Le Couvre-feu
"défi Queneau game" par MotPas
Il y a plus d'un an : on devait répondre au défi "le couvre-feu venait de sonner..."
Ma réponse légèrement politique soufflait comme une alerte, une énième, essaimée dans le vent. Ces mots ont plus d'un an, rien de prophétique, juste une réalité sans fard.
"Le couvre-feu venait de sonner. On nous avait bien préparés à la nouvelle décision liberticide prise dans l'objectif du bien de tous. Le virus s'entête et les politiques ne savent plus sur quel pied danser. Comme si les restaurants, les travailleurs de l'évènementiel ou les artistes n'en souffraient pas assez. Les comptes s'amenuisent chez eux, tandis que les chiffres de la covid, eux, ne diminue pas.
Je me hâte de rentrer chez moi. Je viens de finir ma journée de travail par une urgence, un chat "constipé" depuis trois jours. Un globe vésical diagnostiqué dès les premiers mots du propriétaire en détresse. Il font en larmes lorsque je lui annonce la note. Il tient un petit lolo touristique. La crise, me dit-il. On s'arrange. Humains, nous devons le rester. Il est 21 heures et les rues sont bondées de monde. Personne n'a-t-il eu vent du couvre-feu ? Arrivée chez moi, mon mari explique : nous ne somme pas concernés. Oui. Nous, Archipels paradisiaques pour qui on a même inventé une couleur : l'écarlate, où les hopitaux sont laissés à l'abandon depuis des dizaines d'années, où la corruption continue de creuser le trou où nous nous étouffons. Le virus et sa vague lente et dévastatrice. Les âmes s'envolent, les inégalités se creusent. Pas de couvre-feu pour nous. L'armée nous aide, mais nous n'avons pas besoin de soldats. Peut-être a-t-on peur d'une révolte comme en 2009. Ecarlate. Comme les drapeaux qui se dressent sur les bords des routes. et il y a cette rumeur qui ronge l'ulcère installé dans le fond de mon estomac.
J'entends mes dirigeants : "partez en vacances. Aidez-les." Quel culot ! "
Mes compatriotes sont déjà bien assez mis à mal financièrement par cette crise sanitaire et économique. Venez au petit péyi écarlate, sans hôpitaux, sans eau courante, où la colère gronde comme en métropole, où les tensions s'intensifient. Pour moi, il n'y aura pas de couvre-feu, sauf celui qui monte la pression de la marmite. Prenons garde lorsque le couvercle sautera."
Il est aujourd'hui le 28 Novembre 2021, depuis plus d'une semaine, le couvre-feu est revenu. Il est bien plus efficace que le précédent.
La marmite a jeté son couvercle, comme la Soufrière, elle s'est annoncée, elle a grondé, elle a tremblé, et sa pression a dépassé celle sous le volcan. La vieille dame continue de chanter des Te Deum, la marmite a repris le refrain.
On s'exprime, on s'agite, un prétexte qui embrase les rues. Il n'est plus question de pass, ne de passer sous silence les années d'appels, les années de SOS. Il n'est plus question de vaccination, on mélange tout, ici, comme en métropole. Les tambours sonnent bien trop fort pour s'entendre, la rage éclate à la face de tous. Elle est annoncée depuis si longtemps.
En métropole, le mépris grandit. Ils n'entendent pas, car on ne se comprend pas.
J'entends, je lis l'ignorance et la bêtise. La scientifique souhaite battre l'obscurantisme, l'Ultra-marine, elle, souhaite la considération.
Nous ne sommes pas des citoyens de seconde zone, nous ne sommes pas plus idiots, pas plus simples, pas plus béats. Nous ne sommes pas adeptes du Vaudou, du mysticisme, ni prisonniers de la religion. Nous ne sommes pas des profiteurs perfusés à la CAF et aux aides sociales....
Nous sommes des citoyens de la France, et nous payons nos impôts, nous cotisons pour nos droits sociaux. Nous ne sommes pas oisifs, vivant de bananes et de patates douces. Nous ne gagnons pas 30% de plus sur nos salaires. Nous ne sommes pas des citoyens différents.
Département. Région.
Sous les cocotiers.
Pourquoi se plaindraient-ils ?
Ignares, adeptes de sorcellerie.
Vampires aux crochets de l'état.
J'ai mal et je saigne.
Imaginez :
Victimes d'un des plus gros scandales sanitaires. Le chlordécone empoisonne les terres les plus fertiles de l'archipel, les rivières, les poissons, la population. 600 ans de contamination évaluée. Le plus haut taux de cancer de la prostate au monde. Thyroïde, seins, ovaires, malformations. Infertilité grandissante.
Obsolescence du réseau des eaux potables. Coupures depuis de longues années. Des tours d'eau sont organisés, mais ce n'est pas décent. Chacun possède ses réserves de bouteilles, de bidons, de citernes, que chacun paie de sa poche. Essayez de vivre ne serait-ce que trois jours sans eau. Pour se laver, pour cuisiner, pour boire et pour vider vos latrines... Car oui, ici, on chie aussi.
Un hôpital mourant, victime d'un incendie en 2017, à cause de vétusté. J'étais présente ce jour-là, j'ai dû déplacé mon rendez-vous, au service de la fertilité... La liste d'attente s'est allongée, et le service a fermé. Des embryons de femmes envolés, partis en fumée. Et depuis, c'est tout un système qui s'effondre. Quand je fais mon appendicite en 2019, l'urgentiste croise les doigts pour que je ne sois pas hospitalisée ni opérée. Je dois venir avec ma propre couverture, ma propre timbale, assiette et fourchette, ma PROPRE bouteille d'eau et collation. L'hôpital souffre, l'hôpital est abandonné.
La vie coûte 30% plus cher : l'eau, les produits laitiers, le sucre, la farine, les vêtements, l'ameublement, l'électroménager, les loyers. Et contrairement à ce que beaucoup imagine, les salaires dans le privé ne suivent pas.
L'embauche est biaisée. Les cadres viennent souvent de la métropole. Ce n'est pas leur faute, mais celle du système, aux fausses croyances des patrons sur place. Même où je travaille, ils préfèrent employer des métros (pour ne pas dire blanc, car entre nous, c'est de cela qu'il s'agit), car les locaux (en fait, noirs, car c'est encore de cela qu'il s'agit) ne seraient pas fiables... leurs diplômes, trop outre-mer, en fait ils seraient trop outre-mer. Donc on signe des blancs, avec la conviction qu'ils s'acquitteront mieux de leur tâche (entendu, plusieurs fois.) L'image de l'Antillais nonchalant, souriant et un peu fainéant est un poison. C'est faux. Tellement Faux. L'Antillais (sans faire de généralité) se lève à 4-5h du matin, cumule plusieurs jobs, et ne s'arrête jamais de travailler. Comment bien former ses jeunes lorsque les écoles de formation ne proposent que le tourisme ou des cursus tronqués, infirmier/ médecin, faut rejoindre la métropole, ingénieur, même bitin... Les salaires à la baisse, encore vu de mes propres yeux, le jeune noir moins bien payé que la vieille blanche... devinez qui avait le plus d'ancienneté dans la boîte ? Qui était le plus diplômé ?
Je lâche ici, ma rancœur, mes douleurs... On le voyait venir. Je n'ai pas été surprise lorsque les jeunes, désabusés, enfumés, méprisés et manipulés, ont pris d'assaut les routes. Rejoints par des bandits, profitant de ces enfants blessés, de ces enfants apeurés... par le futur qu'on leur propose. Rien.
Quelle aubaine pour l'état... L'amalgame était nécessaire. Et comme à chaque fois, lorsque l'enfant terrible des Antilles s'énerve, on envoie : les soldats. En 24h, ils étaient là. On a attendu 6 semaines pour qu'on nous envoie les oxyconcentrateurs, lors de la vague meurtrière en août 2021.
Mais ce n'était pas des soldats, dont nous avions besoin ; nous avions besoin, et bien plus tôt, de considération...
Le président a fait des promesses qu'il n'aurait pas du faire : Je vous aiderai avec l'eau...Je vous débarrasserai des sargasses... nous étions en 2017...
Et ces élus locaux qui regardent leurs petits souliers... Ils ont vécu en petits princes, épaulés par l'administration. C'est un vrai panier de crabes ici... Syndicats, Élus, gouvernements, administration... Je préfère me confronter à mes crabes de terre chéris, ceux qui font la fierté de ma commune, ceux qui se battent et brandissent fièrement leur pince. Ces animaux possèdent plus fierté que les précédents.
Est venue, la menace de l'autonomie... j'ai entendu : "si tu veux prendre ton émancipation, prends-la" comme dirait un parent qui démissionne. Un chantage, une menace... Quel mépris ! J'ai toujours eu l'impression que nous étions les sauvages loin de l'épicentre, ceux qui sourient à pleine dent, ceux qu'on pense un peu benêts, très ingrats ( bah oui de quoi on se plaint, il fait beau tous les jours et nous sommes toujours festifs), inutiles, des boulets, des fantômes coloniaux, qui ne savent que rabâcher le passé... Admettre que la société guadeloupéenne actuelle est construite dans la boue et le sang, dans l'esclavage et la lutte des classes, dans la pensée de la supériorité de l'homme sur l'autre, ce n'est pas rabâcher le passé. C'est regarder la réalité.
Je ne soutiens aucun mouvement. Je suis une scientifique, je suis un docteur, qui a foi en la médecine. J'ai prêté serment : "de l'obscurantisme, je dissiperai les brumes." Je prends le temps de discuter avec les propriétaires de mes patients, je leur explique ce que je fais, ce que contiens les vaccins avec lesquels je protège leurs animaux, je prends le temps de répondre à leurs questions, leurs angoisses, avec honnête et simplicité. Je ne juge pas, je n'exclue pas, ne fracture pas la confiance qu'ils ont placée en moi depuis des années. Certains sautent le pas et se font vacciner, d'autres comprennent qu'il est dangereux et inutile de se gaver en ivermectine. Nous partageons sur nos remèdes Razié, sur la solidarité, l'amour que nous portons à notre voisin. La Guadeloupe est la première à souffrir de cette crise, et je crains qu'elle reste handicapée pour fort longtemps.
La violence n'est jamais la réponse face à la peur, jamais une solution.
Écarlate est mon cœur ce matin. Outre-mer, l'espoir.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top