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La dernière phrase résonne dans sa tête.

« Je vais te saigner, petite pute »...

Blague de – très – mauvais goût ? Menace réelle ? A l'écho caverneux de ces mots se mêle dans son crâne le brouhaha de la musique. Bouillie de sons, bouillie d'images. Les mouvements qu'elle perçoit sont flous, comme ralentis. Les couples qui dansent ne sont plus qu'une masse informe de silhouettes dans le halo des guirlandes lumineuses qui encadrent la piste de danse.

Elle tourne alors la tête vers la droite et distingue, à cent mètres environ, le chalet des parents des jumelles. La forme sombre se découpe dans le ciel d'été, et la lumière blanche allumée au-dessus de la porte d'entrée lui donne un faux-air de cyclope. La pleine lune, à la verticale du toit en pente, éclaire généreusement l'étroit chemin de terre, bordé de hautes haies de tuyas, qui conduit à la maison. Ce même chemin où elles avaient testé le nouveau segway des jumelles, aux dernières vacances de la Toussaint. Souvenirs. Souvenirs.

Une violente crampe d'estomac la plie en deux. Retour à la réalité, remontée d'amertume dans la bouche en prime.

—Mais qu'est-ce qui m'arrive ? se demande Inès en se redressant.

Et cette histoire de mot, plus elle y pense, moins elle comprend. Le premier message, Fiona et Sarah l'ont lu, elles aussi. Aurait-elle pu être distraite au point de ne pas le comprendre ? Ou son subconscient a-t-il simplement refusé de lui transmettre l'information ? Elle le reprend, par acquit de conscience, mais elle pourrait désormais le lire cent fois, le texte reste désormais invariablement le même : « Je vais te saigner, petite pute ». Frisson.

L'injonction de William lui revient en mémoire. L'attendre au chalet. Pourquoi pas ? Il prend l'affaire au sérieux et ça la rassure. Presque autant que cela l'inquiète au fond. Elle n'a jamais vu William, d'ordinaire si insouciant et dédaigneux à leur égard, à ce point préoccupé. La perspective de se poser quelques instants, au calme, le temps de retrouver ses forces et ses esprits, n'est d'ailleurs pas pour lui déplaire. Allez Inès, ne pas se poser de questions. Obéir, pour une fois, ça ne peut pas faire de mal. Elle s'engage dans l'allée d'un pas presque décidé.

Ses bottines à talons patinent un peu lorsque la terre est humide, mais la progression est globalement aisée : les parents des jumelles ont toujours bien entretenu leur résidence secondaire. Le sentier n'a pas dérogé à la règle, les plates-bandes sont tondues et les ornières comblées consciencieusement à chaque demi-saison. Au fur et à mesure qu'elle se rapproche du chalet, l'intensité sonore de la soirée diminue au point de n'être plus qu'un bruit de fond. Les sons de la nature, des branches qui craquent et du vent dans les feuillages, reprennent leurs droits. Les derniers mètres sont moins éclairés, les arbres plus inquiétants.

Inès stoppe à une vingtaine de mètres de cette maison qu'elle connaît si bien. Elle loge à l'étage, quand elle vient en vacances avec les jumelles. Un chalet en bois de pin, tout ce qu'il y a de plus commun, comme on peut en voir des dizaines dans la région. Au-dessus de la porte, encadrée par deux fenêtres, une lampe blafarde éclaire une minuscule terrasse. Elle peut presque distinguer les nuées d'insectes qui volètent frénétiquement autour de la boule.

Elles adorent papoter entre filles le soir, dehors, sur cette terrasse, autour d'une bière ou d'une tisane. Elles y refont le monde, partagent joies, peines, espoirs, résolument indifférentes au carnage qui se répète quotidiennement au-dessus de leurs têtes : insectes morts d'épuisement, carbonisés, piégés mortellement dans les toiles d'araignées.

Inès porte son regard machinalement vers l'étage, où deux fenêtres, plus petites, donnent sur les chambres des « enfants ». Elle cligne soudain des yeux : elle a cru apercevoir un point lumineux derrière la fenêtre de gauche. Elle se concentre, fixe la façade, mais il n'y a rien d'inhabituel : l'obscurité est totale à l'intérieur de la maison. Décidément, son imagination lui joue des tours. Elle reprend sa progression.

Alors qu'elle s'approche des marches conduisant à la terrasse, elle ne peut s'empêcher de sourire en pensant aux héroïnes de ses films d'horreur préférés, qui partagent toutes cette fâcheuse tendance à dédaigner les petits signes de danger qu'elles perçoivent, et qui mis bout à bout hurlent : « Va-t-en ! Sauve ta peau ! ». Elles en rigolent souvent avec les filles, de ces crétins qui ignorent les forêts de panneaux STOP – DANGER, ou comme dit Sarah, qui feraient mieux d'écouter leur GPS – faites demi-tour dès que possible. Sans surprise, ils finissent toujours, à l'exception d'un ou deux inconscients plus chanceux ou plus débrouillards que les autres, trucidés brutalement à coups de hache ou de faux, empalés sur des piques ou des baïonnettes, torturés, égorgés, dépecés... Les punitions pour une telle bêtise sont radicales mais, il faut l'admettre, amplement méritées.

Inès monte doucement les marches, qui craquent sous ses pas. La porte d'entrée est à peine entrouverte. Etrange. Elle s'approche et pousse tout doucement la poignée. La porte pivote sur ses gonds dans un grincement sinistre. Elle sait que l'interrupteur est placé sur la droite, à mi-hauteur. Encore sur le seuil, elle tâtonne à l'intérieur, cherche le bouton du bout des doigts et finit par l'actionner. Sécurisante, la lumière envahit la pièce de vie. Elle se glisse alors rapidement à l'intérieur et referme la porte derrière elle.

Si elle s'était retournée juste avant d'entrer, elle aurait probablement aperçu une silhouette au bord du chemin, blottie dans l'ombre d'un buisson épais et qui l'observe attentivement, un sourire figé sur les lèvres.    

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