Chapitre 8.1
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𝘈 𝘗𝘙𝘖𝘗𝘖𝘚 𝘋𝘜 𝘑𝘌 𝘛'𝘈𝘐𝘔𝘌
└ 𝙀𝙧𝙞𝙣𝙣
Erinn, 18 ans, 1m62.
On est en road trip.
Tout va bien.
J'essaye de fonctionner normalement depuis que Ruben m'a dit – sans le penser de la même façon que moi – qu'il m'aimait. Mon cerveau n'est que bouilli, si bien que je me suis mise à faire une phrase bien plus longue que d'habitude pour combler le vide et empêcher Théa de rebondir sur le sujet. "Hey ! Erinn, la présidente de la journée" – quelle clown. Je meurs d'envie de me cacher sous ma couverture. Ou plutôt de disparaître complètement. Simplement quelques instants, le temps que ma peau redevienne blanche comme neige.
Parce que là, elle est aussi rouge qu'une tomate et ma voix vacille dès qu'un mot sort de ma bouche.
Je respire.
Doucement.
Pourquoi est-ce que je réagis comme ça ?
C'est tout à fait normal, entre amis, de se dire ce genre de chose lorsqu'on allume le chauffage. En tout cas, Ruben est comme ça. C'est dans sa nature. Il me l'a bien déjà dit lorsque je lui ai donné mon reste de pâtes à la cantine – juste parce que j'avais plus faim et qu'il faisait ses yeux de chien battu. Il a toujours ce sourire mignon qui dit des tas de choses qu'il pense sans se rendre compte de leur éventuelle portée.
En général, j'ai l'impression d'être cette personne qui tourne sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler, mais, à côté de lui, je suis une fusée à mots.
Tout le monde continue de discuter, de se rhabiller ou de profiter du peu de chaleur que les allumettes réussissent à nous procurer – encore une idée d'Erinn ne sachant pas réagir. Mais moi, je reste bloquée sur ses mots qui tambourinent contre mon crâne pour le fracasser.
Ruben, quant à lui, est au centre de la discussion en rigolant.
Dès que c'est à mon tour, je fonce jusqu'à la salle de bain pour me changer. Et j'ai pris tout le temps du monde pour mettre un pantalon – je me remercie mille fois pour en avoir apporté quelques-uns au lieu d'une montagne de shorts –, et une chemise bordeaux à motifs dinosaures.
Le temps de sortir, mon visage n'a plus rien à signaler.
Je peux souffler.
— Très sympa, les dinosaures, lâche Ruben en me voyant sortir. Comme ton pyjama qui matche avec Théa.
Il s'avance vers moi dans le couloir de la cuisine. Pitié, pitié, que mon visage reste impassible et que je me transforme en "Erinn sûre d'elle".
— C'est un nouveau ?
Il s'arrête devant moi, je ne bouge pas d'un pouce.
Je rêverais que mes joues soient remplaçables par une armure de métal.
— Pas vraiment, je réponds à la vitesse de l'éclair. Il était à Théa. Tu sais, lorsqu'elle faisait une taille raisonnable et pas dix centimètres de plus que moi. Enfin, nan, tu ne l'as pas vraiment connue comme ça. Mais il fut un temps où l'on faisait la même taille – voire où j'étais plus grande qu'elle. Je sais, c'est impressionnant. Même étonnant. Comme elle ne le portait plus, elle voulait le vendre en ligne, et c'est en passant un après-midi chez elle que je l'ai vu. J'ai tout de suite su qu'il était pour moi.
— Une sorte de coup de foudre ?
Mon cœur fait un tour complet dans ma poitrine. Il bondit dans ma cage thoracique, se heurte de gauche à droite contre mes poumons et tombe pour s'écraser contre mon foie.
— Un peu, je ris nerveusement.
Il me sourit.
Ruben, lui, est super grand. Le plus grand du groupe. Et extrêmement grand à mes yeux, puisque je suis plus proche de raser le sol qu'être à sa taille. À l'entendre souvent se plaindre du centimètre qu'il lui manque pour faire un mètre quatre-vingt, j'ai envie de lui montrer le monde à ma hauteur. En tout cas, je dois toujours lever la tête pour lui parler. Et cet effort est supportable quand on voit ce qu'il y a à regarder.
Vêtements à la main, il finit par partir dans la salle de bain, à son tour.
Et moi, je reste plantée dans la cuisine, à observer le vide.
Je finis par m'installer à la place du co-pilote. Accoudée contre le rebord de la fenêtre, j'observe les environs. Autant dire qu'il pleut des cordes.
Le bruit de la pluie qui s'écroule contre le capot du camping-car me donne l'impression que des millions de petits aliens essayent d'entrer chez nous. Le vent souffle agressivement à l'extérieur : les arbres dansent, les feuilles s'envolent et la mer valse au rythme de la tempête. Plus personne sur la plage, la nuit est même tombée.
Quelques minutes plus tard, Aaron s'installe au volant.
— Et c'est reparti ! annonce-t-il.
Le camping-car démarre, mais je n'arrive pas à quitter des yeux cette plage hypnotisante, où nous étions sous un soleil éclatant.
Je m'y revois. Théa et Esther ne sont pas encore là, elles vadrouillent – et je suis tellement heureuse de voir ma meilleure amie aussi apaisée. Aaron est parti faire quelques longueurs. Et Ruben, il reste avec moi sur la bouée écrevisse.
Assis côte à côte, notre destin tragique finit perpétuellement par faire tomber l'un de nous deux dans l'eau. Alors, je finis par y rester.
Je le regarde et me demande sans arrêt ce qui cloche chez moi. Pourquoi, tout d'un coup, je me suis mise à voir Ruben d'une façon différente ? C'est vrai, je le connais depuis la seconde. Enfin, grâce à Théa. Et ça se résumait surtout à traîner tous les quatre dans les couloirs, à participer aux discussions en classe, à manger ensemble à la cantine ou à passer son temps libre entre les cours au CDI. Toujours en groupe.
Et il y a quelques mois, on a commencé à ne discuter que tous les deux.
Je me demande souvent ce qu'il en pense. Lui qui a une certaine aisance à parler aux autres, alors que moi je n'avais qu'une seule amie avant de le rencontrer. Je suppose que ça doit être normal pour lui, cette situation.
À ce moment-là, lorsque je l'ai regardé sous les rayons du soleil, j'ai eu terriblement envie de retirer ma main froide de l'eau pour enlacer la sienne. Je commence à la décaler, ma peau brûle, comme si toute ma vie était en jeu.
— Je l'ai dit à personne, mais ça m'a vraiment blessé, ce qu'il s'est passé avec Yannis.
Je m'arrête net.
— C'est vraiment un gros con, je réplique. Tu peux m'en parler si t'en as envie... ou besoin.
Il regarde son bras gauche sans un mot. Peu avant le départ, son plâtre a été retiré, mais il doit garder une attelle qui le bloque pas mal dans ses mouvements.
Et une larme commence à couler tout le long de sa joue pour finir par en tomber. Elle se distingue du reste de l'eau qui nous entoure, brille et me pince le cœur, comme si une main l'avait attrapé pour le serrer de toutes ses forces. Du sang coule de ma poitrine et s'écrase pour rejoindre les pleures atrocement silencieux de Ruben.
— Ça m'énerve de ne pas être libre. Finalement, je dépends toujours de quelqu'un. Incapable d'agir de mon propre chef.
Il souffle un bon coup.
— Je suis resté bloqué avec ce type pendant des mois en pensant que ça allait s'améliorer. C'était un peu trop optimiste comme comportement. Et, maintenant, il gâche mon seul moment de liberté sans lui. Le seul moment où je peux souffler est voué à avoir constamment besoin de quelqu'un. Pas de moi. Enfin, pas tout le temps.
— Elles ne sont pas gâchées, vraiment, je réponds en essuyant doucement sa larme. C'est seulement le début des vacances.
Il descend de la bouée, la laissant à la dérive s'enfuir loin de nous. Face à face dans l'eau froide, sous un soleil rayonnant, seules nos têtes dépassent de l'eau.
— Je peux pas conduire et j'ai mal sans arrêt. Je meurs d'envie de faire du surf aujourd'hui, mais je sens que je n'aurais aucun équilibre. Et je déteste pas qu'on me voit comme ça, j'ai pas envie qu'on s'apitoie sur mon sort.
— Moi, je m'apitoie pas sur ton sort, et je suis sûre que t'es capable de faire du surf.
— Erinn... On sait tous les deux que je serais ridicule. En plus, je suis censé savoir en faire. J'ai déjà pris des cours. Et j'étais plutôt doué à l'époque. Là, je vais juste me rétamer.
Sans réfléchir, je me rapproche de lui et passe mes bras autour de son cou. Il me rend mon câlin et pose sa tête délicatement contre mon épaule. Je sens mon cœur battre à cent à l'heure : une bombe à retardement ou l'enceinte d'une discothèque. Je prie simplement pour qu'il ne le sente pas à travers mon maillot de bain.
— Tu seras absolument pas ridicule. Si tu veux, j'en ferai avec toi. J'ai jamais essayé, mais ça a l'air sympa. Je te promets qu'on ne verra que moi en train de glisser sur la planche. T'en fais pas.
— Merci beaucoup.
Aaron arrive au loin et on s'écarte.
Ruben se rapproche de mon oreille pour me chuchoter ces mots.
— S'il te plaît, n'en parle pas aux autres.
— Motus et bouche cousure.
— C'est cousue, corrige-t-il en souriant.
Ma langue a fourché, sûrement parce que je suis complètement chamboulée. Il ne le saura jamais, et je ne saurais jamais réellement ce qu'il pense de tout ça. Tout ce que peux constater, c'est qu'il semble bien plus apaisé. Son sourire est rayonnant sur cette bouée écrevisse, accompagné d'Aaron avec qui il discute. C'est tout ce qui compte en cet instant.
Et depuis, Ruben a réussi à zigzaguer entre les vagues.
Que ce soit grâce à mes paroles ou grâce à sa propre motivation, je suis tellement heureuse qu'il s'en soit sorti comme un pro — alors que moi, j'étais complètement à la ramasse. Peut-être pas la présidente de la journée, mais la super-héroïne d'un instant.
Par la fenêtre, je vois les vagues remplir peu à peu ma vision.
Le camping-car sombre sous l'eau si claire qu'on peut voir distinctement la faune marine. Au lieu de paniquer, tout est calme. Apaisant. Reposant. Je n'entends que le bruit du ruissellement de l'eau qui résonne dans ma tête. Les poissons, quant à eux, nagent au rythme d'une musique familière qui est jouée dans le véhicule. Certains sont des harengs, d'autres des éperlans, des killies ou des carpes koï, et j'aperçois parfois passer des espadons.
Nous atterrissons enfin au fond de l'eau couvert d'algues et de murs entiers de coraux aux milles couleurs.
— Incroyable, je souffle.
La lumière devient de plus en plus sombre. Est-ce un animal ? Je colle ma tête et mes deux mains contre la vitre pour tenter de l'observer. Curieuse. C'est là qu'un requin baleine passe si près du camping-car que j'arrive à voir sa peau grise couverte de points de toutes formes et tailles. Fascinée. Si grand, si beau, il s'éloigne aussi vite qu'il est arrivé.
Et Ruben arrive.
Il est sur sa planche, sans son plâtre et défile au milieu de la faune et la flore. Il est dans son élément. Ruben est comme un poisson dans l'eau.
෴
La pluie heurte brutalement la fenêtre et permet dans un sursaut mon retour au monde réel. Aaron conduit dans la nuit, sous un air de Pixies que Ruben a sûrement choisi. Lorsque je me retourne, je vois Esther et Théa en train de peindre sur des feuilles blanches imbibées de toutes les couleurs du monde.
Théa ne part jamais sans, au minimum, des petits pinceaux et des minuscules flacons de peinture emmitouflés à l'intérieur d'une grande trousse brune bordélique. Une fois, on se baladait simplement d'un point A à un point B dans Tarrières quand elle a aperçu un cailloux. Ni une, ni deux, elle l'a attrapé et s'est mise à peindre dessus, tout en discutant et en marchant avec moi. C'est là que j'ai compris que sa trousse était une sorte d'extension de son bras.
Au-delà des cailloux, ce qu'elle aime réellement, c'est peindre des vêtements. Quelque chose qui vient de son père et qu'elle n'a jamais laissé partir.
Une idée émerge.
Je cherche Ruben du regard : il n'est pas là. Alors, je descends de mon siège et longe le couloir de la cuisine pour le trouver affalé sur le lit superposé du bas. Les yeux clos, il ne bouge pas d'un pouce lorsque j'arrive à sa hauteur.
— Tu dors ? je chuchote.
— Oui, dit-il sans la moindre difficulté.
Je soupire lorsqu'il se met à ronfler, de façon saccadée et à un volume inhabituellement trop élevé pour une personne qui dort réellement. Il est tellement bruyant que Esther finit par crier à l'autre bout du camping-car qu'il est bien trop tôt pour dormir. Et, lorsque je remarque son léger rictus, je tourne les talons pour m'éloigner à petits pas. À mon tour de me jouer de lui.
— Dire que j'avais quelque chose à lui proposer, je souffle.
Plus que quelques secondes avant qu'il...
— Il pourrait éventuellement se réveiller, chuchote-t-il.
Je souris.
— Tout dépend de ce qu'est ce "quelque chose". C'est la conscience de Ruben qui parle, pas Ruben.
— Enchantée, non-Ruben, dis-je en me retournant vers lui.
— De même.
De l'autre côté du camping-car, j'entends toujours la même musique qui tourne en boucle encore et encore – comment Aaron fait-il pour ne pas en avoir marre ? Les rires de mes amis semblent si éloignés que j'ai l'impression d'être seule au monde avec Ruben. Quant à la pluie, elle continue sans cesse de tambouriner contre les parois et couvre légèrement le silence apaisant qui s'est installé. Une sorte de bulle. Loin de tout.
En boule dans le lit de mon frère, Ruben tente d'ouvrir discrètement un œil, avant de le refermer aussitôt en voyant qu'il a été repéré.
— Je t'ai vu.
— Non-Ruben aussi.
— Ça te dit de peindre ton pull avec moi ?
Il sait de quel pull je parle.
Alors, il se redresse brutalement et, dans la foulée, se cogne la tête contre le plafond du lit.
On se met à en rire, ma peau redevient rouge. Mais n'est-ce pas devenu une habitude ? Je me demande ce que Aaron, Théa ou Esther entendent depuis tout à l'heure : des ronflements pas naturels, des non-Ruben et le claquement de son crâne.
— Tu vas bien ? je demande en me penchant vers lui.
— Ouais, très bien, j'ai hâte. J'avais pas hâte de me cogner la tête, par contre.
J'avance ma main, hésite l'espace d'un instant, puis la pose sur son épaule que je tapote à plusieurs reprises. Je ne peux pas m'empêcher de compter chaque seconde qui sépare chaque petit coup pour ne pas paraître bizarre ou trop proche.
— Je m'en doute bien... mais c'était très drôle quand même.
— Comment oses-tu rire ? C'est une réelle souffrance !
C'est après quelques secondes qu'il se décide enfin à se lever, sans toucher ne serait-ce qu'un coin du lit cette fois-ci. Il passe rapidement ses deux mains dans ses cheveux bouclés pour les remettre en place, puis, sans un mot, longe le couloir et fouine dans ses affaires pour trouver son pull qu'il avait emporté "au cas où".
Lorsque nous étions au début de l'année scolaire, que Théa venait de rencontrer Esther, que Aaron entamait son troisième mois de travail à temps partiel au restaurant japonais et que Ruben sortait encore avec (ce connard de) Yannis, nous nous sommes rendus tous les deux à une petite brocante à Tarrières. C'était le genre d'événements qui pouvaient arriver dans notre ville si nous prions assez fort.
Et nos vœux ont été exaucés.
Ce qui était génial, c'est qu'elle se trouvait vraiment à deux pas de chez moi – littéralement. Là où le marché du samedi matin se déroule en général. Ruben avait dormi chez moi la veille et nous y sommes allés de bon matin pour ne pas louper tous les trésors qu'elle avait à nous offrir.
Là-bas, un homme dans la soixantaine vendait des vieux pulls de son adolescence, ainsi que quelques babioles que ses enfants avaient abandonné en partant vivre ailleurs. C'est là-bas que Ruben, tout content, a acheté son pull préféré.
C'était un bon souvenir.
Maintenant, il le porte tout le temps : en automne, en hiver, au printemps ou en été, jusqu'à ce qu'on lui hurle dessus de l'enlever quand il fait trop chaud.
— Ton pull avec des poissons dessus, ça te va ? Comme t'as pu faire du surf et que je suis super fière de toi, tu mérites d'avoir une récompense.
Ses yeux s'illuminent.
— Ça, c'est vraiment une idée géniale ! Je vais de suite réquisitionner la peinture de Théa... et son talent.
— Je suis vraiment à côté, lâche Théa assise à la table ronde.
Ruben brandit fièrement son pull.
— À NOS PINCEAUX !
Tout le monde, sauf Aaron qui conduit, s'agglutine en rond contre le parquet du camping-car.
Théa, la pro de la peinture, pose le premier coup de pinceau qui forme la silhouette d'un petit poisson blanc. C'en suit une multitude d'autres peints par Esther, Ruben et moi-même. Tous de formes et de tailles différentes. Pendant de longues minutes en changeant cette fois-ci de playlist, jusqu'à ce qu'on s'arrête à une station-service.
Lorsque Aaron coupe le moteur, il se lève pour observer Ruben qui brandit son pull comme un trophée de surf.
— On dirait un poisson mort, celui-là, lâche Aaron en pointant du doigt.
— Eh ! C'est le mien, répond Ruben en croisant les bras.
Alors, avec un sourire narquois, mon frère dessine un petit squelette de poisson au dos du pull. Et Ruben n'attend pas une seconde pour le porter, en plein été.
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𝘕𝘋𝘈
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❝ Merci d'avoir lu ce demi-huitième chapitre, j'espère qu'il vous a plu !
Que pensez-vous de ce chapitre ?
Que pensez-vous de ce nouveau point de vue ?
Que pensez-vous de ce ship à présent ? À votre avis, qu'en pense Ruben ? :)
Comme Théa, avez-vous déjà personnalisé vos vêtements (peinture, couture, pins, etc.)
Si vous deviez dessiner l'une des scènes de ce chapitre, ce serait laquelle ? Et pourquoi ?
Un demi-chapitre sort chaque mardi et chaque vendredi. ❞
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