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— Coupez !

La voix de William jaillit de nulle part. Le jeune homme fait irruption sur la plage en bondissant comme un dément.

— Enorme ! hurle-t-il à la cantonade. C'était grandiose. Je ne pensais pas prononcer un jour cette phrase, mais il faut l'avouer. Les filles, vous êtes vraiment géniales ! Et vous avez bien fait de nous confier la réalisation, on a été au top.

Puis il se tourne vers la forêt.

— Hugo, amène-toi ! La dernière scène, tu l'avais bien dans ta ligne ?

Au début, Inès ne comprend rien à ce qu'elle voit. D'ailleurs, comment se fait-il qu'elle voie encore quelque chose, qu'elle soit encore en vie ? Vision trouble. Vertige.

Comme par enchantement, Hugo déboule d'un sous-bois épais, une caméra à la main, et s'avance en trottinant, un large sourire sur son visage.

— Nickel chrome. Grâce à la pleine lune, la luminosité est encore meilleure que ce que j'espérais. Tout est dans la boîte, indique-t-il à l'attention de William en désignant l'appareil.

Spectatrice incrédule, Inès continue d'observer cette scène qu'elle perçoit au ralenti. Un mouvement à l'extrémité de son champ de vision attire son attention. Après s'être relevée, époussetée et recoiffée, Sarah s'approche d'elle. Elle rayonne désormais. Plus rien à voir avec la pitoyable loque qui se traînait au sol il y a moins de dix minutes, à l'article de la mort.

— Tu as été parfaite ma chérie, absolument parfaite.

La voix claire et posée de Sarah contraste avec les murmures plaintifs qui s'échappaient de ses lèvres quand elle jouait son personnage de victime agonisante. Plutôt douée, la morue, qui enchaîne sans vraiment laisser de droit de réponse :

— Je t'avais bien dit que tu t'en souviendrais, de notre cadeau d'anniversaire pour tes dix-huit ans. Du jamais vu : un film d'horreur dont tu es l'héroïne ! C'est pas une idée géniale, ça ? Bien sûr, elle est de moi. J'ai eu un doute à un moment, mais tu ne m'as pas abandonnée, poursuit-elle. Il faut dire que j'ai su me montrer convaincante.

Sarah passe à sa hauteur en lui tapotant gentiment l'épaule et rejoint son frère d'une démarche altière. Inès entrouvre la bouche pour lui répondre, mais rien ne vient. De toute manière, l'autre est déjà loin, en représentation. Ses neurones se reconnectent les uns après les autres et son cerveau semble retrouver ses fonctions. Un peu comme une mégalopole dont les rues, les quartiers retrouvent le courant après une coupure générale. Ultime vérification : en écartant ses mains, elle ne découvre aucune trace de sang sur son ventre, ni aucune déchirure sur ses vêtements.

Ainsi, elle est toujours en vie ; ce n'était que du spectacle. Il faut avouer qu'elle y a cru, tout semblait si réel.

Elle jette un œil vers la clairière. Au centre de la scène, survolté, William continue de crier en tournant en rond. Il distribue les félicitations, distille les ordres, ponctuant chaque phrase par un claquement de main, un juron ou toute autre marque de satisfaction. Si Sarah est à l'origine du plan, c'est bien lui qui a fait office de chef d'orchestre, et il y a visiblement pris du plaisir.

— Rodrigue, ton scenario, c'était du lourd. Je n'aurais pas misé ma chemise dessus, mais tout s'est enchaîné au millimètre. Du travail d'orfèvre: exactement comme tu l'avais écrit, à la virgule près, jubile-t-il. Même le coup des messages identiques dans le chapeau, puis l'échange du mot. C'était gonflé, mais c'est passé comme une lettre à la poste. Tu aurais vu sa tête ! T'es un Dieu, mec.

A l'écart, assis sur le capot de la Clio, Rodrigue sirote une bière. En réponse aux compliments, il lève lentement la bouteille vers son ami, puis dans la direction d'Inès, avec un petit clin d'œil. Santé.

Comment doit-elle réagir ? Faut-il en rire ou en pleurer ? Remercier ses amis ou les bannir à tout jamais de sa vie pour la torture mentale qu'ils viennent de lui infliger ? Quant à Rodrigue, le Dieu scénariste, il ne perd rien pour attendre celui-là.

Fiona fait enfin son apparition dans la clairière. Tenue décontractée. Baskets orange, jean gris et sweat-shirt pétrole, assortie au coin télé du chalet. Indifférente à l'agitation ambiante, elle contourne Hugo – que Sarah a harponné pour lui rejouer la scène de l'agonie – pour rejoindre Inès.

— Ça va ? lui demande-t-elle d'une voix douce en s'asseyant. Je suis désolée. Tu as l'air complètement traumatisée. Ce n'était pas le but. Avec Sarah, on pensait franchement que ça te plairait.

Elle enlace son amie avec tendresse. Enfin un peu de réconfort. Inès n'a toujours pas dit un mot. Elle assimile, compile, digère les informations pour redonner un sens aux événements. Elle doit admettre qu'elle est soulagée de ne plus douter de sa santé mentale – non, elle n'est pas complètement folle, mais que dire de ses amis ? – mais elle sent que de longues minutes seront encore nécessaires pour recouvrer ses moyens. Son ventre, qui lui fait toujours souffrir le martyre, semble du même avis.

De son côté, William s'agite toujours dans tous les sens. Comme dirait Fiona, il brasse.

— Hugo, va récupérer les caméras miniatures du chalet. On n'avait pas eu le temps de trop les tester. J'espère qu'elles ont bien fonctionné. Au passage, ramasse les trépieds sur le chemin. On met tout dans la Clio. On récupère les images demain matin et on rapporte tout au labo de l'école avant 16h, c'est le deal avec le vigile. J'appelle les autres. On a une soirée de folie à terminer et ils doivent commencer à s'impatienter, conclut-il en sortant son portable.

Hugo profite de l'occasion pour s'échapper, laissant Sarah interdite au beau milieu d'une reconstitution, dans une posture rappelant étrangement le Radeau de la Méduse.

A part Fiona, personne ne semble plus s'intéresser à Inès, dont l'état physique semble toujours préoccupant. Convulsions.

— Inès ? s'inquiète Fiona.

En guise de réponse, son amie se détourne et vomit à nouveau. La crise dure, son corps est glacé.

— Inès ?!

Elle se sent partir. Ses muscles ne répondent plus. Ses dernières forces l'abandonnent.

— Inès, réponds-moi !

Le hurlement de Fiona, qui a fait se retourner tous les autres, semble si lointain. Elle ne contrôle plus ses paupières, qui se ferment irrémédiablement. Noir total. Extinction des feux. 

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