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Tour d'horizon de l'intérieur du chalet. Inès retrouve des repères, c'est apaisant. L'agencement des meubles n'a pas changé depuis dix ans. A croire que les parents des jumelles ont disposé au sol des marques imperceptibles pour repositionner chaque chaise, chaque meuble, au millimètre près. Finalement, quand on les connaît un peu, l'idée ne paraît pas si absurde que cela.

La vue d'ensemble de la pièce est en adéquation avec l'aspect extérieur : simple, rudimentaire, presque spartiate. Du bois brut, aucun bibelot, aucune décoration. Sur la droite, une longue table rustique en bois de chêne, traversée d'un chemin de table blanc cassé en dentelle, est bordée par des bancs. Deux petits tabourets d'appoint, à chaque extrémité, complètent le dispositif et portent la capacité d'accueil – jamais atteinte en présence d'Inès – à huit personnes.

Sur la gauche en entrant, une porte donne sur une minuscule buanderie, où une machine à laver tout droit sortie de l'Entre-Deux-Guerres, un sèche-linge à peine plus récent et un ballon d'eau chaude sont agencés en mode Tetris. L'optimisation du volume interdit l'usage à toute personne mesurant plus de cinquante centimètres de large, ce qui dispense explicitement le père des filles de toute tâche ménagère liée de près ou de loin à la manipulation du linge.

En enfilade, à gauche toujours, un évier, un égouttoir en inox et quelques placards composent une kitchenette compacte et fonctionnelle. Au fond, sous l'escalier qui mène aux chambres et à la salle de bains, un réfrigérateur antique ronronne comme une cafetière et apporte une honnête contribution au chauffage de l'étage supérieur.

Inès poursuit son inventaire de la pièce. En plus de retrouver un cadre connu et rassurant, les souvenirs des moments passés avec les filles lui remettent un peu de baume au cœur. Et elle passe donc au clou du spectacle en souriant intérieurement.

De l'autre côté, au fond à droite, le coin télé détonne dans ce décor classique. Un long canapé orange fluo, flanqué de deux fauteuils vert pomme, fait face au large écran plat, fixé au mur, seul équipement de la maison issu d'une technologie de ce siècle. Entre les deux, une table basse ovale bleu pétrole complète cet ensemble, dont la symétrie parfaite tranche avec l'hétérogénéité et l'extravagance des coloris.

A leurs moments perdus, les filles redoublaient d'inventivité pour imaginer comment cette « bizarrerie » avait pu voir le jour dans un ensemble aussi austère. Le fruit de la rencontre improbable entre Man-Ray, l'artiste psychédélique et le sergent Hartman, l'instructeur autoritaire du film Full Metal Jacket, avait dit un jour Fiona. A bien y réfléchir, les parents des jumelles, c'est un peu cela...

Soudain, un vertige la déséquilibre. Une violente contraction de son abdomen achève de la tirer de ses rêveries.

—Ça empire vraiment, songe Inès, courbée vers l'avant.

Une nouvelle quinte de toux la secoue. Cette fois, elle a évité de peu de vomir, mais le goût âcre de bile, mêlé à celui de la bière et du sel, lui brûle l'œsophage. A priori, elle n'a rien consommé d'autre dans les dix dernières heures – aux nouvelles de la pendule Ikea au-dessus de l'évier : il est 22h30 – que cette fichue bière et ces quelques poignées de chips mexicaines. Elle tente de se souvenir de ce qu'elle a pu ingurgiter à midi, mais l'urgence est ailleurs : chasser ce relent de mort qui lui emplit la bouche. Vite, avant qu'elle n'ait un nouveau haut-le-cœur.

Elle se dirige sans réfléchir vers le bon placard, y trouve un gros verre à moutarde. Un arrêt au robinet et la voici installée sur un des tabourets en bout de table, côté coin télé. L'eau qui coule dans sa gorge apaise la sensation de brûlure et lui redonne un petit coup de fouet.

C'est en relevant la tête qu'elle le voit, ou plutôt qu'elle ne le voit pas ! C'est comme si on lui avait glissé un glaçon dans le cou. Sa température baisse de dix degrés d'un coup : le couteau de combat du père des jumelles n'est plus dans son cadre.

Je porte une arme blanche...

Ce couteau, elle le connaît par cœur. Un Fairbairn-Sykes (Premier design, fabriqué par Wilkinson, comme les rasoirs), l'arme des commandos britanniques au début de la deuxième Guerre Mondiale. Le père des jumelles en ressassait l'histoire tous les week-ends, à table, devant un public plutôt indifférent. William, principal destinataire du message, n'était visiblement pas intéressé, mais le reste de la famille pouvait profiter du cours gracieusement. Au menu, pêle-mêle : la biographie des militaires britanniques Fairbairn et Sykes, la genèse des différents modèles et designs successifs et enfin les caractéristiques techniques : une lame de 17cm, à double tranchant et pointe renforcée pour une meilleure pénétration.

Inès s'est mise à réciter sa leçon à voix haute sans réfléchir, l'œil fixé sur le cadre en bois où le couteau trône habituellement, en face de la chaise du père. Dix ans qu'il est là, comme un membre de la famille, présidant aux repas. Pourtant, ce soir, le cadre est bien vide.

Je porte une arme blanche... et pas n'importe laquelle, une arme militaire, une arme de tueur professionnel, qui a probablement déjà servi.

Reprends-toi, Inès. Ne pas paniquer. Prévenir les autres. Machinalement, elle glisse sa main dans la poche de sa veste pour attraper son portable. Et merde ! Elle se revoit le donner à Sarah. Un téléphone fixe ? C'est bien la seule antiquité qui manque au tableau du chalet. Elle ne peut s'empêcher de repenser aux blagues sur les films qui la font tellement rire. Finalement, ne pas avoir de réseau au fin fond des forêts slovaques quand on a un groupe de chasseurs psychopathes aux trousses ou au fond des cavernes en pleine expédition de spéléo, ça peut passer. Une batterie déchargée après deux jours d'errance dans les glaces norvégiennes – compter un jour pour un i-phone – , on reste dans le domaine de l'acceptable. Mais non, là, elle n'a juste pas de téléphone. Au XXIe siècle...

Une pensée fulgurante et stupide lui traverse l'esprit : une épitaphe.

J'ai prêté mon portable à ma copine.

Sa capacité à digresser dans les situations de stress l'a toujours surprise. Pense à consulter quand même, se dit-elle en secouant la tête, une esquisse de sourire aux lèvres. Et puis, au fond, ces divagations ont tendance à la calmer. Elle s'apprête à se lever pour rejoindre les autres, côté piste de danse, quand un bruit à l'étage la fait sursauter. Comme le raclement d'un meuble qu'on déplace. Elle tend l'oreille : des pas lourds à l'étage, qu'elle entend de plus en plus nettement.

L'adrénaline fait son effet. En une fraction de seconde, elle est debout, sur le qui-vive. Vite, se barrer d'ici. Porte de devant ou porte de derrière ? Décide-toi, Inès, pour une fois, décide-toi ! Les marches de l'escalier commencent à craquer lorsqu'elle se jette sur la poignée de la porte de derrière. Elle appuie de toutes ses forces. Rien à faire. Verrouillé.    

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