Chapitre 9.2
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𝘍𝘙𝘐𝘚𝘚𝘖𝘕 𝘌𝘛 𝘊𝘙𝘐𝘚𝘗𝘈𝘛𝘐𝘖𝘕
└ 𝙏𝙝𝙚𝙖
Tout le monde se regarde en silence pour trouver notre prochaine victime. Quelle est la meilleure proie ? Qui s'en tirera le mieux ? C'est Erinn qui finit par se tourner vers son frère avec un sourire vengeur au coin des lèvres.
— C'est toi qui a proposé, c'est toi qui raconte.
Après un moment de rouspète en déclarant qu'il ne sait pas parler plus de deux minutes sans bégayer et que ce sera difficile de se mettre dans le bain, Erinn nous rappelle qu'il a fait deux ans de théâtre au début du collège. Il a même joué dans une pièce, ou trois. Et il assurait. Jamais aucune faute dans ses répliques qu'il répétait avec l'aide de sa sœur.
Autant dire qu'il abandonne dans un souffle agacé, place la lampe torche et commence son récit d'une voix inhabituellement grave.
— Je tiens à vous prévenir avant, âmes sensibles, que cette histoire est tirée de faits réels. Tout est entièrement vrai. Rien que du vrai.
— Comment tu peux en être aussi sûr ? coupe Erinn d'un air sceptique.
Aaron sort immédiatement de son personnage en décalant la lumière de son visage et en reprenant une voix normale, fixant d'un air vide sa sœur.
— Je l'ai lue sur Reddit.
— Je vais commencer à me méfier de la véracité de ces propos, lâche Ruben.
— Laissez-le commencer, dis-je. On verra bien.
Il remet la lampe torche sous la gorge.
— Tout commença sur...
Il nous regarde un instant.
— ... Reddit.
Je me retiens de sourire.
෴
"Abel n'était pas le genre de personne à se faire des amis facilement. À vrai dire, c'était plutôt le genre de garçon solitaire à qui personne n'adressait la parole. Et pour dire, il restait tout le temps dans un coin de la cour, ne lâchait jamais les yeux de son téléphone et n'emmerdait personne. Il n'était pas contre la sociabilité. Il avait juste une sorte de blocage. Une boule dans le ventre qui l'agrippait dès qu'il devait s'exprimer de vive voix devant des inconnus.
Ce jour-là, comme à son habitude, il se tenait contre l'escalier de secours au fond de la cour. Personne, élève comme professeur, ne passait ici – sauf en cas d'exercice incendie. Et, comme à son habitude, il faisait défiler les pages sur Reddit, parce que c'était une activité cool qui ne l'ennuyait pas. Abel a répondu à l'une des questions.
Quel est le plus gros secret que vous ayez confié à votre meilleur ami ?
Tandis que certains parlaient de leurs tromperies et leurs mensonges, d'autres de choses affreusement honteuses ou affreusement tristes, lui restait lui même :
"Il faudrait déjà avoir un ami, je reste mon meilleur gardien des secrets sans même cacher tant de choses que ça."
L'instant d'après, il verrouilla son téléphone et partit en classe sans savoir que, pas comme à son habitude, un garçon de son âge allait lui répondre."
෴
— C'est pas une histoire d'horreur, c'est une romance, interrompt Esther.
— C'est une fanfiction ! j'insiste.
Aaron fait clignoter la lumière de la torche vers nos pupilles respectives.
— Patience, bande d'impatientes. L'horreur arrive après.
෴
"Où en étais-je ? Ah oui...
C'est Samuel qui a répondu à son commentaire :
"Pareil ! Heureusement que je sais bien garder mes propres secrets. Mais, parfois, j'espère rencontrer quelqu'un capable de les porter avec moi."
C'en était suivie une discussion entre les deux garçons sous le post Reddit d'un inconnu, où Samuel devenait de moins en moins étranger aux yeux d'Abel. Ils ont continué leurs papotages sur d'autres réseaux sociaux, puis ont même échangé leur numéro de téléphone. Cette fois-ci, entre les cours, Abel parlait à quelqu'un. Une vraie personne. Et c'était génial, parce qu'il avait enfin l'impression de pouvoir se livrer entièrement à une personne – chose qui n'était pas arrivée depuis si longtemps.
Petit problème : Ils n'habitaient pas à côté.
Vraiment pas.
Ça se comptait en heures de trajet à l'autre bout de la France, et Abel avait bien compris qu'il ne rencontrerait sûrement jamais son ami. Il se rassurait en se répétant qu'il y avait des chances pour que Samuel ait menti sur son identité, malgré toutes les photos, comme ça arrivait souvent sur Internet. Il avait quand même du mal à y croire.
Ça se comptait aussi en semaines, leurs discussions jusqu'à trois heures du matin. Ça se comptait tellement qu'ils ne comptaient plus vraiment. Il s'était tellement attaché à lui. Il s'y était agrippé comme une sangsue qui se nourrissait que de messages et d'appels, voulant toujours plus.
Et puis, un miracle s'est produit.
Samuel lui a expliqué, tout excité, que ses parents allaient déménager pas très loin de chez Abel – quarante minutes de transports en commun maximum. Et que, par conséquent, il a insisté pour s'inscrire au même lycée que lui. Ça a marché. Tout roulait comme sur des roulettes.
— J'ai tellement hâte qu'on se voit ! lui a dit Abel au téléphone, le corps allongé dans son lit en observant les étoiles phosphorescentes briller dans le noir.
— Demain. Au lycée.
Et le lendemain, ils se sont bien retrouvés.
Tout paraissait relativement faux aux yeux d'Abel, comme une mauvaise blague qu'on essayait de lui faire. Cette situation idyllique le dépassait. Trop beau pour être vrai. Mais les autres, eux, remarquaient qu'il n'était plus dans son coin de la cour, tandis que ses parents trouvaient qu'il avait l'air plus heureux ces derniers temps. C'est là qu'il se rendit compte que tout devenait bien réel. Et il ne pouvait pas s'empêcher d'en sourire à pleines dents.
Les deux garçons passaient l'entièreté de leur temps ensemble, la journée au lycée comme la nuit par messages.
Quant à Abel, il était fou amoureux de Samuel. Il avait sauté la tête la première dans une vague d'amour pour se perdre loin de la côte de la raison. Il rêvait souvent de lui dire et de vivre une belle histoire avec lui, mais sa boule au ventre revenait à chaque fois.
Peut-être qu'elle le mettait simplement en garde.
Une semaine après son arrivée, Samuel s'est décoloré les cheveux, comme ceux d'Abel. Ils étaient de vrais jumeaux aux mèches blondes platines. Et, comme leur couleur de peau était assez semblable, on finissait par les confondre sous leurs grosses vestes d'hiver.
Deux semaines après, Samuel a fait un vide-dressing pour changer toute sa charge robe.
Trois semaines, il avait les mêmes tics de langage que Abel.
Quatre, il se faisait transférer dans la classe d'Abel.
Abel. Samuel. Abel. Samuel. Abel. Samuel.
Quelle est la différence ?
Il n'y en avait plus.
La situation étant devenue un poil malsaine, Abel ne se sentait plus aussi bien qu'avant vis-à-vis de Samuel qui, à ses yeux, s'était transformé en une sorte de clone collant et complètement crispant. Il lui parlait de moins en moins, écourtait les discussions, séchait parfois les cours pour ne pas le croiser ou se cachait carrément dans les toilettes pour déjeuner le midi en toute sérénité.
Et il n'osait lui faire aucun reproche.
Après tout, parfois, tout se passait bien entre eux. Et, ces fois-là, il ne comprenait pas pourquoi il était aussi peu indulgent envers son ami... son unique ami.
Ce soir-là lui a montré qu'il avait bien raison de s'inquiéter.
Abel, comme à son habitude, passait sa soirée sur Reddit, puis sur Instagram. Ils regardaient des milliers et des milliers de photos, de publications, de choses bêtes et de choses intéressantes. Ses yeux criant de fatigue dansaient au rythme du défilement de la page, jusqu'à se stopper nette sur une recommandation.
Un nouveau compte.
Sa photo de profil ressemblait à Samuel, mais son nom d'utilisateur, lui, n'avait rien de normal. Pourquoi le prénom et nom de famille d'Abel y figuraient ?
Il eut envie de vomir ses tripes.
Son premier réflexe a été de jeter son téléphone à l'autre bout de la pièce pour observer le vide pendant de longues minutes. Et, comme il était seul à la maison, il se mit à crier de toutes ses forces. Toute la frustration de ces dernières semaines s'envolait dans sa chambre, tapant les murs pour sortir par la fenêtre. Dans la colère, ses doigts ont tapé un message :
"Ne me parle plus jamais, t'es super glauque, mec".
Et il alla se coucher pour se remettre de ses émotions chamboulées.
Quarante minutes après, quelqu'un toqua à la porte de la maison.
Abel ouvrit difficilement les yeux, s'étira les jambes et sortit de son lit pour regarder l'heure sur son téléphone. Vingt-trois heures. Étonnant que ses parents rentrent aussi tôt. Puis il remarqua un message de son père envoyé une demi-heure plus tôt, lui disant qu'ils ne seraient pas rentrés avant deux bonnes heures.
Dans ce cas, qui...
Un coup de pied contre la porte.
Le cœur d'Abel se mit à battre de plus en plus vite, une horloge détraquée.
Il ne savait pas où se mettre, ni quoi en penser. Il restait juste figé dans son lit en essayant de respirer le moins fort possible. Était-ce son imagination ? Ou peut-être quelqu'un qui avait besoin d'aide ? Lorsqu'il entendit un second coup, il s'empressa d'aller se cacher dans l'armoire de la chambre de ses parents.
Quand il était petit, Abel avait l'habitude de jouer à cache-cache et était même assez doué. Après tout, c'était normal. Il avait une super cachette que ses amis ne pouvaient pas deviner. Le sol du placard était en réalité une trappe dans laquelle des vêtements ou objets pouvaient être rangés, sauf que ses parents ne l'utilisaient jamais. Il gagnait alors toutes les parties, mais, à force, tout le monde a fini par connaître cette planque.
Enfin, pas tout le monde.
L'ironie du sort a fait qu'il se retrouvait, quelques années plus tard, à s'allonger au fond du placard, à fermer la petite trappe et à faire tomber quelques vêtements par-dessus pour que la poignée ne voit pas visible, tandis que son cœur tambourinait contre le bois.
Il commençait à revenir à la raison, à s'avouer qu'il devait être simplement sur les nerfs – un peu paranoïaque à cause des derniers événements. En plus, il n'y avait plus aucun bruit depuis de longues minutes. Pourtant, sans savoir pourquoi, une petite voix dans sa tête lui hurlait de rester à l'intérieur de ce placard.
Sans bouger.
Il l'écouta.
Et il eut bien raison.
En tendant l'oreille, des pas comme un effleurement doux du parquet se faisaient entendre. Et quelqu'un se mit à siffler. Il priait pour que les battements de son cœur arrêtent de tambouriner contre le bois, tandis que le sol craquait sous le poids de la marche funèbre de l'inconnu.
Et puis, une voix.
— Abel ?
Samuel.
Le son se rapprochait de lui, montait doucement les marches de l'escalier et s'approchait dangereusement de sa future victime.
— Si tu ne veux plus me parler, je ne vois pas pourquoi les autres pourraient !
Cette voix était si proche de lui.
Enfermé dans sa cage, Abel avait l'impression d'étouffer, de respirer beaucoup trop bruyamment et d'être beaucoup trop visible. Ses pieds et ses mains étaient serrés avec tant que force que ses os auraient pu se détruire en mille morceaux. Il passait son temps en apnée et inspirait qu'en cas de dernière nécessité, si bien que sa tête n'arrêtait pas de tourner. Les parois du placard étaient collées à ses épaules semblants si larges et il avait cette terrible impression qu'elles se rapprochaient de lui. Encore et encore. Un thon dans une boîte de conserve. Au lieu de mariner dans de la sauce, il s'imaginait déjà macérer dans son propre sang.
Difficilement, il réussit à envoyer un message à ses parents : "Appelez la police. Il y a un intrus dans la maison. Je suis caché."
Il détestait cette situation, il détestait être coincé. Mais il ne pouvait pas autant partir, parce que Samuel se rapprochait. Il en était sûr : dans quelques instants, il le trouvera. Il l'entendait défoncer tous les meubles, casser des vases et taper des pieds, hurler à en perdre la voix. Tout ça à côté d'Abel. Tout ça dans la pièce d'à côté.
Abel avait beau appuyer sa main contre son cœur, il ne cessait de battre dans un brouhaha qui allait sûrement le trahir.
D'un coup, il entendit les pas de Samuel passer à côté de la chambre de ses parents.
Longer le couloir.
Descendre les escaliers.
Claquer la porte de la maison dans un hurlement effroyable.
Plus rien.
Il n'osait pas bouger. Était-ce une feinte ? S'était-il caché dans la maison ? Tout ce qu'il pouvait faire, jusqu'à l'arrivée de la police et de ses parents, c'était de trembler. Trembler jusqu'à ne plus pouvoir respirer. Trembler sans avoir l'impression d'exister. Ça ne s'arrêta que lorsqu'il entendit la voix de sa mère lui promettre que tout allait bien. Il marcha à reculons jusqu'à l'entrée pour apercevoir le désastre causé par Samuel, des policiers armés et ses parents qu'il prit dans ses bras.
Sain et sauf, il expliqua tout à sa famille."
෴
Aaron s'arrête brusquement de parler.
Quant au reste de la troupe, nous restons collés contre son nez dans l'attente insoutenable de la suite de l'histoire, sans un bruit et les yeux grands ouverts. Le silence dure de longues secondes, jusqu'à ce que Ruben se lance.
— Et du coup ? Le dénouement ?
— J'y venais.
Il reprend d'une voix grave.
෴
"Le lendemain, Abel est venu au lycée avec une horrible boule au ventre ne voulant pas le quitter. Heureusement, Samuel n'était pas là. Il n'est pas venu de la journée, ni les jours suivants. La police, quant à elle, ne retrouvait pas sa trace. Son compte Instagram et Reddit avait été supprimé, tandis que son numéro de téléphone était à présent non attribué. Qui était réellement ce garçon ?
Ce soir-là, il a bien compris qu'on ne connaît jamais réellement une personne."
෴
Tout le monde se met à l'applaudir et, lorsque le silence revient, je prends la parole.
— Une histoire bien racontée avec un voix étonnement très grave et envoûtante que je recommande. Des personnages bien construits. Un déroulement inattendu et immersif. Une fin quelque peu brutale, mais particulièrement agréable.
Erinn croise le bras.
— Ça manque juste de violence, complète-t-elle.
— Pas assez de violence ? demande Aaron en se relevant de son siège, les pieds dans le sable.
— Je veux dire... Abel a survécu. Et, en tant que bonne lectrice et spectatrice d'histoires d'horreur, je m'attendais à un peu plus de drame. Histoire de donner plus de saveur au récit. Tes choix artistiques étaient dans la simplicité, mon petit Aaron.
Aaron pointe la lampe torche vers sa sœur et se rapproche d'elle avec un sourire narquois.
— Si tu veux, pour régler ce problème, ça peut être toi la prochaine victime.
Erinn pousse un petit cri aigu, telle une bête sauvage, avant de venir se cacher derrière mes épaules. Je la comprends. C'est vrai qu'entre nous deux, c'est moi qui ai la force d'un ours et qui ai fait beaucoup trop d'années d'art martiaux. Je m'y connais, en combat. J'ai déjà plaqué des tas de gens dans ma vie. Le fait est qu'elle s'agrippe à moi comme si sa vie en dépendait, tandis que son frère s'avance doucement en riant machiavéliquement.
Quant à Ruben, il se lève, fait trois pas et récupère la lampe de son mètre soixante-dix-neuf.
Persuasion par la force. Et la taille, en l'occurrence.
— Alors, dit-il en se posant dans son siège tandis que les deux jumeaux sont toujours autour de moi comme des vautours. C'est à mon tour. Dépêchez-vous de vous rasseoir.
— Et si on ne s'était pas levé ? demande Esther en levant la main.
Ruben s'arrête un instant en regardant dans le vide.
— Dans ce cas... on se lève.
Et Esther décide de rester debout pour l'entièreté du récit de Ruben, ce qui me fait bien rire.
— Tout a commencé pendant une balade nocturne, notre héroïne, Théa, était en train...
— Eh ! je l'interrompt.
Avant même que Ruben ne râle sur le fait qu'on l'empêche de raconter son histoire, un bruit retentit vers la route. Tout le monde se tut et se tourne. Quasiment invisibles, juste des ombres dans la nuit noire dont les pieds tapent contre le goudron. Ils se rapprochent de la plage. De nous. En silence. Mon sang se glace et se durcit immédiatement dans mon corps sous les mouvements si robotique des inconnus, droits dans notre direction.
Que faire ? Faut-il courir ? Que vont-ils nous faire ? Qu'est-ce que...
Ils vont simplement à leur voiture et repartent illico presto.
On a décrété que c'était fini les histoires d'horreur pour ce soir. Elles nous sont trop montées à la tête, à être complètement sur les nerfs. On n'entendra pas celle de Ruben à propos de moi. Peut-être une prochaine fois.
En tout cas, Aaron ne rendra pas à Erinn le paquet de chips : il le jette à la poubelle avant de partir dans le camping-car pour de nouvelles aventures.
Demain, une longue journée nous attend.
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𝘕𝘋𝘈
└
❝ Merci d'avoir lu ce neuvième chapitre, j'espère qu'il vous a plu !
Que pensez-vous de ce chapitre ?
Que pensez-vous de cette deuxième histoire d'horreur ?
Laquelle avez-vous préféré, et pourquoi ?
Que pensez-vous des remarques entre les histoires de la part des personnages ? Je trouve que ça rajoute un côté un peu fun.
Et vous, avez-vous une histoire d'horreur à nous raconter ?
Un demi-chapitre sort chaque mardi et chaque vendredi. ❞
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