Chapitre 18 : Le Conditionnement


Même du temps de la lutte contre Rome et ses aigles, elle n'avait jamais vu cela. Un ange. Deux démons.

Faisant front commun contre des hordes ennemies.

De nouveau postée sur les remparts de l'abbaye, Marie fixait Alastor, Nergal et Barbatos, qui devisaient comme s'ils s'étaient vus tous les jours depuis tout ce temps. Comme si leurs races respectives n'en faisaient pas des ennemis mortels.

Comment diable en étaient-ils arrivés là ?

Elle avait beau conjecturer dans son esprit, elle ne parvenait pas à une conclusion satisfaisante.

Ça commençait à l'énerver.

-Sacrelote ! explosa-t-elle, attirant l'attention des trois hommes. Qu'on en finisse, que j'ai mes réponses !

-J'aime bien ta sorcière, fit Alastor avec un sourire en coin, ses yeux rouges prenant une lueur appréciatrice.

-Je ne suis pas sa sorcière ! Maintenant, bougez votre cul ! On a une armée à détruire.

Car le répit avait été de courte durée.

Les démons semblaient avoir jugé que la présence de Marie aux côtés de Barbatos ne constituait pas une menace suffisante pour les faire reculer. Ils fonçaient de nouveau par le ciel et la terre, prêts à en finir. La nuit n'était pas encore finie, pourtant, elle semblait durer une éternité aux yeux de la Pécheresse.

-Marie, on fait comme prévu ? lança Barbatos.

Torse nu, il ne prenait pas même la peine de revêtir son armure de cristal. Il conservait uniquement son épée, tandis que ses deux comparses sautaient sur les remparts.

-Évidemment.

-Nergal, veille sur elle.

-Pas de soucis, mon chou.

L'ange abattit sa main sur l'épaule d'Alastor... Et les deux disparurent. Marie les vit réapparaitre au loin, au-dessus de l'armée ennemie. Les yeux plissés, elle vit le démon au casque orné de cornes tomber, sa hache au-dessus de la tête. C'était qu'une impression, où il ricanait en s'écrasant au milieu de ses adversaires ?

Aussitôt, Alastor se mit à massacrer les démons au sol, tandis que Barbatos s'occupait de ceux dans le ciel. Sidérée, Marie se demanda combien de fois ils avaient combattu ensemble. Mais ses réflexions furent coupées par l'apparition soudaine de dizaine... Non, d'une centaine de Nergal autour d'elle.

Les yeux écarquillés, elle vit tous les clones du démon duplicateur lui faire un signe chaleureux de la main, avant qu'ils ne sautent par-dessus les remparts, leur épée au clair. Que... aussi fêlé que l'autre !

-N'oublie pas ton objectif.

Ah ! Il y en avait encore un à côté d'elle ! Il lui sourit, avant de pointer du doigt le champ de bataille. Déjà des corps tombaient du ciel dans des gerbes de sang sous les coups de Barbatos, tandis qu'au sol, un Alastor déchainé ne faisait pas dans le détail. Au pied des remparts, la milice de Nergals faisait des ravages, repoussant quiconque tentait de grimper les cristaux créés par l'ange.

-Comme si je pouvais oublier ! ragea Marie, en appelant la magie à elle.

Faisant surgir ses runes du néant, elle les vit virer au gris cendre tandis qu'elle commençait à léviter au-dessus du sol. Concentrée, elle répéta des gestes connus d'elle seule, tranchant l'air de paroles païennes. Après le déchainement de feu et d'éclairs de tantôt, elle sentait la fatigue l'affaiblir. Pourtant, elle ne pouvait céder.

La transpiration perlait à son front lorsqu'elle invoqua les vents, dans un rugissement du ciel qui fit siffler Nergal d'admiration.

Les choses ne se faisaient pas si facilement. D'abord, appeler les nuages à elle. Puis... Fermant les yeux, elle sentit la magie ruer dans son corps, cherchant à emporter son esprit. Mais elle n'appliquait qu'un seul sortilège, cette fois-ci. Rouvrant les paupières, elle frappa ses mains l'une contre l'autre, faisant éclater les runes autour d'elle.

Alors, le ciel descendit vers le sol. Petit à petit, dans un tourbillon qu'elle contrôlait par la force de sa magie. Les mains pressées l'une contre l'autre, elle sentait la pression ruer contre ses paumes. Si jamais elle les relâchait, la descente du ciel s'arrêterait aussitôt, pour se faner dans la nature contrainte.

Les mâchoires serrées, elle fit néanmoins descendre la tornade, dans un rugissement de vent allant croissant. Déjà, les démons décollaient du sol. Nergal se retrouva à planter son épée dans le rempart et à s'y cramponner, pour ne pas être emporté.

La tornade traversa le champ de bataille, ravageant tout sur son passage. Les ennemis furent pris dans la tourmente. Ceux des airs furent attirés inexorablement dans la tempête, pris au piège dans un tourbillon létal.

Létal, pour les humains.

Mais une simple tornade ne suffirait pas à abattre des démons.

Les yeux grands ouverts pour contrôler sa magie, Marie vit la silhouette de Barbatos, haut dans le ciel. Il plongea dans la tornade, l'épée au clair.

Alors, la tornade prit la couleur du sang.

Les démons furent exécutés. Leurs corps inertes furent rejetés quelques minutes plus tard, lorsque Marie perdit sa prise sur la tornade, qui s'évanouit dans un vacarme assourdissant. Dans le ciel, il ne restait rien des légions. Au sol, les rares rescapés, tels les trolls dont le corps lourd les avait lestés assez pour ne pas décoller, furent exécutés sans pitié par les Nergals, Alastor et Barbatos. Mettant un terme à l'une des plus grandes batailles de Marie.

*

Une heure plus tard, ils se retrouvaient tous autour de la grande table de l'abbaye, un tonneau de bière à leur côté et des bouteilles de vin devant eux. Les Pécheresses, passablement ivres, dansaient gaiement avec des doubles de Nergal, pas dans un meilleur état, tandis qu'une autre paire chantait des chansons paillardes, debout sur la table.

Pendant ce temps, Marie éclatait de rire aux anecdotes d'Alastor et Nergal, tandis que Barbatos tentait de se justifier.

-Si ! s'exclama Alastor. Tu étais plus rouge que le cul de Satan !

-Je suis un ange ! Comment veux-tu que je ne rougisse pas en ces circonstances !?

-Bwahahaha, j'espère bien que maintenant tu vas te rattraper ! Tu es vierge depuis la nuit des temps, mon gars !

L'expression étant tout à fait véridique dans son cas, Marie éclata de nouveau de rire. Elle avait mal au ventre à force de se gausser. Voilà un bon moment qu'elle ne s'était pas laissée aller ainsi !

Alastor, dont le mauvais caractère était à priori connu de tous, était un bon gars ! Quant à Nergal, il pouvait être calme, mais avec des piques qui rendaient fou Barbatos ! Elle adorait voir son visage frustré tandis qu'ils lui racontaient toutes leurs frasques du temps où il était Séraphin.

Même s'il avait été à l'origine mandaté pour les tuer, ils étaient devenus contre toute attente bons amis. Alastor et Nergal étaient des rejetés des enfers, en dépit de leurs anciens postes. Ils n'adhéraient pas aux pensées des dirigeants, ce qui en faisait des cibles depuis des lustres. Quant à Barbatos, il avait été incapable de les tuer en comprenant la situation. Alastor était l'ancien Bourreau des Enfers, aujourd'hui marié à une Nymphe, selon toute vraisemblance. Quant à Nergal, il était l'ancien second de Lucifer. Mais elle ne savait pas pourquoi il ne l'était plus, il avait détourné la conversation à ce moment-là.

Quoi qu'il en soit, leur amitié était solide, si solide que Barbatos passait plus de temps avec eux qu'avec les anges. Ces derniers ne l'avaient pas supporté. Pas plus que le Créateur.

On l'avait sommé une nouvelle fois de tuer ses amis. Il avait refusé.

Et il avait été Déchu.

-Mais tu as été Déchu il y a combien de temps, au final ? s'exclama Marie, en se versant une rasade de vin.

Les joues rouges, elle se savait passablement éméchée. Mais ils avaient vaincu une armée de démon, non !? C'était bien l'occasion de se murger !

-Ouais, parlons-en, de ça ! râla Alastor en frappant du poing sur la table. On a veillé sur ton corps pendant... Nergal, ça fait combien de temps ?

-Cinq cent vingt ans, trois mois et dix jours ! On a gardé ton corps tout ce temps, sale piaf ! s'exclama le démon duplicateur.

-Qui a besoin d'autant de temps pour perdre ses pouvoirs, hein !? Tu étais beaucoup trop fort, Barbatos, même pour un Séraphin !

-J'étais le bras armé du Divin, fit l'ange en levant les yeux au ciel en signe d'exaspération. Évidemment qu'il a fallu du temps pour me purger mes pouvoirs !

-Et tu finis de purger pile quand on n'était pas là ! C'est du foutage de gueule ! J'exige des excuses !

-Et puis quoi, encore !?

-Sale ingrat !

-Je vous ai rien demandé, moi !

Sans suivit une fausse dispute, où chacun tint ses positions. Tout sourire, Marie regardait l'ange passer par toute une palette d'émotions qu'elle ne lui avait encore jamais vu. Les démons le faisaient réagir de façon beaucoup moins rigide, beaucoup plus... humaine ?

-Quand je pense que j'ai regardé ta sale gueule de statue pendant des années, soupira Alastor d'un air misérable. Faut vraiment que tu sois un bon pote.

-Hé, ho, plains-toi. À cause de mon pouvoir, c'est moi qui me suis tapé les trois quarts du boulot. Je laissais une copie de moi quasiment tout le temps sur place !

-Mais comment vous avez trouvé ma sépulture, au fait ?

Les démons ricanèrent.

Pas du tout éméché, l'ange haussa un sourcil.

-On t'a cherché de partout, voilà comment on a fait ! explosa Alastor. Trois ans ! Trois ans qu'il nous a fallu pour retrouver l'endroit où le Créateur t'avait planqué ! Et tout ça pour voir quoi !?

-Une phrase sur le plafond qui disait « à mon fils adoré » ! Mon cul, oui ! cracha Nergal. Qui ferait une telle chose à son fils, hein !? Les fils, c'est sacré ! Et toi, tu ne méritais pas ça ! Merde, tu as été puni comme Lucifer, juste parce que tu es notre pote ! C'est une honte !

-Ouais ! ajouta Al d'un air grave. Mais on s'en fout ! Car maintenant, tu es de retour et tu as même trouvé une sorcière à culbuter !

Marie se sentit aussitôt visée. Trois paires d'yeux se dardèrent sur elle, dont deux surplombant un sourire ricaneur. Aie.

-Alors, mademoiselle, fit Nergal en lui donnant un coup de coude narquois. Quand avez-vous prévu de prendre la virginité de notre grand coincé ?

-Oui, c'est vrai, ça. Vous en êtes où ?

Contre toute attente, ce fut Marie qui rougit. Les effets de l'alcool ? Elle ne savait pas trop. Quoi qu'il en soit, Barbatos haussa un sourcil face à son expression.

-Qui vous dit que je veux de sa virginité, les démons ? cingla-t-elle en buvant d'une traite son verre de vin.

Elle abattit le récipient vide sur la table, tout en les défiant du regard. Mais ceux-là n'étaient humains. C'étaient des démons, et elle ne leur faisait absolument pas peur.

-Oh oh... Si tu étais la Pécheresse du Cul je suis sûre que tu lui aurais déjà grimpé au poireau.

-Pécheresse de la Luxure, on dit, Al, le corrigea Nergal d'un air sévère, avant de passer un bras autour des épaules de la sorcière. Et Marie, ne nous prends pas pour des cons. Regarde-le !

Malgré elle, elle se retrouva à fixer Barbatos, dont l'expression indiquait clairement qu'il n'appréciait pas la tournure prise par la conversation.

-Rien qu'à sa gueule on a envie de se le faire !

-Oh, il rougit, fit Alastor d'un air mutin. Tu es gêné, mon petit Barbatos ?

-Vos... gueules ! explosa l'ange en disparaissant.

En disparaissant, ni plus ni moins.

Tous trois regardèrent la place vide, avant de pousser un profond soupir. Ce pouvoir était une vraie plaie ! À moitié dessoulée, Marie se passa une main sur le front.

-De toute façon, ce n'est pas la question, les garçons. On aurait couché ensemble depuis un bon moment déjà, s'il n'avait pas tendance à paniquer.

Les démons froncèrent les sourcils en se regardant.

-Il panique ?

-Le conditionnement... souffle Nergal. On avait oublié ça.

Marie hocha la tête. C'était le bon terme, concernant Barbatos. Ce conditionnement était flagrant, même s'il commençait à se fissurer.

-La première fois que nous nous sommes embrassés, confia-t-elle sans réfléchir, il m'a renversé sur le lit et... il a disparu. Pouf.

Silencieux, les deux démons peut-être pas si saouls que ça la laissèrent continuer.

-Et cette nuit... Il m'a demandé pourquoi il avait tout le temps envie de m'embrasser...

Elle se tut. Si le troll n'avait pas attaqué à ce moment-là, il l'aurait probablement de nouveau... Songeuse, elle garda les yeux dans le vide, jusqu'à ce qu'Alastor prenne la parole.

-Tu sais... Barbatos s'est réveillé il y a deux semaines, tout au plus. Et avant sa chute, il était le parfait petit Séraphin. Je peux te jurer qu'il n'a jamais eu pulsion, tentation ou même une once d'envie pour qui que ce soit en ce monde. Il ne sait même pas ce qu'est le désir. Alors, je pense qu'il est perdu.

Muette, elle regarda le démon aux yeux rouges, si caractériel et grossier, s'exprimer soudain de façon si claire et sereine. Oui. Elle comprenait bien pourquoi il était ami avec ces deux-là.

-Pour la première fois de sa vie, il est tenté, murmura Nergal. Et c'est par toi, Marie. Ce n'est pas rien, crois-moi.

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