4 : une ruse, la réserve et une victoire
ARIEL PENSAIT NAÏVEMENT pouvoir profiter de son premier week-end à Saint Charles pour décompresser, se reposer. Faire s'estomper l'irritation que semblait provoquer l'absence prolongée d'Odin à ses côtés. Mais ce programme aux allures salvatrices avait cessé d'exister lundi dernier – ou Lundi Noir – quand ils avaient essuyé un échec déplorable. La tradition aurait un train de retard cette année, une catastrophe aux yeux d'un grand blond au sourire démesuré qui pensait pouvoir faire de son ultime année d'internat une année de ruse et de subtilité. De sagacité et de malice.
Mais non : la furie nocturne avait tout fait foirer. Secrètement, Camille commençait à espérer qu'Alexis hisse rapidement le drapeau blanc avant qu'il ne décide de se venger à son tour. Cette histoire commençait à l'agacer. Ariel découvrit ce jour-là que son colocataire se plaisait à plonger dans d'énormes puzzles afin d'épurer ses pensées et d'adoucir sa colère. De lever le voile qui raffolait assombrir l'émeraude de ses yeux pour leur donner un aspect plus tranchant. Toute la semaine depuis leur Lundi Noir, Camille s'acharna sur un casse-tête de trois milles pièces en repoussant négligemment les boulettes de papier qu'Ariel s'amusait à lui balancer pour le déconcentrer.
En quelques mots : ils s'étaient fait coincer. Le lundi de la rentrée. Rien que pour ça, Odin aurait infligé à Ariel un gage épouvantable pour lui faire comprendre qu'il n'était en RIEN un représentant de la désorganisation. Non, Ariel était un putain de démerdard qui connaissait suffisamment son plan ET les aléas auxquels il pouvait être confronté en cas de pépin. Rien ne se faisait de justesse, rien n'était dédaigné ou écarté. Aucun facteur n'était dénigré au profit d'un autre, aucune variante n'était épargnée. Sauf qu'à Saint Charles, Ariel n'était pas encore réputé pour être un as en matière de stratagèmes. Il n'était pas l'auteur de ce plan. Et Odin n'était pas en train d'organiser un business autour de leurs combines merdiques pour inciter sa cervelle à carburer.
En trois mots : vol de clé. La furie nocturne avait – bien que Mathis soutienne l'impossibilité de la chose, enfoncé qu'il était dans son déni – piqué la clé de la réserve avant qu'ils ne s'y rendent. Ou sur le trajet, allez savoir. Le résultat se trouvait être le même : pendant que Camille se moquait allègrement d'Ariel sous le nez froncé d'un Spiderpion qui visiblement ne rêvait que de se faire couler de la cire brûlante dans les conduits auditifs pour ne plus avoir à l'entendre, Ariel avait compris que Mathis ne détenait pas la clé. Et ce après l'avoir vu blêmir plus violemment qu'Odin devant un chien. Il avait tâté l'intégralité de ses poches trois fois en balbutiant avant de finalement baisser les bras quand Camille était arrivé.
Jusque-là, ce n'était pas encore ce que les deux amis aimaient communément appeler un Lundi Noir. En rejoignant la chambre de Mathis après leur journée de cours, ils étaient tombés sur des affiches carrément offensantes représentant Spiderpion dans un montage plus que culotté, collés dans les dortoirs et insolemment signés de leurs prénoms. S'il n'était pas complètement débile et parfaitement en mesure de pouvoir déterminer le réel auteur de cette frivolité, Spiderpion ne se priva néanmoins pas pas de leur flanquer une punition collective. Avec un rictus tout tordu d'indifférence, sa marque de fabrique. Et c'est ainsi qu'ils passèrent tous les trois leur première semaine à récurer Saint Charles et ses alentours, qu'il vente ou qu'il pleuve.
Monsieur Arold ne fit pas davantage allusion à ce début d'année mouvementé pour Ariel, et Mathis lui apprit plus tard que leur directeur était toujours indulgent durant les premières semaines de cours. Alexis avait continué de sécher tranquillement et attendu avec toute son arrogance de se faire attraper par la capuche aux détours des couloirs par Spiderpion pour récolter de bonnes vieilles heures de colle. Il fallait l'admettre, elle était douée pour supporter les railleries incessantes du surveillant. Et comme elle savait se faire plus discrète qu'un chat sauvage, Ariel n'avait pas encore réellement eu l'occasion de la rencontrer.
— Bon, on attend cette nuit et on y va.
Leur premier samedi à Saint Charles se faisait sous le bruit régulier de la pluie battant sur le verre du velux et du frottement des pages que Mathis retournait nerveusement.
— Non ? interrogea Camille en fronçant les sourcils.
Il était avachi sur la couchette d'Ariel et feuilletait son dictionnaire en soulignant les synonymes qui l'intéressaient d'un coup de stylo fluorescent.
— J'en sais rien, soupira Mathis en faisant claquer son roman avant de le poser sur ses genoux croisés. T'as l'air bien sûr de toi.
Le dos courbé sur la couchette inférieure, Ariel remerciait quant à lui le ciel pour l'existence du week-end en discutant avec Odin sur son téléphone portable.
— Parce que je connais Alexis plus que je ne connais ma propre soeur ! rétorqua Camille en balançant le capuchon de son stylo sur Ariel.
Le bouchon rebondit sur le front du brun et retomba sur son écran en lui arrachant un petit cri exaspéré. Camille en profita pour le foudroyer du regard de tout son soûl.
— T'es trop distrait, Mermaid ! lui reprocha-t-il d'un ton désarmant. Tu veux pas mettre fin à tout ça ou quoi ?
Ariel verrouilla son téléphone portable d'un geste lentement calculé puis inspira par le nez avant de planter ses yeux bleus dans ceux du blond avec plus de brutalité qu'un pieux dans le cœur d'un vampire.
— Ton dernier plan comportait trop de failles pour que je me risque à vous suivre cette nuit, lâcha-t-il d'une voix qui ne souffrait d'aucune contestation. J'ai pas envie de passer mon année à récurer ce bahut.
Camille et Ariel échangèrent un regard féroce. Sourirent, se mirent mutuellement et silencieusement au défi. Mathis émit un long sifflement moqueur et dévoila dans un éclat de rire deux rangées de dents impeccablement blanches.
— Qu'est-ce que t'attends pour nous montrer ce que t'as dans le ventre, le nouveau ? lança-t-il en décroisant ses jambes fuselées.
— D'ici cette nuit ? répondit Ariel en prenant le temps d'appuyer son étonnement d'une grimace. Je suis pas non plus un génie.
— On te demande pas d'être un génie ! reprit Camille en délaissant définitivement ses synonymes.
— On te demande de faire tes preuves ! renchérit Mathis. Voir si t'es capable de faire mieux que nous lundi dernier.
Il n'eut pas le temps d'évoquer entièrement leur récent échec que la cage d'Ariel fut secouée d'un ricanement sarcastique. Presque compatissant.
— OK, capitula-t-il dans l'ébauche d'un sourire amusé. Accordez-moi quelques heures et je vous prouve que ce que contient ma caboche peut piéger votre fichue furie nocturne.
Concocter une ruse destinée à retrouver l'avantage sur la furie nocturne ayant fait de sa première semaine à Saint Charles un véritable calvaire de fatigue comblait Ariel d'un profond sentiment de satisfaction. Aussi sa matière grise s'efforçait-elle d'anticiper tous les tenants et aboutissants d'une telle mission afin de minimiser les risques de se faire entuber par Alexis pour la quatrième fois en sept jours. Un stupéfiant record, selon les dires de Mathis. Et si son plan fonctionnait, alors Ariel ne manquerait pas d'exiger des explications quant à cette vengeance crescendo envers son compagnon de chambre et il comprendrait enfin l'origine de cette rancœur explosive.
Camille assurait suffisamment connaître Alexis pour affirmer qu'elle pointerait le bout de son nez à la réserve du lycée cette nuit : comme eux, la jeune femme avait enchaîné pas mal d'idioties – susceptibles de lui porter préjudice sur le long terme, en continuant à ce rythme – en peu de temps et elle préférerait très certainement se risquer à vagabonder dans les couloirs un samedi plutôt qu'un mercredi soir. Saint Charles n'était qu'un nid à magouilles inoffensives louches qui s'agitait le week-end et dont les conséquences ne manquaient pas non plus d'occuper Spiderpion. De plus, il arrivait à leur surveillant d'être plus facilement charitable – ou corruptible – en fin de semaine.
Quand les couloirs se vidaient suffisamment pour qu'il règne en maître et devienne finalement plus répréhensible que les élèves qu'il était supposé surveiller de son impitoyable regard d'acier. Ariel se demandait comment un prédateur nocturne tel que lui ne pouvait pas avoir eu vent du petit trafic entretenu par Mathis et l'idée que Spiderpion soit le fournisseur officiel de ce grand contrôle freak lui traversa l'esprit comme une balle avant qu'il ne la chasse aussitôt d'un roulement d'yeux. Impossible. Et puis, ce n'était pas le moment de s'égarer en réflexions inutiles ; pas alors que Mathis et Camille dardaient sur lui quatre yeux de pur scepticisme.
— Les gens sont prévisibles, déclara Ariel avec toute l'assurance dont il se sentait actuellement capable. Camille, tu confirmes les probabilités hautement élevées d'une apparition de la furie nocturne dans la réserve cette nuit ?
Affublé d'un ridicule passe-montagne laissant à peine filtrer l'éclat ensoleillé de son regard vert, le blond hocha solennellement la tête.
— Je confirme, Mermaid.
Mathis finit d'enrouler un bandana autour de sa bouche et Camille le félicita du résultat en adoptant une voix haut perchée.
— Elle va essayer de nous piéger ! cingla Ariel afin d'attirer leur attention.
Deux têtes vibrantes de contrariété se retournèrent brusquement dans sa direction.
— Qu'est-ce que tu proposes ? demanda Camille d'une voix étouffée par l'épaisseur du tissu de sa cagoule.
— Oui ! gémit plaintivement Mathis. Arrête de parler à demi-mot et envisage d'être un peu plus explicite, par pitié !
Ariel n'eut pas même la volonté de se pincer l'arête du nez pour exprimer visuellement son découragement. Il jeta un regard plein de langueur aux deux ostrogroths qui se chamaillaient au sujet de leur stupide déguisement et pinça les lèvres pour siffler. Le bruit bref mais strident qu'il expulsa réussit à leur clouer momentanément le bec.
— Voici ce qu'on va faire, commença Ariel d'un ton de conspirateur. Tout d'abord....
Mathis et Camille se faufilèrent jusqu'à la réserve une quinzaine de minutes plus tard pour découvrir sa porte métallique ouverte sur un quartier de ténèbres peu engageant. Le ciel obstrué par de gros nuages filandreux ne parvenait heureusement pas à masquer complètement l'auréole argentée de la lune et les deux garçons réussissaient à se repérer sans trop abuser de leur lampe frontale. Pourtant, ils freinèrent sec en posant un pied dans la flaque de lumière blafarde projetée par l'astre lunaire sur la porte de la réserve. Le décor était digne d'un film d'horreur.
— Non, lâchèrent derechef les lèvres de Mathis avant que ses jambes ne prennent le relais pour le faire reculer d'un bon mètre.
Camille bondit vers lui pour l'attraper par la manche de son manteau. Son meilleur ami voulut se dégager en minaudant mais il le tira sèchement vers lui et plaqua un index sur sa bouche.
— Arrête un peu de faire ton froussard !
Le regard de Mathis ne pouvait être plus limpide qu'en cet instant : il se fichait bien d'être considéré comme un couard.
— Mais c'est ce que je suis ! geignit-il contre le doigt de Camille. Et puis Alexis est trop démoniaque, elle nous l'a déjà prouvé par le passé. Je préfère lâcher l'affaire avant de réveiller tout Saint Charles en hurlant par sa faute.
Le blond soupira et retira sa main avant de le lâcher entièrement.
— Donc on se tire à cause d'une lumière à la Stranger Things et d'un petit démon caché dans le noir d'une réserve de bouffe ? récapitula-t-il sans plus cacher sa consternation.
Mathis retira son bandana jaune vif – tout sauf discret, donc – et Camille l'imita en empoignant le sommet de son passe-montagne pour le faire glisser au-dessus de sa tête. L'électricité statique fit se dresser et grésiller sa chevelure d'or sans qu'il ne réussisse à s'en amuser.
— Je suis crevé, avança Mathis dans un pathétique haussement d'épaules consolateur.
Plus ou moins à contrecœur, les deux adolescents tournèrent les talons et entreprirent de rejoindre furtivement la chaleur de leur dortoir en maugréant sur cette seconde défaite. C'était sans compter sur la voix familière qui les apostropha sévèrement alors qu'ils ne s'étaient pas encore éloignés de dix mètres.
— Alors quoi, c'est tout ? s'indigna Alexis.
Fièrement plantée devant la porte de la réserve, leur amie les dévisageait comme s'ils venaient de commettre un acte de haute trahison. Ses cheveux d'un blond presque blanc pris dans la clarté ivoirine de la lune encadraient son visage aux traits enfantins d'une masse hirsute qui ne parvenait pas à dissimuler l'espièglerie de ses yeux clairs. Enfoncée dans une paire de Doc Martens mouchetée de paillettes étincelantes, Alexis avait les mains sur les hanches et arborait un sourire goguenard.
— C'est tout ? répéta Mathis après s'être retourné.
Il accorda son sourire et ses yeux à Camille et insista :
— Camille, c'est tout ?
Alexis l'observait comme s'il s'était soudainement mis à parler une autre langue.
— Non, Mathis ! répondit le blond dans un sourire sibyllin. Ce n'est PAS TOUT, évidemment !
Ariel choisit ce moment-là pour jaillir de la hauteur d'un mur qui encadrait la réserve et ainsi atterrir aux pieds d'Alexis en faisant cogner ses paumes contre le bitume – les jambes fléchies – pour amortir sa chute. Une brève douleur fit trembler les muscles de ses bras avant qu'il ne se relève pour bousculer la furie nocturne à l'intérieur de la réserve. Et sans plus lui laisser le temps de glapir son indignation, Ariel claqua la porte et tâta nerveusement la serrure.
— La clé est restée dessus, je l'ai vu ! lui assura Mathis, derrière lui.
Quand ses doigts finirent par se refermer sur la surface glacée et inégale de ladite clé, le brun la fit tourner d'une maladroite rotation du poignet avant de se laisser choir sur la porte en haletant.
— Mais bordel de merde ! s'écria Alexis depuis sa nouvelle prison.
— Les mots ! s'exaspéra Camille en sortant un paquet de cigarettes de la poche de son manteau vert.
— Et qu'est-ce que tu vas faire ? le provoqua-t-elle d'une voix dégoulinante de sarcasme. T'es séparé de ma tête par cinq centimètres de métal, Sherlock !
— Arrête, tu sais mieux que personne que je suis capable d'obtenir une force herculéenne pour faire régner la politesse.
— J'attends que tu viennes faire régner ta politesse de mes couilles ici !
— Alexis ! s'exclamèrent Camille et Mathis en cœur, mais d'une intonation qui différait.
— Quoi ? Vous avez embrigadé le nouveau pour qu'il me piège ! s'insurgea-t-elle un assénant un violent coup de pied dans la porte de la réserve.
Ariel recula en abordant son plus machiavélique rictus, se tordit les articulations des doigts. Camille le rejoignit d'un pas dansant et tapota la porte dans l'espoir de narguer Alexis. La troisième fois qu'il réitéra son geste, elle réussit à faire blêmir le blond en balançant tout un tas d'insultes qui eurent au moins le mérite de faire rire Mathis pendant cinq bonne minutes.
— Quand Camille m'a assuré de ta venue ici cette nuit, j'ai très vite conclu à une futur embuscade de ta part, expliqua calmement Ariel. Tu n'as fait que nous piéger depuis lundi alors un changement de mode opératoire m'aurait surpris.
— J'ai l'impression d'être dans Scooby-Doo ! lâcha Camille et le fou rire de Mathis repartit de plus belle. Arrête, Mermaid ! Je ne veux pas qu'elle cerne ton génie.
— Ce n'est pas du génie, soupira Ariel.
— Tu es notre arme secrète, désormais ! s'extasia Mathis en échangeant un high five enthousiaste avec le blond.
Alexis commençait à s'échauffer derrière la porte.
— Vous êtes sérieux ?! À quoi ça servait de faire tout ça pour pas vous en vanter à la fin ?
— Nous sommes devenus plus humbles, tout simpement ! assura Camille d'un ton plus grave. Et t'es à notre merci, maintenant.
Silence. S'ils ne la voyaient pas de leurs yeux, les trois garçons pouvaient deviner la mine concentrée d'Alexis qui semblait peser le pour et le contre dans l'obscurité de la réserve.
— OK, finit-elle par grogner. Alors on règle ça comment ?
Ces mots achevèrent de les faire basculer du côté des vainqueurs pour cette nuit et Camille s'empara de la main d'Ariel pour la hisser vers les étoiles et scander son surnom jusqu'à ce que leurs sourires s'unissent et que leurs yeux s'illuminent.
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