Abrazo - 1 / 2
" Les plus grandes histoires de succès sont celles de personnes qui, ayant reconnu un problème, l'ont transformé en une opportunité. "
Joseph Sugarman
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Fred
Les jeunes femmes entrent dans l'arène sous le regard scrutateur du jury. Les tissus flamboient, les paillettes scintillent. C'est une explosion de couleurs plus vives les unes que les autres qui défile devant nos yeux. Il faut dire qu'elles ont mis le paquet pour nous impressionner.
En une semaine, Paloma a réussi à rassembler une vingtaine de danseuses pour cette audition de la dernière chance. Toute l'équipe est là : mes parents, Jae et moi. Paulo, mon meilleur ami, est également de la partie pour nous prêter main-forte. Attablé devant une montagne de paperasse, il recueille les inscriptions des participantes. Cela ne m'étonnerait pas qu'il soit là juste pour se rincer l'œil, le connaissant. En tout cas, il est comme un poisson dans l'eau au milieu de toutes ces femmes. Mais je ne vais pas cracher sur de l'aide pour gérer ce troupeau exubérant.
— Tu t'en sors ? le nargué-je en notant son regard brillant d'intérêt sous ses boucles brunes.
— Nickel ! affirme-t-il en recueillant le formulaire d'une nouvelle participante avec un sourire et un clin d'œil aguicheur.
— Tu n'as pas besoin d'aide ? Insisté-je en prenant appui d'une hanche contre la table, les bras croisés.
Il se tourne enfin vers moi et m'accorde un peu d'attention.
— Ce n'est pas la première fois que je fais ça, ne t'inquiète pas pour moi. Concentre-toi plutôt sur ce qui t'attend.
Effectivement, Paulo n'est pas un étranger dans cette école de danse. Il y traîne avec moi depuis notre adolescence, époque à laquelle nous sommes devenus inséparables. La seule chose qu'il ne fait pas ici, c'est danser.
— Ce n'est pas pour toi que je m'inquiète, mais pour elles...
Il me lance une grimace en feignant un rire goguenard.
— C'est vraiment une réflexion hilarante venant de ta part. Quand je pense que je suis là pour te soutenir, voilà comment tu me considères...
— Tu vas me faire croire que tu es là uniquement par bonté d'âme et pas pour mater ?
Dans une exclamation indignée, il pose une main sur son cœur.
— Tu me fais de la peine Fred... La raison première de ma présence est bien évidemment la situation critique dans laquelle tu te trouves. Je n'y peux absolument rien s'il y a une concentration élevée de femmes magnifiques dans cette pièce. Je prends ça comme la cerise sur le gâteau de mon immense amitié à ton égard.
Je secoue la tête en ne pouvant contenir le rictus narquois de soulever mes lèvres.
— T'es qu'un beau parleur, le charrié-je.
— Et c'est pour ça que tu m'adores ! Va te préparer, tu entres en scène dans quelques minutes.
J'acquiesce en pressant mes doigts sur son épaule, autant pour le remercier de sa présence que pour me donner le courage d'affronter ce qui m'attend et m'éloigne. Je remarque que plusieurs élèves de l'école assistent à l'événement. Même s'ils n'ont pas voix au chapitre, ils ne se gêneront pas pour y aller de leurs petits commentaires. Paloma se positionne au centre de la salle. Elle frappe dans ses mains pour attirer l'attention des candidates survoltées et apaiser le brouhaha ambiant.
— Mesdemoiselles, s'il vous plaît. Nous allons commencer. Vous ferez chacune un passage avec Jae, puis avec Fred, sur un Paso Doble. Pas de base sur quatre phases en huit temps. J'espère que vous nous donnerez le meilleur. Bonne chance à toutes.
Aussitôt, le boucan réapparaît. L'exaltation est évidente chez les participantes. Chacune rêve de pouvoir former un duo avec des danseurs confirmés comme Jae et moi. Pour elles, c'est une opportunité unique de devenir professionnelles. Par contre, du côté du jury, la tension est palpable. Nous avons une conscience aiguë des enjeux et nos critères sont élevés. La sélection va être pointilleuse. Nous cherchons les danseuses qui auront suffisamment de talent pour participer au championnat du monde avec un entraînement de moins de deux mois. Il leur faudra apprendre les chorégraphies et s'adapter à leur nouveau partenaire en seulement sept semaines. Dans un soupir, j'observe la foule bigarrée devant moi. Ces perles rares sont-elles présentes aujourd'hui ?
Je l'espère. Mais j'en doute.
Jae ouvre le défilé avec la première inscrite. Grande, mince, longs cheveux châtains coiffés en chignon bas dans la nuque. Il se dégage d'elle une certaine prestance qui se marie très bien avec celle de Jae. Je jette un coup d'œil à mes voisins. Ils semblent valider. Même Paulo lève le pouce pour signifier son assentiment. C'est un bon point. Il est assez exigeant sur le physique. Je me reconcentre sur le couple qui se place au centre de la pièce.
— Alban, musique, lance Paloma.
Comme toujours, mon père dépose délicatement le vinyle sur le tourne disque et actionne le bras de lecture. Les grésillements précèdent les notes mélodieuses qui résonnent enfin. Nous retenons nos souffles. Jae initie le premier mouvement qui se solde... par un faux pas de sa partenaire. Les exclamations de déception se font entendre dans le jury. La maladroite rougissante de honte s'excuse platement.
— Désolée mademoiselle. Suivante ! tranche Paloma.
Je m'avance pour escorter la seconde candidate sur la piste. Elle est plus petite et rondelette, pas franchement mon style. Si elle danse bien, je saurai m'en contenter. Son costume est incroyablement exubérant, orné de centaines de plumes jaune vif. Même ses cheveux sont surmontés d'un immense panache duveteux. Le nez froncé, j'essaie d'ignorer toutes ces fanfreluches et repousse une envie de me le gratter pour me concentrer sur la chorégraphie. Ses gestes sont fluides, son port de tête droit. Elle répond correctement à chacun de mes mouvements. Je reprends peu à peu espoir. Un sourire léger s'épanouit sur mes lèvres quand soudain, j'éternue bruyamment. Mes pauvres sinus n'en tolèreront pas plus. Elle me dévisage, horrifiée.
— Je suis désolé, m'excusé-je. Mais pourriez-vous enlever votre coiffe ? De toute évidence, je ne la supporte pas.
— Pas question ! s'exclame-t-elle en me lâchant. Ça ruinerait ma tenue !
Mon regard croise celui de Jae qui secoue la tête en levant les yeux au ciel. Paulo se tape le front du plat de la main et la paupière de Paloma tressaille.
— Suivante ! impose ma mère d'une voix dure.
Les essais s'enchaînent. Les candidates se succèdent. Jae et moi exécutons sans cesse les mêmes pas.
— Ce sont des pas glissés pour un Paso Doble, pas une marche, s'énerve l'organisatrice. Suivante !
— Elle est vraiment moche celle-là, me souffle mon ami pendant que Jae est au centre de la pièce avec une nouvelle postulante. Ça ne va pas le faire.
Effectivement, la jeune femme a un teint cadavérique, les cheveux à peine propres, les lèvres pincées. À côté de l'homme qui l'accompagne, elle fait triste mine. Je réalise à quel point il se dégage quelque chose de fort quand il danse. Son port altier, sa taille fine, ses muscles effilés, tout en lui illumine la piste. Il lui faut une partenaire à sa hauteur.
— Suivante !
Bien évidemment, Paloma est d'accord avec nous. Et c'est parti pour une nouvelle tentative. Mon esprit finit par décrocher. Mon corps effectue la chorégraphie machinalement. Aucune n'éveille mon intérêt. Pas une ne se détache du lot. Les commentaires de plus en plus insatisfaits se multiplient dans le jury. Elle n'arrive pas à la cheville d'Anne, lance Paulo. Un peu de charisme, par pitié ! réclame Jacques, qui est pourtant un débutant. Quand la dernière participante finit par m'écraser le pied, je sais que je viens de recevoir le coup fatal.
L'audition se termine dans un calme tendu. Tout le monde quitte la salle dans un silence de plomb, comme si on veillait un mort - et le défunt, c'est moi. Affalé dans un coin, à même le sol, je n'ai plus la force de me relever pour retourner à mon appartement. Jae est à l'autre bout de la pièce, assis sur un banc, tête basse. Paloma se tient au centre de la piste. Les bras croisés, son pied tape nerveusement le sol. Soudain, sa voix s'élève, nous sortant de notre apathie.
— Rien n'est perdu, mes chéris ! Je ratisserai toute la ville, tout le pays s'il le faut, mais je vous trouverai une partenaire !
Ni Jae ni moi ne répondons. Nous restons murés dans un lourd silence, parce que nous savons tous les deux que le couperet est tombé. Tel le torero qui porte l'estocade, le destin en a décidé : tout est définitivement foutu.
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