2 : un paradoxe, une furie nocturne et du whisky 6
ARIEL MULLER ÉTAIT un véritable paradoxe. Tant par ses propos que par son comportement. En réalité, Ariel pensait sincèrement souffrir d'une branche orpheline du Paradoxe du menteur. Simplement une branche, car il lui servait davantage d'analogie que d'adjectif qualificatif. S'il aimait s'embarquer dans d'inconcevables histoires aux destins qui certes parfois échappaient à son champ de contrôle - traqué par un rottweiler menotté à l'avant-bras d'Odin, porte-à-porte clamant l'existence de Raptor Jésus pour finir sur une banquette policière, combats de drones dans le gymnase de son ancien lycée et incendie involontaire... - Ariel n'était pas du genre à vouloir flirter avec les catastrophes.
Enfin, pas plus que nécessaire. Du style, Odin bloqué dans la chambre froide d'un fast-food pendant qu'il pourchassait la voiture d'un employé avec son sweatshirt enfilé à l'envers. Ariel feignait la nonchalance, l'impulsivité et le dédain à la perfection. Effectivement, tout ce qu'il entreprenait - de la plus petite connerie à la potentielle exclusion - était organisé, commenté, disserté et millimétré. Ariel Muller abhorrait l'imprévu. L'imprévu était cruel, perfide et terriblement angoissant. L'imprévu menait à l'appréhension, l'appréhension menait au désarroi et le désarroi menait à l'imprudence. Plus que la pluie et les chaussettes marécageuses, Ariel menait contre l'imprévu un combat plus acharné que celui d'Harry Potter contre Voldemort.
Encore une fois, il pensait souffrir d'une extension bizarre du Paradoxe du menteur. Car voyez-vous, ce paradoxe remettait en cause l'idée qui voudrait que toute phrase doive être soit vraie, soit fausse. Si un énoncé venait à affirmer sa propre fausseté, alors il ne pouvait logiquement être ni vrai, ni faux. Et c'est exactement ainsi que se considérait Ariel envers le monde : ni vrai, ni faux. Intérieurement, son sang bouillonnait d'une anxiété telle qu'il avait parfois le sentiment que ses viscères entamaient une partie de twister. Si une créature vivante pouvait fonctionner aux probabilités, probablement descendrait-elle d'Ariel Muller et de son obsession de l'imprévu.
Car en plus de parfaire ses conneries au maximum, Ariel en prévoyait toutes les conséquences plausibles et imaginables. Et si les gens tendaient à rire de cet aspect maniaque de sa personnalité, Odin le chérissait chaque jour depuis leur rencontre pour sa méticulosité. Grâce à elle, ils s'étaient souvent extirpés de situations fâcheuses et rocambolesques pour rejoindre la chaleur de leur quotidien ordinaire. En compagnie d'Ariel, Odin aimait affirmer qu'il se sentait intelligemment stupide. Leurs idées - parfois dangereuses, souvent aberrantes - fleurissaient sous l'œil vigilant de son ange gardien des emmerdes.
Ainsi, Ariel se considérait comme n'étant ni vrai, ni faux. Ce qu'il s'efforçait d'exposer à la figure de ses semblables au quotidien ne faisait en aucun cas écho au carambolage de sentiments enfiévrés qui semblait se répercuter à l'infini dans ses entrailles. Ça, c'était son côté faux. Ses réactions sanguines et irréfléchies, c'était son côté vrai. Car à côté des plans ingénieux qu'il consacrait à la réalisation de ses idées farfelues et aux suites que ces dernières pourraient éventuellement entraîner, Ariel était un grand spontané. Un impulsif, un fougueux, un sanguin. À l'accoutumée, son cerveau se ruait sur la première idée - parfois drôle, souvent insolente - qui lui chatouillait les neurones en ne se préoccupant des conséquences qu'avec quinze longues secondes de latence.
En bref, Ariel était un paradoxe. Et il n'était ni vrai, ni faux. Et ce constat - qui commençait à lui torturer l'esprit depuis des mois - le faisait étrangement souffrir lorsque son regard tombait sur le sourire colossal de Camille. Car le blond avait l'air vrai. Un très beau vrai, franc et resplendissant. Et il avait le sentiment d'être une tomate dans un champ de patates, avec lui. Ariel n'était arrivé que depuis une heure et déjà commençait-il à suivre les directives d'un adolescent qui lui apparaissait comme étant l'imprévu personnifié. À son plus grand désarroi, évidemment. Mais il n'avait pas pensé tomber sur un tel personnage aussi rapidement et son cerveau ne savait comment endiguer efficacement cette vague d'imprévu. Aussi suivait-il les instructions de Camille jusqu'à l'élaboration d'un plan.
- Un peu moins haute, la guirlande, le guida ce dernier depuis sa chrysalide de couvertures, sur le sol.
Du haut de sa chaise en paille, Ariel eut une moue consternée. Depuis un peu plus d'un quart d'heure, il s'évertuait à accrocher une guirlande au-dessus de la porte de leur chambre. Une guirlande qui - précisons-le - était ficelée à deux carillons eux-mêmes attachés sur les gonds de chaque côté de l'embrasure.
- C'est mieux ? demanda Ariel sans se retourner, de peur d'apercevoir l'air résolument sceptique de son nouveau colocataire.
Silence. Puis, le doux froissement de couvertures que l'on hésiterait à repousser. Ariel céda à la tentation de jeter un regard furtif par-dessus son épaule et découvrit qu'un grand sourire fendait le visage de Camille en deux.
- Tu rigoles ? C'est parfait !
En quittant sa chaise d'un bond, Ariel fit mine de s'éponger le front d'un air fatigué.
- Au service de sa Majesté, dit-il en reniflant d'un air sarcastique. Et maintenant, tu vas me dire à quoi sert ce truc ?
Pendant une seconde, l'expression enthousiaste de Camille fut remplacée par un air conspirateur.
- Ça n'en a pas l'air comme ça mais c'est un système de sécurité très perfectionné contre les furies nocturnes, affirma-t-il en décochant à Ariel son plus innocent sourire.
Le brun n'eut pas l'occasion de rebondir sur les paroles énigmatiques de Camille que deux coups résonnèrent contre le bois de la porte avant qu'on n'en saisisse la poignée pour l'ouvrir. La guirlande - qui pendait de l'entrebâillement - buta contre la porte que l'on tentait péniblement de repousser et fit hurler les deux carillons métalliques. Alors qu'Ariel foudroyait Camille et son invention démoniaque du regard, ce dernier lui brandit un pouce débordant de fierté sous le nez.
- Quoi ? s'exclama-t-il quand Ariel se pinça l'arête du nez. Ça fonctionne !
Remerciant le ciel qu'un autre être humain vienne l'empêcher de commettre un meurtre par strangulation avec guirlande, Ariel faillit lâcher un cri - et claquer sauvagement la porte - en découvrant le comte Dracula sur le seuil de leur porte.
- Monsieur Muller, je me présente : je suis le directeur de cet établissement, monsieur Arold, enchaîna l'homme d'une voix de stentor. Je n'ai pas eu l'occasion de vous rencontrer cet été, lors de votre première visite avec vos parents. J'étais... en déplacement.
Ariel acquiesça d'un hochement de tête poli, notant son hésitation dans un coin de sa tête.
- Vous avez eu ma mère au téléphone.
Le visage buriné et taillé à coups de serpe du directeur semblait dépourvu d'âge. Ses yeux - dont le tranchant rivaliserait facilement avec celui d'une épée - étaient profondément enfoncés dans leurs orbites et s'avéraient toiser Ariel et Camille avec une froideur toute calculée. Plus que son impassibilité, c'étaient son teint pâle comme la mort et ses rares cheveux d'ébènes plaqués contre son crâne raboteux qui le rapprochait visuellement de la famille des vampires.
- Une femme charmante et très concernée par votre avenir, répondit-il en appuyant sur ces derniers mots. Qui ne devrait en aucun cas poser problème si vous en venez à saisir l'opportunité que vous offre mon établissement, monsieur Muller.
Alors qu'Ariel s'empressait d'acquiescer les paroles du directeur, Camille - qui s'était traîné comme une chenille jusqu'à sa valise pour en trifouiller le contenu - fit tomber la boîte d'un puzzle mille pièce sur le parquet bombé de leur chambre. Les petites pièces cartonnées se deversèrent sur le plancher dans une pathétique imitation de tsunami et Ariel dissimula le rire qui le prenait aux tripes dans une violente mais ridicule quinte de toux.
- Quand vous aurez résolu votre problème de maladresse, peut-être pourriez-vous songer à ranger ce capharnaüm, monsieur Roy, soupira lassement leur directeur. Reposez-vous bien, messieurs.
Il fit volte-face, claqua la porte et donna l'impulsion nécessaire à leur guirlande pour faire sonner les carillons et arracher une grimace à Ariel. Après son départ, une écœurante odeur de naphtaline continua d'envahir l'atmosphère.
- Il dort dans un placard ou quoi ? déplora le brun en fronçant le nez.
Camille haussa les épaules.
- Ce serait pas étonnant, finit-il par admettre d'une voix pensive. Saint Charles pullule de vieilles armoires et le Comte a tendance à apparaître comme un ninja au détour des couloirs.
Silence, puis dans un sourire railleur :
- Il y a peut-être une relation de causalité.
Ariel rit en visualisant monsieur Arold jaillir d'une penderie avec des billes de naphtaline engluées dans le gel de ses cheveux épars dans le but de surprendre un élève.
- Bon, Mermaid ! J'ai besoin de cigarettes, de whisky et d'une paire de chaussettes, annonça Camille en repoussant la montagne d'édredons dans laquelle il s'était emmitouflé pour lui adresser un énième éblouissant sourire. Je crois bien que la furie nocturne m'a devancé sur ce coup.
Si au premier abord Ariel tiqua sur le surnom employé par le blond - à savoir sirène en anglais - il n'émit cependant aucune objection spontanée.
- Et comment comptes-tu te procurer tout ça, putain ? Deuxième étoile à droite et tout droit jusqu'au matin ?
Cette histoire de cigarettes, ça l'intéressait déjà un peu plus qu'un surnom dont Camille serait le premier à se lasser. Peut-être y avait-il de l'argent à se faire, un petit commerce à monter avec Odin, qui d'ailleurs se plaisait à l'appeler « ma petite sirène » quand l'occasion s'y prêtait. Et parfois valait mieux qu'elle ne s'y prête pas. Camille adressa à Ariel un sourire éclatant avant d'essuyer une larme factice sur sa joue.
- Saperlipopette, quel merveilleux sarcasme ! s'exclama-t-il avant de lui asséner une tape réprobatrice à l'arrière du crâne.
Ariel repoussa sa main avec autant de vigueur qu'un chaton sous le joug d'un berger allemand.
- Pourquoi ? geignit-il.
- Parce qu'on ne jure pas comme un charretier sous mon toit !
Malgré la silhouette svelte de Camille qui déjà disparaissait à travers l'embrasure de la porte, Ariel permit de s'insurger avec vigueur :
- Donc on peut planquer du whisky dans un thermos et fumer dans la salle de bain, mais on ne peut pas dire de grossièretés ?
- Je n'aime pas le bordel et j'ai souvent soif, furent les premiers mots prononcés par Mathis Rousseau quand Ariel posa l'extrémité de son gros orteil sur le plancher de sa chambre.
En soit, cette dernière était en tout point similaire à la leur : une pièce déjà étroite défigurée par une imposante armoire en chêne et un lit superposé aux draps parfaitement tirés et dont les murs de stucco gris semblaient dépeindre un paysage morose. Enfin, la chambre de Mathis Rousseau était presque en tout point similaire à la leur. Première différence, les tapis de formes et couleurs diverses qui tapissaient le parquet d'ordinaire blanc cassé comme une mosaïque abstraite insufflaient à l'endroit une chaleur protectrice ; la seconde différence étant qu'Ariel pensait sérieusement avoir en face de lui un control freak.
- C'est noté, répondit-il en ravalant son air vaguement hagard.
Il n'était pas arrivé depuis plus de cinq minutes et déjà Mathis repliait-il une chemise aux motifs extravagants pour la troisième fois devant lui. Sincèrement, il devait se rendre à l'évidence : Ariel n'avait plus les mots.
- Vraiment ? s'enquit Mathis avec un intérêt aussi vif que soudain.
Le brun ouvrit de grands yeux circonspects en avisant l'expression mortellement sérieuse de son interlocuteur et Camille lança à Mathis un regard que seuls deux amis de longue date pouvaient échanger sans avoir besoin d'ouvrir la bouche. Vraiment, Ariel avait conscience de radoter mais ces deux-là lui ôtaient les mots de la bouche.
- J'ai rien dit ! soupira Mathis en levant les bras au ciel, légèrement sur la défensive.
Camille lui ébouriffa affectueusement les cheveux et rit d'un air amusé.
- Mathis a un peu tendance à tout prendre au premier degré, précisa-t-il à l'attention d'Ariel.
Alors que les deux garçons commençaient à se chamailler et comme il n'avait plus à faire la conversation dans l'immédiat, Ariel en profita pour détailler cet adolescent troublant qu'était Mathis. Physiquement, l'ami de Camille le dépassait d'une bonne tête elle-même couronnée d'une chevelure comme il en avait rarement observé. Crépue, mais aux boucles étonnement larges et joliment disciplinées autour d'un visage aux contours acérés, de pommettes saillantes et d'une peau caramel.
Ses grands yeux noirs semblables à deux puits ténébreux n'avaient rien à envier à la dureté sombre de l'agate et les boutons qui bourgeonnaient autour des ailes de son nez ne ternissaient en rien son charme inclassable. Sa chemise blanche amidonnée, sa cravate sans un faux pli et sa salopette noire aux bretelles élastiques ne réfugiaient pas un seul mouton de poussière et ses ongles ronds étaient parfaitement propres et taillés. En bref, Mathis Rousseau avait l'air soigneux, voire tatillon.
- La furie nocturne a kidnappé mes chaussettes. Et j'ai plus de whisky. Ni de cigarettes. Mathis, sauve-moi ou achève-moi mais que cette AGONIE cesse, par pitié.
Les yeux d'Ariel retombèrent aussitôt sur Camille et l'esquisse d'une idée fit pétiller ceux de Mathis avant qu'il n'ouvre la bouche pour répliquer.
- Si tu t'inscris au théâtre, je peux peut-être t'aider.
- C'est vrai qu'un talent comme ça, ce serait dommage de le cacher ! renchérit Ariel, curieux - et un peu machiavélique - à l'idée de voir cet ostrogoth sur une estrade.
Camille plissa ses yeux verts dans sa direction. Une mèche de cheveux blonde barrait son front comme un rayon de soleil.
- C'était sarcastique ?
Les épaules d'Ariel se soulevèrent narquoisement.
- Seulement à moitié, affirma-t-il.
Camille se rembrunit une seconde et pointa sur Mathis un doigt débordant d'une détermination infaillible.
- J'exige de voir la marchandise d'abord !
En guise de capitulation - ou de résignation, tout dépendait du point de vue - Mathis gonfla ses joues pour étouffer un soupir et s'en alla ouvrir l'armoire de sa chambre, pas complétement insensible à l'ovation dont l'honorait Camille. L'ombre d'un sourire faisait frémir ses lèvres et les fantômes d'une paire de fossettes en croissant de lune commençaient à lui creuser les joues. La complicité incontestable et authentique qui les liait ne pouvait que sauter aux yeux.
Mathis plongea les deux bras dans les profondeurs de son placard et la partie supérieure de son corps disparut sous une grappe de vestes enroulées autour de cintres en acier. Ariel entendit les caresses de ses grandes paumes sur le bois puis un cliquetis sonore qui ravit Camille et ses zygomatiques infatigables. Quand Mathis revint parmi eux, une cartouche de cigarettes était coincée sous son aisselle gauche et il brandissait avec fierté une élégante bouteille au liquide ambrée.
- Je vais m'inscrire au théâtre dès demain, certifia promptement Camille.
Mathis hésita avant de lui tendre.
- Je veux une preuve écrite.
Posant une main sur le cœur et adoptant une posture indignée, son meilleur ami renifla avec impertinence.
- Pour qui tu me prends ? Je ne suis pas un escroc ! se défendit énergiquement Camille.
- Très bien, céda-t-il en balançant les cigarettes et l'alcool fort sur la couchette inférieure de son lit superposé. Tu peux m'en prendre deux paquets. Le reste est réservé.
Et alors que Camille embrasait la pièce de son essence lumineuse, les yeux de Mathis capturèrent les nombreuses interrogations d'Ariel pour mieux les apaiser d'un regard tendre.
- Hé, le nouveau ! lança-t-il d'un ton plein de gaieté. Tu veux que je te montre comment je planque tout ça ?
Ariel sourit et acquiesça. Décidément il ne pouvait que se l'admettre : ces deux ostrogoths lui plaisaient bien.
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