte, tu fais le pilier au bar.

— Pour boire ! s'offusque-t-il. Ça permet d'être servi plus vite. Sache que c'est aussi le meilleur endroit pour draguer. Et puis, je sais danser ! Je ne voudrais pas te faire de l'ombre, c'est tout.

— Oh ! Excuse-moi, me moqué-je. Je serais ravi d'avoir quelqu'un de si talentueux avec moi. Ça tombe bien, demain ce sont les groupes des Quinq's qui commencent. Majoritairement des femmes qui seront friandes d'un beau gosse comme toi.

— Des Quinq's ? C'est quoi ça ? Une nouvelle danse ?

— Non, l'éclairé-je avec un sourire en coin. Des quinquagénaires.

Un long silence me répond. J'affiche un rictus amusé tandis que je m'allonge sur le canapé. Il est tellement prévisible.

— Oh mince, j'ai complètement oublié ce rendez-vous demain ! bafouille-t-il plus vite que l'éclair.

— Comme c'est étonnant, m'exclamé-je dans un éclat de rire. Bizarrement, tu es moins pressé de me venir en aide.

— Non, c'est pas ça ! C'est ce truc super important...

Des coups puissants à la porte nous interrompent soudainement.

— Attends, on frappe, l'informé-je.

Mes muscles douloureux m'arrachent un grognement quand je me lève. Qui peut bien venir à cette heure, alors que je ne rêve que d'un bon bain chaud et de mon lit ? Je sens que je n'aurai pas beaucoup de patience avec mon visiteur. J'ouvre la porte brusquement et tombe nez à nez avec Jae. Étonné, je reste silencieux une seconde, l'observant. Il ne vient jamais chez moi. Je crois même que c'est la première fois qu'il frappe à ma porte. Qu'est-ce qui peut bien l'amener ici ?

— Salut, dit-il en me fixant, l'air déterminé.

— Paulo, je te laisse, c'est Jack.

Je raccroche aussitôt et note au passage le froncement de sourcils de Jae face à son prénom sciemment écorché. C'est ma petite vengeance pour le dérangement. Je m'appuie contre le battant, les bras croisés.

— Que me vaut l'honneur ?

— Je peux entrer ? On doit parler.

Je le dévisage, m'interrogeant sur ses intentions. La curiosité me pousse à lui céder le passage. Je referme la porte et me tourne vers lui. Il avance lentement et découvre mon loft. Son regard s'attarde sur les verrières au plafond qui éclairent la pièce, sur les murs en briques rouges apparentes, sur l'espace ouvert où se côtoient mon salon, ma salle à manger et ma cuisine aménagée. Mon appartement fait la même surface que l'école à l'étage en dessous ce qui m'offre un beau volume.

— C'est cosy... commence-t-il.

Peu enclin à perdre mon temps, je le coupe dans son introduction polie.

— Tu n'es pas là pour me parler de ma déco. Qu'est-ce qui t'amène ?

Il m'affronte enfin. Nos regards se télescopent. Nous nous fixons sans ciller.

— Tu sais que les chances que Paloma nous trouve des partenaires potables sont quasi nulles ? commence-t-il.

J'acquiesce, bien conscient de cette réalité.

— Nous avons beaucoup à perdre tous les deux si nous sommes disqualifiés du championnat, continue-t-il.

— Je sais tout ça. Va droit au but.

Je passe à ses côtés pour m'approcher du canapé, puis pivote à nouveau vers lui, déjà impatient que cette discussion prenne fin. J'étire ma nuque tendue en tournant la tête et me masse les trapèzes du bout des doigts.

— Tu as mal ? me demande-t-il, les yeux plissés.

— Ouais, soupiré-je. Danser toute la journée avec des vieilles m'a bousillé le dos.

Il s'approche et, sans avertissement, me pousse du plat de la main. Je bute sur le canapé et tombe lourdement sur les coussins.

— Hé ! Qu'est-ce que tu fous ?

Je tente de me relever, mais il m'immobilise d'une poigne ferme sur l'épaule.

— Allonge-toi, je vais te masser.

Stupéfait, je le fixe, doutant de la sincérité de sa proposition. Bizarrement, il semble on ne peut plus sérieux.

— Cette offre est valable encore dix secondes. Décide-toi. Dix... neuf...

Je ne comprends pas pourquoi il est subitement aussi sympa avec moi et je ne sais toujours pas la raison de sa présence. D'un autre côté, mes muscles endoloris me hurlent d'accepter. J'hésite un instant de plus avant de m'allonger sur le ventre, les bras repliés sous la tête.

— T'as intérêt à faire ça bien.

Je maugrée pour la forme et ferme les yeux dans l'attente de ce cadeau du ciel. Il me chevauche, glisse son genou entre l'assise et mes hanches. Aussitôt, il saisit franchement mes trapèzes tendus et les roule entre ses doigts. Un grognement m'échappe. C'est douloureux tant mes muscles sont crispés. Très vite, je me détends et les tensions se relâchent. Je soupire de bien être et commence à profiter de ce massage ferme, mais bougrement efficace.

— Bordel, c'est génial. Tu as une nouvelle carrière qui t'attends si jamais le championnat foire.

— Je ne laisserai pas tomber si facilement, affirme-il. C'est pour ça que je suis là, j'ai une offre à te faire.

Ses pouces s'enfoncent le long de ma colonne vertébrale et moi, je sombre dans une agréable détente.

— Umh...

C'est tout ce que j'arrive à répondre alors qu'une douce somnolence se diffuse dans mon corps grâce à ce traitement relaxant.

— Pour toi, l'idéal serait un partenaire qui ait déjà une longue expérience des compétitions. Quelqu'un qui danserait depuis suffisamment longtemps pour être prêt en si peu de temps. Et bien sûr, pour que votre duo fonctionne, cette personne doit avoir du talent.

— Tu prêches un convaincu.

Je tourne la tête de l'autre côté, pendant que ses mains s'activent autour de mes omoplates. Bon Dieu, que c'est agréable ! Je me laisse lentement aller dans ce bien-être qu'il m'offre. Si j'avais su qu'il était aussi doué, je l'aurais supplié depuis longtemps de me masser. Je l'écoute d'une oreille distraite, plongé dans une délicieuse torpeur. J'oublie complètement le but de sa visite alors qu'il s'attaque à la courbure de mes reins.

— Pour gagner, il faut se démarquer, ne pas avoir peur de sortir des sentiers battus, voire de choquer, continue-t-il. En plus, c'est la tendance sur les réseaux sociaux. Je crois que ça peut marcher.

Je me reconnecte à son discours, ayant perdu le fil. Malgré mon esprit somnolent, je tente de comprendre où il veut en venir.

— Ouais... hésité-je, paumé.

— J'ai vérifié le règlement, rien ne l'empêche. C'est notre seule chance. Si on s'y met à fond, on peut y arriver, et même remporter le championnat.

J'ouvre les yeux. Je ne saisis pas un traître mot de ce qu'il raconte. Je tourne légèrement la tête pour croiser son regard.

— De quoi tu parles ?

— De nous ! affirme-t-il en continuant ses mouvements sur mon dos. De nos chances de gagner.

Je me redresse un peu plus, ce qui l'oblige à s'arrêter.

— Avec qui ? T'as trouvé deux danseuses sur le pas de la porte ?

— Absolument pas. Il ne s'agit pas d'une danseuse...

Mon regard alterne entre ses yeux bridés. Je cherche une réponse à cet imbroglio qu'il me débite depuis dix minutes. Peu à peu, une idée germe dans mon esprit.

Non... Ce ne peut pas être ça ?

— Dis-moi que tu ne me proposes pas ce que je crois.

Il me fixe sans un mot. Lentement, il hoche la tête. Geste qui me confirme que c'est bien ce plan complètement dingue qu'il est en train de suggérer. Un partenaire... Il a dit " un partenaire ".

Silence.

Un rire aussi soudain que tonitruant explose dans ma gorge. Je suis plié en deux. Des larmes se forment aux coins de mes yeux. Cela faisait longtemps que je ne m'étais pas marré à ce point.

— Très drôle, haleté-je. Vraiment très drôle.

— Je suis sérieux.

Ces quelques mots, prononcés d'une voix calme et posée, stoppent net mon hilarité. Je le dévisage comme si j'avais un fou à lier face à moi. Je me redresse complètement pour m'asseoir à ses côtés, estomaqué.

— Tu te fous de moi ?

— Pas du tout. Je suis le plus sérieux du monde. C'est une chance unique de pouvoir participer au concours. Notre seul espoir de gagner.

— T'es dingue ou quoi ! m'énervé-je en me levant brusquement. C'est impossible. Que vont penser les juges ? Et Paloma ? On va passer pour des cons !

— C'est un peu... original, je te l'accorde. Mais ça peut vraiment le faire, tente-t-il de me rassurer.

— Original ? m'étranglé-je. Cinglé, voilà ce que c'est ! Complètement cinglé !

Il se lève à son tour et me scrute, les sourcils froncés.

— Pourtant, toi et moi, on a déjà dansé ensemble.

Je le fixe, abasourdi.

— On avait dix ans. Dix ans, putain ! Tu ne peux pas comparer.

— Écoute... Je te demande juste d'y réfléchir. On peut essayer. Nous n'avons rien à perdre et tout à y gagner. Regarde...

Il sort son portable de sa poche arrière et pianote sur l'écran, pour ensuite me le mettre sous le nez. Je découvre une vidéo de deux hommes en train de danser. Les yeux écarquillés, je vois défiler les images. La première chose qui me saute au visage, c'est que ces mecs sont vraiment doués. Leur danse est tonique, les portés sont incroyables, leur technique impeccable. Je rive à nouveau mon attention sur lui. Les mots me manquent. Ce qu'il me propose est complètement insensé.

— Je vais m'entraîner, dit-il en rangeant son téléphone. Prends le temps d'y réfléchir, c'est tout ce que je souhaite. Pense aux avantages. Ça résoudrait tous nos problèmes.

Sur ces paroles, il se détourne et sort en silence de chez moi. Je reste immobile au centre de la pièce, complètement déboussolé.

Avachi dans mon canapé, je fixe le plafond depuis une heure. Jae a réussi à me retourner le cerveau avec son idée. Les images de ces deux danseurs passent en boucle dans mon esprit. Avec le recul, je veux bien reconnaître que ça a des avantages. Rien que le fait d'avoir un partenaire de son niveau est une opportunité en soi, mais... combien d'emmerdes cela nous amènera-t-il ? J'imagine déjà la tête de ma chère mère quand elle apprendra que Jae et moi, nous dansons ensemble et que nous participerons au championnat. J'ai autant de chance d'être viré que de rester dans ma situation actuelle. La seule possibilité pour qu'elle ne m'étripe pas sur place, c'est de la mettre devant le fait accompli et de gagner. Si je perds, c'est clair, je suis mort.

C'est quand même un pari risqué. C'est peut-être tendance sur les réseaux, pourtant je n'ai encore jamais vu un duo masculin pendant les compétitions, surtout à notre niveau. Ça pourrait être très mal pris et les juges sont intransigeants. En gros, c'est quitte ou double. Il va falloir qu'on soit au top. Nous n'aurons pas le droit à l'erreur.

Je me fige soudain quand je réalise que j'y pense comme quelque chose de faisable. Je me passe les mains sur le visage en grognant.

Fait chier !

Je me lève et me dirige vers la porte d'un pas décidé. Je descends les escaliers et entre dans la salle de répétition. Tout est silencieux. Jae a dû partir. Je soupire de soulagement - ou d'irritation, je ne sais pas.

— Si tu es venu pour décliner mon offre, tu peux repartir.

Je sursaute au son de sa voix. Je le découvre dans un coin, assis à même le sol. Ses cheveux, d'habitude impeccablement coiffés, retombent en désordre sur son front. Ses traits sont tirés et de profondes cernes soulignent ses yeux en amande. Je réalise que tout ça le touche encore plus que moi. La blessure d'Anne a détruit tous ses rêves. Il a un but dans la vie, alors que moi, je ne fais que suivre le courant et essayer de satisfaire ma mère. Un élan de compassion me pousse à m'approcher.

— Je n'accepte pas, commencé-je.

— Donc, retourne chez...

— Mais, je ne refuse pas non plus.

Immédiatement, il relève la tête vers moi. Ses yeux éteints, il y a une seconde à peine, retrouvent de l'éclat. Je peux voir l'espoir s'épanouir sur son visage.

— Je ne te promets rien. Je suis partant pour un essai.

— C'est tout ce que je demande. Juste un pas vers moi, s'exclame-t-il en se redressant.

— On garde ça secret. Si Paloma l'apprend, on est morts !

— Pas de problème. Au pire, si elle le découvre, j'en prendrai la responsabilité.

— T'as intérêt ! Si on se décide à tenter un duo, j'attends de toi que tu viennes me donner un coup de main pour les cours le temps de son absence.

— Merde... hésite-t-il. Ok, je me débrouillerai. Je poserai des congés ou je décalerai mes horaires. Je trouverai une solution.

— Et je veux un massage tous les jours !

Il hoquette de surprise devant mon exigence. Il croise les bras et me toise avec dédain.

— Fred. Tu exagères !

— Deux fois par semaine. C'est ça ou rien.

Je tente le tout pour le tout. Quitte à prendre des risques, autant en retirer un bénéfice. Il reste silencieux quelques secondes, pensif.

— Une fois ! Et on s'entraîne le dimanche.

— Non. Pas dimanche !

Son sourcil relevé et son air provocateur me font céder bien trop rapidement.

— Fait chier ! C'est un jour sacré.

— Sacré pour quoi ? Pioncer ?

— Parfaitement !

— Si on veut être à la hauteur en moins de sept semaines, on doit s'entraîner au maximum. Ce sont les seuls moments où Paloma n'est pas là. Si tu acceptes de te lancer avec moi, tu dois te donner à fond. Deal ?

Il me tend la main dans l'attente de ma décision. Dans quoi je m'embarque ? Je n'en ai pas la moindre foutue idée. Nous verrons. Un pas à la fois. C'est avec un sourire aux lèvres que j'accepte sa poignée et scelle ainsi notre accord.

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