L'amour

Mon père, il avait seulement vingt-deux ans quand je suis née. Il paraît que ma mère m'a déposée un jour, sans aucune explication. Mon père lui a ouvert la porte et elle m'a juste abandonnée dans ses bras, avant de repartir, n'acceptant aucune discussion. Mon père est un homme réfléchi et même à cet âge-là, il avait déjà de bons réflexes. Il m'avait emmenée à l'hôpital. Je ne rappelle plus tout ce qu'il m'a expliqué, mais je sais que des tests génétiques ont été faits. Et puis il m'avait récupérée parce que oui, j'étais sa fille. Il était jeune et beaucoup d'autres ne m'auraient pas gardée. Ils m'auraient juste abandonnée comme ma mère l'a fait. Après tout, ce n'était pas de sa faute. Oui, ils avaient été deux à me concevoir, mais ma mère ne lui avait rien dit. Elle lui avait caché sa grossesse. Sauf que mon père n'est pas comme certains. Il m'a gardée avec lui. Il n'a jamais cru en Dieu ou quoique ce soit. Pourtant, il a fini par accepter que je n'étais pas là par hasard.

J'ai vécu une enfance heureuse. Rien de dramatique ne s'est passé. Personne n'est mort. Je n'ai rien causé du tout, mis à part un bordel monstre. J'ai toujours eu un caractère spécial. Mais ça, ma famille a fini par faire avec. Oui, je me suis fait disputer et punir de nombreuses fois au cours de mon enfance. Cependant, je n'ai jamais été malheureuse. Ça serait mentir que de dire ça. Mon enfance a été remplie de joie, de sourires et de rires. J'ai fait énormément de conneries, mais je n'ai jamais connu la violence comme certains. Il y a parfois eu des passages à vide. Il y a eu des sales moments. Mais je suppose que tout le monde en connaît. Tout ne peut pas être rose. Pourtant, je n'ai pas à me plaindre. Je me rends compte de la chance que j'ai d'avoir eu une enfance aussi joyeuse.

Parlons un peu de ceux que j'aime. Ma famille est une famille américaine banale. J'ai des grands-parents gagas de tous leurs petits-enfants. J'adore passer mes étés chez eux, dans leur ranch en plein milieu du Texas, avec mon cousin et mes cousines. Nous vivons tous les quatre dans des villes voire des états différents et ces vacances, ce sont les seuls moments que nous passons tous les quatre ensemble. Et nous en profitons. En même temps, ce n'est pas nos grands-parents qui nous diraient ou nous interdiraient quelque chose. Pourtant, quand j'étais petite, j'étais déjà différente. J'étais celle qui aimait le plus faire des bêtises. J'adorais regarder mes cousines se crêper le chignon pour tout et n'importe quoi. J'adorais observer mon cousin quand il avait cette curieuse tendance à parler aux chevaux. Et j'adorais embêter ma grand-mère quand elle faisait la cuisine. Je faisais exprès de renverser la farine. Je poussais la boite d'œuf au bord de la table pour qu'elle s'écrase au sol. Et il ne fallait jamais me laisser faire la vaisselle sinon vous retrouviez la cuisine inondée.

Quand j'étais gamine, j'étais proche de mes cousines et de mon cousin. Puis, en grandissant, nous nous sommes un peu éloignés. Evidemment, aujourd'hui, nous passons toujours nos étés au ranch et il ne se passe pas une semaine sans que j'aie des nouvelles d'eux. Nous sommes restés proches. Nous sommes seulement quatre, mais nous sommes liés comme les doigts d'une main. Bon, peut-être plus autant maintenant, même si je tiens encore beaucoup à eux. Et ces étés chez nos grands-parents nous permettent de nous retrouver. Pourtant, nous avons grandi et ce n'est pas vraiment de leur faute si nous nous sommes éloignés. C'est sûrement de la mienne. Mes tantes et mes oncles, ils m'aimaient bien quand j'étais petite. Cependant il y a toujours eu cette distance entre nous. Est-ce le fait que mon père m'élève seule ? Est-ce parce que je n'ai pas de mère ? Ou est-ce parce que j'aime le bazar et tout ce que ça implique ? Oui, c'est sûrement cette dernière option. Ils ont sûrement peur que leurs enfants deviennent comme moi. Une adolescente dont la chambre est un capharnaüm toute l'année. Une élève qui n'écoute pas en cours et dont la moyenne est dans le bas du tableau. Une jeune fille un peu bizarre qui parle toute seule et qui écrit sur ses bras pour se rappeler des choses importantes. Oui, ils doivent avoir peur que mon cousin et mes cousines « tournent mal » comme ils le disent. Après tout, les gens qui tournent mal, ils commencent tous comme ça. Bonjour les clichés...

À l'époque, je ne m'en rendais pas forcément compte parce qu'il y avait mon père. Il a toujours été là. Il m'a toujours défendue. Je ne le savais pas, mais il se disputait avec eux. Mes grands-parents ne s'en sont jamais mêlés parce qu'ils disaient que ça ne les regardait pas. Mon père m'élevait comme il l'entendait et tant que je ne faisais pas de mal aux autres, qu'est-ce que ça pouvait bien faire ? 

Oui, papa, je ne te remercierai jamais assez pour ces seize années. Tu m'as bien élevée même si tout le monde pense le contraire. Tu as fait face aux remarques de notre famille sur mon comportement. Tu les as envoyés chier. Tu t'es éloigné d'eux pour moi. Parce que je suis ta fille et que tu m'aimes plus que tout. Puis tu as fait face aux différents professeurs et aux directeurs d'école. Tu as continué à me trouver de nouvelles écoles. À chaque fois, tu t'excusais et tu promettais que cette fois, ça serait différent. Malheureusement, ça n'a jamais été différent. Mais tu sais papa, en réalité, ce n'est pas de ta faute.

Tu n'as jamais été franchement sévère. Bon, j'ai reçu mon lot de punitions et tu savais élever la voix quand il le fallait. Mais tu n'as jamais réussi à me faire ranger ma chambre. Même quand tu menaces de jeter mes affaires, elles continuent de traîner un peu partout. Je ne peux pas m'en empêcher. Tu n'as jamais compris, mais tu as appris à faire avec. Tu t'es adapté. Je me rappelle le jour où t'as accroché un énorme porte-clé à mes clés pour ne plus que je les perde. Bon, ça ne fonctionne pas toujours, mais ce n'est pas grave. Oui, t'as sûrement voulu me faire changer. Tu me criais dessus quand je cassais les tasses juste parce que j'avais envie de voir la faïence éclater en mille morceaux. Je me souviens que tu as aussi engagé des professeurs particuliers les premières années. Malgré toutes mes crises de colère, tu n'as jamais cédé. Je devais suivre ces cours particuliers et aller à l'école. Tu n'as jamais cru à mes faux maux de ventre. Je me demande comment tu faisais d'ailleurs. Tu sais toujours quand je mens. Malheureusement, quand j'étais petite, l'école, je détestais déjà ça. Et tout aurait été bon pour ne pas y aller. Pourtant, tu ne t'es jamais laissé avoir. En fait, tu savais que j'étais intelligente, mais tu pensais que j'avais des difficultés. Quand mon trouble déficitaire de l'attention sans hyperactivité, ou TDA pour les intimes, a été diagnostiqué, ça t'a conforté. Cependant, aujourd'hui, tu n'essaies plus de me faire changer. Je crois que c'est toi qui t'es adapté à moi plutôt que l'inverse.

Franchement, j'espère que mon père sait à quel point il est fort. Il avait vingt-deux quand il s'est retrouvé père du jour au lendemain. Il m'a élevée seul et il a tenu. Il avait peut-être l'impression d'être submergé, de se noyer en permanence. Parfois, il a fait des choix qui m'ont contrariée, mais je sais qu'il fait de son mieux. Et j'espère qu'il se rend compte que je ne voudrais personne d'autre à sa place. C'est mon pilier et il m'a toujours soutenue, même avec Matthew.

Matthew... Je ne sais pas pourquoi il m'a approchée. Je ne sais vraiment pas ce qui lui a pris. Il aurait pu s'asseoir n'importe où dans ce bus mais il a choisi la place à côté de moi. Encore aujourd'hui, je me demande ce qui l'a poussé à faire le premier pas. Oui, bon, vous allez dire que je suis un peu idiote. S'il a fait le premier pas, c'est que je lui plaisais. Mais pourquoi spécialement ce jour-ci ? C'était pourtant un matin comme un autre. Je m'asseyais toujours à la même place quand j'arrivais à attraper le bus. Toujours côté vitre. J'avais mes écouteurs vissés dans les oreilles et j'avais sursauté quand il s'était assis à côté de moi. Personne ne venait s'asseoir à côté de moi. J'étais celle que la majorité évitait. Mais lui, il s'était assis simplement, sans me demander mon avis.

Il était mignon. Il m'était déjà arrivée de focaliser mon attention sur lui. En même temps, déjà à cette époque, j'adorais observer les gens et j'avais plusieurs cours en commun avec Matthew. Donc je l'avais déjà scruté et étudié. Je dois avouer que physiquement, il me plaisait. Je ne lui avais jamais parlé et je ne savais rien sur lui. Et il ne savait rien sur moi. Je n'étais pas franchement discrète à l'école, mais je ne parlais pas beaucoup à mes camarades. Cependant c'était de leur faute.

J'avais enlevé mes écouteurs pour lui demander ce qu'il faisait là. Qu'est-ce qu'il me voulait ? Et il m'avait juste parlé, simplement et normalement. Dans ce bus, on a eu notre première discussion, tournée sur la musique parce que celle que crachaient mes écouteurs n'était pas discrète. Elle était à fond et puis Metallica, ce n'est pas un petit air de piano. Mais j'ai besoin de cette intensité de musique pour ne pas penser. Enfin, ça n'a jamais complètement marché, même si me concentrer sur la musique permet à mon cerveau de se calmer un peu. Bref, revenons à Matthew. Il était là, avec sa veste brunie et son sac à dos éliminé. Et il me disait qu'il aimait bien aussi ce groupe. Il m'avait demandé qui j'aimais d'autre et j'avais répondu.

Je ne pense pas qu'il y a un âge pour l'amour. Oui, nous étions jeunes. Nous n'avions même pas seize ans et alors ? Nous flirtions timidement. Clairement, nous étions empotés. Encore aujourd'hui, je ne pense pas m'être améliorée. Mais je n'aurais pas voulu que ce soit parfait. Un premier amour n'est pas parfait. La première relation, c'est juste la première. Et oui, la fin a fait mal parce qu'on s'aimait, mais c'était simplement la première. Et il y en aura d'autres. Je ne vais pas m'arrêter à une seule. Je ne pense pas que je ferais une bonne nonne.

Mon père n'avait rien trouvé à y redire. Il m'avait simplement dit qu'il était là si j'avais besoin de lui. Je ne sais pas si tous les pères auraient réagi de cette manière, surtout vu notre âge. Mais Papa, tu n'es pas comme tous les autres et tu n'as pas une fille comme les autres.

Matthew a subi beaucoup de choses de ma part. La première fois qu'on s'est embrassé, cela a signé le début de notre relation. Et je ne sais pas s'il s'attendait à ça. De toute façon, nous avons toujours des espoirs, des attentes d'une première relation. Mais ça ne se passe jamais comme on le veut, n'est-ce pas ? Nous étions un peu naïfs. Aujourd'hui, quelques mois plus tard, je me rends compte de tout ça. Je n'ai sûrement pas encore assez de recul parce que je n'ai seize ans et que je n'ai connu que Matthew. Pourtant, je vois plus clair, entre les erreurs que nous avons commises et mon caractère pas toujours facile.

C'était un ange. Il a réussi à me supporter pendant cinq mois. Il a composé avec ma fantaisie comme il appelait ça. Il me donnait un stylo à chaque fois que je devais écrire un truc sur mon bras. Il ne s'énervait pas quand je perdais mon portable et que je mettais des heures à lui répondre. Il ne disait rien quand il retrouvait parfois mes affaires dans son sac, sans que nous sachions comment elles avaient atterri là. Pourtant, il aurait pu péter des câbles. Quand je me faisais remarquer en renversant mon sac sur le sol de l'école parce que je ne trouvais pas ce que je voulais. Quand je lui posais dix-mille questions dans la même journée. Ou encore quand je jetais du pop-corn sur les gens au cinéma, plutôt que de le manger.

Il ne me regardait pas différemment. Pourtant, il se rendait compte que je n'étais pas comme les autres. Qui, sain d'esprit, s'amuse à casser la vaisselle pour étudier les morceaux brisés comme si c'était des pièces d'un puzzle ? La plupart du temps, il ne disait rien car pour lui, c'était simplement mon caractère. Mais c'était compliqué et parfois, il s'agaçait. Après tout, qui ne s'énerverait pas quand son partenaire ne l'écoute pas ? Matthew, il n'avait jamais été un grand bavard, mais il avait une joie de vivre que j'adorais. Cependant, je n'arrivais pas toujours à suivre. Oui, j'avoue, je ne l'écoutais pas toujours parler. Et puis, pendant ses matchs de basket, il m'était aussi arrivée d'être complètement absente, totalement absorbée dans mes pensées au point de ne pas savoir l'issue du match.

Ensuite, ses parents posaient problème. Je n'étais pas franchement la copine idéale. Mauvaise élève qui ne pense pas à l'avenir. Toujours en retard même pour un dîner. Mais nous avions quinze ans. Est-ce qu'ils pensaient que ça durerait toute la vie ? En fait, je n'en avais strictement rien à faire de leur avis. J'étais amoureuse de leur fils, pas d'eux. Mais ça peinait Matthew.

Je ne sais pas réellement ce qui m'a décidée à le quitter. Quel a été l'élément déclencheur ? Je n'en sais rien. Mais j'ai fini par rompre parce que je lui faisais du mal. Ses parents n'approuvaient pas. Ses amis s'éloignaient parce qu'ils me trouvaient bizarre. Et je lui faisais subir mon comportement. J'adorais étudier ses émotions, ses réactions. Je le questionnais sur tout et n'importe quoi. Et j'adorais quand j'arrivais à le troubler avec mes paroles. Voir son esprit tout retourné, j'adorais ça.

Ça n'aurait pas pu continuer de cette façon. Ce n'était pas sain. Pourtant, il le voulait. Il n'avait pas compris pourquoi je voulais rompre et je n'avais pas su lui expliquer. Comment expliquer tout ça ? 

J'adore observer les gens et mon environnement. C'est presque malsain. J'essaie d'imaginer les esprits des gens et les déconstruire. J'aime scruter, décortiquer, étudier et déconstruire les êtres. Je suis fascinée quand j'arrive à mettre le bazar en eux et qu'ils se remettent en question. Et surtout, je me délecte de les voir se battre contre eux même. J'adore les conséquences parfois désastreuses que peuvent avoir mes actes et mes paroles. Pourtant, je n'aime pas faire du mal aux gens inutilement, surtout ceux que je chéris. Mais je ne peux pas m'en empêcher. Créer le désordre, même si c'est à l'intérieur de quelqu'un, c'est naturel. Et je l'ai compris avec Matthew. J'avais beau l'aimer, je lui faisais du mal et même si je culpabilisais, je n'arrivais pas à m'arrêter. Alors je lui ai simplement dit que je voulais que ça se finisse et que s'il m'aimait alors il respecterait mon choix. Et c'est ce qu'il avait fait. Ça m'avait encore plus brisé le cœur. Nous sommes des adolescents, mais il a une certaine maturité que beaucoup ne possèdent pas, que je ne possède sûrement pas.

J'ai longtemps pleuré et mon père a été là, comme toujours. Il a compris pourquoi j'avais fait ça. Mais comme d'habitude, il n'a rien dit. Il n'a pas dit si c'était juste stupide ou si c'était la meilleure solution. Il m'a juste serrée dans ses bras. Et aujourd'hui, des semaines plus tard, il le fait encore quand je rentre de cours et que j'ai juste envie de pleurer. Parce que Matthew, j'ai du mal à l'oublier. Je le croise tous les jours dans les couloirs. Mon père dit que ça passera, même si pour l'instant, j'ai du mal à le croire. Parce que je suis juste une adolescente qui souffre. Je suis juste une fille qui un cerveau compliqué.


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