Chapitre 43

-̷̰͈͕̖̝̳̙̭̝͚̎̿è̸̙̇̆͂̈́̃͊̚̕_̴͚͇̿́̌̄̑̽̚͘͝͝"̷͙̕'̸̧̪͍̤̎͌̏?̵̠̥̫̪͛͑̌̚ͅà̸̜̦̜̖̣́̊͌̂̿̿̕
└ ?̵̬̖̰͉̏̏͑̏͒̆̈́̚͝͠?̶̘̬̞̮͊͋̔͒́͘̕͠?̵̙͊́̐̋̈́̀̄̾?̸̡͎̗̻͎̟̌̊͊͂͜

Malgré le bon bouquin que je tiens dans mes mains, je suis incapable de me concentrer sur les mots que je viens à peine de lire. Ils s'échappent aussitôt de mon esprit pour ne penser qu'aux prochaines heures, un large sourire dessiné sur mon visage. Déjà lavée, habillée, coiffée, valise terminée, je suis assise en tailleur sur mon lit à attendre désespérément que les aiguilles de l'horloge tournent un peu plus vite.

Le doux soleil tape contre mon dos pour me prendre dans ses bras chaleureux.

Les fines bretelles de ma robe passent leur temps à glisser pour tomber de mes épaules. Quant à moi, je passe mon temps à lâcher mes pages pour tout remettre en place. Elles me grattent un peu, sûrement par manque d'habitude, mais je ne me suis jamais sentie aussi belle qu'à cet instant. J'ai acheté cette longue robe à fleurs il y a quelque temps déjà, et je meurs d'impatience à l'idée de voir la réaction de Théa depuis. Son regard admiratif, sautillant de joie. Elle me prendra sûrement dans les bras.

Et elle me dira que je suis jolie.

Ça vaut bien mes petites économies à droite et à gauche.

À force de sourire, j'en ai mal aux joues.

— Esther ?

Vanille, sagement assise sur la chaise du bureau, s'est retournée pour me faire face. Ses cheveux blonds platines sont si longs. Ils dansent au rythme de la petite brise qui s'est infiltrée dans la chambre pour caresser nos peaux.

— Tu peux m'aider deux minutes ?

Je hoche la tête avant de poser mon livre sur mes draps en bazar.

Il sera bien mieux ici que dans mes mains qui n'arrivent pas à tenir en place.

En arrivant à sa hauteur, je constate qu'elle tient dans ses mains un collier en pleine fabrication. Il y a des perles à perte de vue sur ce petit bureau, celles avec lesquelles on jouait sans arrêt quand on était plus petites. De toutes les couleurs et de toutes les formes. Mes parents, n'ayant pas les moyens de nous en acheter lorsqu'il nous en manquait, vidaient secrètement nos anciennes créations pour donner l'impression d'avoir des perles à l'infini.

Avec le temps, elles ont juste fini dans un placard.

À prendre la poussière.

— Tu peux installer cette perle ? Elle est trop petite, j'arrive pas à la faire passer dans la ficelle. Elle glisse tout le temps de mes mains.

J'acquiesce en prenant son collier et cette maudite perle, essayant d'ignorer mes tremblements nerveux, puis m'abaisse, avant-bras contre le bureau, pour mieux la voir.

Et je me concentre.

— Pourquoi tu souris comment ça ?

Je ne l'avais même pas remarqué.

— J'ai hâte de partir en vacances, je réponds, les yeux figés à quelques centimètres de la ficelle. Ce midi, je vais même manger avec tous mes amis. Je crois qu'on a prévu de faire des pizzas maison. Ça changera des restes pourris depuis des semaines ou des conserves préparées sans une once d'amour. 

En prononçant ce dernier mot, la perle réussit enfin à se frayer une place à côté de ses nouvelles voisines, tandis que Vanille la regarde avec admiration. Je me lève pour brandir le collier en l'air, avant de le donner à ma sœur.

Une fois le calme revenu, Vanille s'affaisse dans le dossier de la chaise, s'amusant à faire tourner les bijoux sur eux-mêmes.

— Tu veux pas m'emmener avec toi ?

— J'aimerais bien.

Elle soupire, avant de croiser les bras.

— La prochaine fois, j'ajoute. Tu pourras venir avec nous si ça te fait plaisir. À ce moment-là, tu seras sûrement assez grande pour que les parents n'en aient rien à foutre. Et puis... on pourra peut-être redevenir proches, comme avant.

— Mais... on est proche.

Mon mur plein de photos déchirées me dit le contraire. Il ne me tarde pas avant que des millions de petites aiguilles viennent transpercer mon cœur. "Une meilleure vie", hein ? Comme si chaque année était pire que la précédente dans l'unique but de nous montrer que nous avions tous atrocement tort. Vanille qui m'ignore et qui ne veut pas m'approcher. Mes parents qui hurlent jusqu'à me coller de la peinture violette sur la peau pour former des galaxies. Et moi qui continue de jouer du piano pour ne plus rien entendre.

Rien n'est comme avant. 

Je me vois plus en regardant ces photos.

— Les choses ont beaucoup changé, tu le sais aussi bien que moi.

— Dés-

— C'est pas grave, vraiment.

Je détourne les yeux vers le collier dans les mains de ma sœur, puis le pointe du doigt. 

— Il reste encore beaucoup de perles à accrocher. N'hésite pas à venir me voir si t'as besoin de mes petites mains ouvrières.

Elle l'observe, puis lève la tête vers moi.

— Merci.

Comme les larmes commencent à monter jusqu'à mes yeux et qu'un nœud de plus en plus étouffant se forme au creux de ma gorge, je ne tarde pas avant de sortir de la pièce, espérant qu'une petite balade dans le bordel surdimensionné de l'appartement puisse me changer les idées. Surtout, ne pas pleurer devant mes amis. Surtout, ne pas flancher. Tout ce que je désire, c'est une semaine de repos où plus rien n'a d'importance.

Sous les hurlements habituels, je vagabonde à l'aveugle, passant devant la gamelle vide de Grib. La dernière trace de son existence entre ces murs. Je n'ose pas la toucher, alors la jeter encore moins. En réalité, je doute qu'elle parte un jour.

Elle aussi prendra la poussière.

Comme tous mes souvenirs, après tout.

Au fur et à mesure que je me rapproche du salon, les cris s'intensifient pour envahir mes tympans. La porte de leur chambre est fermée, le béton n'arrive même pas à insonoriser leur fureur. Je ne peux qu'avaler ma salive. Et attendre que l'orage passe. 

Installée sur le canapé à moitié déchiré par les griffes de Grib, je n'arrive pas à trouver une position agréable pour patienter, les yeux obnubilés par les aiguilles de l'horloge qui, j'en suis sûre, n'avancent pas au même rythme que mon cerveau en pleine ébullition. Je finis par ramener mes jambes contre mon torse, les mains sur mes genoux, en m'enfonçant dans les coussins dont les fibres de coton commencent à s'échapper.

Dans une heure, Théa toquera à la porte du fleuriste pour venir me chercher. 

Je vais bientôt voir mes amis.

Bientôt souffler.

M'échapper.

Une semaine de tranquillité.

Est-ce que je devrais aller chez mes amis plus tôt ?

La porte fatidique ne me laisse pas le choix, elle s'ouvre en grand pour laisser sortir mes deux parents aux visages entièrement rouges. Ma mère, les bras croisés, est la première à avancer jusqu'au salon sans dire un mot. Mon père, lui, ne semble pas dans son état normal. Il valse avec sa tenue de travail, un costume faussement chic pour impressionner la galerie en allant au bureau. Habituellement, à cette heure-ci, il est au boulot depuis un bon bout de temps.

Il a un sourire si large qu'il pourrait bientôt toucher ses oreilles. 

Je peux encore mieux l'observer lorsqu'il tourne frénétiquement la tête vers moi.

Pour s'approcher à bras grands ouverts.

— Esther chérie ! Devine qui va à nouveau déménager ? Hein, devine !

Comment ça ?

Je n'ai pas le temps de réfléchir à cette nouvelle, mon ventre n'arrête pas de me donner des petits coups de poing, comme une alarme stridente. Le genre qui me hurle dessus de m'enfoncer un peu plus dans le canapé, face aux pas d'éléphant de mon père, brutaux, sur le point de casser le plancher.

— DEVINE, hurle-t-il.

Je sursaute. 

Mon cœur bat si fort dans ma poitrine. Mes yeux, quant à eux, sont rivés droit sur la bouche en feu de mon père et de ses postillons qui viennent gifler mon visage.

J'essaye de parler d'une voix cassée, essayant de défaire le nœud dans ma gorge.

— Je sais pas...

Il lève les bras au plafond.

— NOUS !

— C'est bon, soupire ma mère. T'es pas obligé de tout lui raconter.

Mon père attrape violemment le poignet de ma mère. Elle ne bouge même pas d'un pouce, comme si la situation était tout à fait normale, même lorsque je vois ses doigts crispés la serrer avec de plus en plus de force. Des veines ressortent même de sa main, tremblante aussi vite que mon cœur aux battements saccadés. Ma mère tente de rester neutre, patientant, alors que je rêve de hurler sur mon père de tout arrêter sur-le-champ. Stop, stop, stop.

Au lieu de ça, je reste une Esther empaillée jusqu'à ce qu'il la libère enfin, laissant une marque rouge sur son poignet accompagnée de traces d'ongles incrustées. 

— Je vais pas me gêner, tiens.

Il ne regarde plus sa femme.

Il me regarde, moi.

Et ça fait apparaître des milliers de frissons sur ma peau.

— Il se trouve qu'un SALOPARD de mon boulot a osé TOUCHER ma femme. La toucher, tu comprends ? Ou t'es trop CONNE pour comprendre ? Et pourquoi, à ton avis ? Parce que ma femme est aussi une grosse salope, une énorme salope qui ne mérite pas de vivre sous mon toit. Après tout, c'est pas son petit job de caissière qui va remplir la bouche de mes enfants. Mais cette putain d'ingrate trouve forcément une façon de TOUT foutre en l'air. Toujours, toujours, TOU-JOURS.

Il fait de grands gestes qui manquent de me frôler à certains moments.

Ma mère réagit enfin en reculant à pas de loup, passant sa main dans ses cheveux pour les caler derrière ses oreilles. C'est là que je remarque l'énorme galaxie sur sa tempe.

— S'il te plaît...

— Ferme ta gueule, crache mon père.

Il reprend son sourire en me regardant de ses yeux engorgé de sang.

— Logique, j'ai eu envie de le tuer. Le trucider. Le couper en deux et le jeter dans la marmite pour manger ses boyaux au dîner. Alors, j'ai commencé à me battre contre lui. Si t'avais vu sa tête !

Il explose de rire, on n'entend que lui dans ce salon figé de terreur.

Jusqu'à ce qu'il s'arrête. 

Le calme revient, son expression est à nouveau indifférente, ses muscles décontractés. Il reprend même une voix relativement sereine. Surtout lorsqu'il sort un couteau de sa poche arrière. Brillant, long, coupant... neuf. Il passe délicatement son doigt sur la lame, l'effleurant avec un regard presque amoureux. 

— Dommage... Je n'ai même pas eu l'occasion de m'en servir. Le type de la sécurité m'a dégagé dès le premier coup de poing. C'est lamentable.

Mon père arrête d'observer son jouet pour me sourire à pleines dents.

— T'en penses quoi, Esther ?

Plusieurs déménagements sont venus bousculer mon existence. Tout ce que j'avais construit durant ces derniers mois, envolé. Tout plein de visages que je ne reverrai sûrement jamais. Et, même si je les retrouve un jour, rien ne sera plus comme avant. Ils auront tous grandi ensemble, et moi, je serai celle qui est partie pendant des années pour revenir comme une fleur, celle qui ne les comprend pas aussi bien qu'eux. 

À croire que la seule chose qui restera toujours à mes côtés, c'est mon piano.

Toute ma vie, au cours de ces déménagements épuisants au quatre coins de la France, j'ai vagabondé à l'aveugle. Sans savoir où j'allais, sans connaître mon futur, sans avoir une idée de la raison pour laquelle nous partions. J'acceptais juste mon sort, douloureusement.

Aujourd'hui, je le refuse. 

Je refuse de quitter tous mes amis une nouvelle fois. Je refuse de tout lâcher pour des personnes qui ne m'aiment même pas. Je refuse qu'on m'enlève le peu de choses que j'ai. Aucun mot n'arrive à sortir de ma bouche. Seulement des larmes qui se forment au creux de mes yeux que j'essaye de cacher en m'enfonçant dans les rouages du canapé couvert de poils.

Mon père soupire lourdement.

— Sérieusement... Qu'est-ce que j'ai fait pour me marier avec grosse salope et avoir une fille aussi stupide ?

Ma mère fait un quelques pas en avant pour se rapprocher de lui, toujours les bras croisés et les sourcils froncés. D'une voix monotone, elle lui fait face.

— C'est bon, détends-toi.

Il se retourne brusquement vers elle, le regard amusé.

— C'est plutôt TOI qui devrais te détendre. Tout ça, c'est de TA faute.

Il avance dangereusement vers elle.

Les battements de mon cœur s'intensifient drastiquement.

— Peut-être que ce ne serait pas le cas si tu n'étais pas un putain de connard.

Mon père s'arrête net.

Tout est si silencieux. Plus personne n'ose bouger. Comme si l'appartement allait s'effondrer.

— Oh, mais, Elisabeth, c'est toi la connasse.

Il s'approche doucement d'elle qui s'empresse de reculer, faisant craquer le vieux parquet. Elle ne semble pas avoir peur, elle semble même habituée. Pourtant, cette fois-ci, quelque chose cloche. Quelque chose est différent. Un poing dans le cœur me répète qu'il faut l'éloigner, mais je suis complètement paralysée d'effroi.

Lorsqu'elle se heurte au mur blanc de l'appartement, tout le monde sait qu'elle ne peut plus s'échapper. Elle est face à mon père qui, lui, prononce ces mots.

— Tu sais où vont les connasses ?

Elle ne répond pas.

— En enfer.

Mes yeux s'écarquillent.

Je suis figée au fond du canapé.

Je ne peux qu'écouter les hurlements.

Et tout ce sang qui se déverse sur le parquet.

Des litres et des litres.

Ce n'est pas un coup de couteau que mon père plante brusquement dans le ventre de ma mère, mais une bonne vingtaine, criant, frénétiquement, sans jamais s'arrêter un instant pour reprendre son souffle. Il lui hurle toutes les abominations du monde, sans qu'elle ne puisse lui répondre autrement que par des lamentations effroyables. Elle bouge ses bras, tente de le frapper, de s'évader. Mais lui trouve toujours un moyen de la bloquer contre ce mur plein de giclures écarlates. Sa main est plaquée contre la bouche tremblante de ma mère, frappant violemment sa tête dès qu'elle commence à trop s'éloigner.

Elle tente d'appeler à l'aide, d'attraper n'importe quoi pouvant la sauver. Elle tente de me regarder, de mettre tous ses derniers espoirs sur moi. Elle observe sa fille, celle à qui elle a donné la vie, en priant pour qu'elle lui rende la pareille.

Pourtant, je reste sagement assise.

Jusqu'à ce qu'il n'y ait plus aucun bruit.

Jusqu'à ce qu'elle ne se débatte plus.

Jusqu'à ce qu'elle s'écroule au sol.

Je ne crie pas. Je ne bouge pas d'un poil. Je n'arrive qu'à fixer ce corps inanimé dans une flaque de sang qui, peu à peu, s'étale sur l'entièreté du parquet. Elle se répand comme une maladie sous mon regard démuni, s'infiltre dans les cloisons, dans nos murs, dans l'air, jusqu'à me donner envie de gerber.

Quant à mon père, il sourit macabrement en observant son chef-d'œuvre, puis s'accroupit pour récupérer du doigt de ma mère son alliance brillante. 

— Tu n'en auras plus besoin, salope.

Il se redresse.

Et me regarde, moi.

Il me faut moins d'une seconde pour réaliser qu'il tient toujours le couteau sanglant dans sa main. Pourtant, j'ai bien plus d'une seconde pour déguerpir d'ici avant de me faire trancher la gorge, puisque mon père, le souffle haletant, s'empresse de se retourner vers l'origine d'un nouveau bruit dans l'appartement.

— Esther ?

Des pas qui se dirigent vers nous.

Ceux de Vanille.

Pitié, retourne dans ta chambre.

— J'ai encore une perle trop petite, j'ai besoin de ton aide.

Toujours en pyjama et portant son casque autour du cou, Vanille n'a sûrement rien entendu de la cacophonie du salon. Elle tient dans ses mains son collier à présent bien rempli de nos perles de toutes les couleurs. Mais son sourire s'estompent si rapidement qu'il me ramène à la dure réalité. Nos regards se croisent, mon cœur bat à cent à l'heure. Tant d'incompréhension. Un cerveau en ébullition. 

— Papa ?

Je me lève brusquement, mais mes jambes tremblantes décident de me lâcher. Mes genoux en plein dans la mare de sang me donnent le tournis, si bien que ma vue commence à faiblir. Allez, ce n'est pas le moment. Lourdement, je fais un pas après l'autre jusqu'à réussir à me relever, manquant de glisser sur tout ce liquide macabre.

C'est lorsque je reprends mes esprits que mon monde s'effondre.

Toutes les perles sont écrasées au sol.

Vanille aussi.

Il est dans un état de transe, dos à moi, lacérant le cœur, les os, les muscles de ma petite sœur sans la moindre once de culpabilité. Sans la moindre once d'humanité. Du sang gicle à chaque fois que le couteau s'extrait de sa peau presque indiscernable maintenant pour s'étaler sur tous les meubles de la cuisine. Jusqu'à tout repeindre.

C'est le moment.

Le cœur manquant de me lâcher, j'observe les alentours avec les yeux grands ouverts.

Vite, quelque chose.

Je scrute chaque recoin de l'appartement en un temps record, jusqu'à trouver la perle rare. Sur le rebord de la table basse se trouve une statuette de bronze en forme de danseuse à tutu. Un trophée que ma mère avait gagné à l'époque où elle faisait encore du ballet. À l'époque où elle était encore pleine de rêves. Sur la pointe de mes pieds nus, sous les gémissements de ma sœur, j'avance à pas de loup jusqu'au canapé avant de réussir à l'attraper de mes deux mains tremblantes.

En marchant doucement vers mon père, j'ai l'impression que mon corps va bientôt m'abandonner, me laissant pourrir sur le parquet.

Heureusement, une fois arrivé à son niveau, il ne m'a même pas remarquée.

Il est dans son monde grotesque. Vanille, elle, n'est plus dans aucun monde. Elle gît calmement sur le sol, couverte de son propre sang, si transpercée que la lame a du mal à trouver un nouvel endroit où la torturer.

C'est injuste.

C'est vraiment injuste.

Je lève le trophée au-dessus de la tête de mon père. Et je rêve de fermer les yeux pour les rouvrir et réaliser que ce n'est qu'un simple cauchemar. Pour prendre le temps de renouer des liens avec ma sœur. Pour essayer de nous enfuir, juste toutes les deux. Pour tout recommencer, loin, loin, là où personne ne viendra nous barrer le chemin. Là où je pourrai jouer au piano parce que j'en ai envie. Pourtant, le dernier grain de sable vient de s'écrouler au fond du sablier.

Et mon père vient de recevoir le coup qu'il méritait.

Il ne tarde pas un instant avant de tourner la tête vers mon corps faible, en plein dans une colère noire.

 — ESTHER.

Le monstre est libéré de sa cage.

Son visage est couvert de sang qui ne lui appartient pas, jusqu'à glisser sur ses dents et frotter le bord de ses yeux. Des giclures à perte de vue. Ses yeux sont écarquillés et pointent droit dans ma direction, tandis que mes bras peureux veulent m'abandonner. Il souffle si fort.

Il essaye de riposter.

De se défendre.

Mais je plante à nouveau la pointe de cette statuette métallique dans son crâne. Encore, encore, encore, encore, encore. Tout ce rouge qui s'étale sur ma peau. Tout ce rouge sur ma robe à fleurs. Tout ce rouge sur les murs autrefois blancs. Je n'en démords pas. Je continue, sans la moindre once d'humanité, malgré ses supplications et les quelques coups qu'il réussit à m'infliger. Je le regarde, en silence, sans jamais lâcher mon arme des mains. Jusqu'à ce qu'il s'écrase au sol. Jusqu'à ce que le trophée se brise en deux.

Jusqu'à ce que je sois satisfaite.

Et, lorsque tout redevient calme, la statuette reste enfoncée dans son crâne.

— Alors, tu ne dis plus rien ?

Avant d'écraser mon pied contre son nez qui se détruit en mille morceaux.

Les yeux rivés sur le parquet où est tombé un pot de peinture cramoisi, j'observe le liquide qui ne fait que gagner en place, encore et encore.

Et mes mains, elles sont de la même couleur.

À en donner le tournis.

Peut-être que les choses auraient pu se passer différemment.

Pourtant, à présent, ma robe est si rouge que ses motifs sont méconnaissables.

Et je suis plongée dans un silence complet.

Pas le silence qui pouvait régner dans l'appartement après une longue dispute épuisante. Ni celui, seule dans le noir de la nuit, qui m'accompagnait dans mes pleures. Encore moins celui que je rêvais de percevoir un jour, loin de tout ce bordel. Celui-là est un long silence qui semble durer pour l'éternité. Un silence dur à regarder. Le genre qui me donne envie de me poignarder à mon tour. C'est un silence que je ne voulais pas entendre, parce que j'avais encore beaucoup d'autres sons à écouter.

La sonnerie de mon téléphone vient le combler momentanément.

Un message de Théa.

Je ne souris plus.

Théa : "Tout est prêt, je vais partir chez les jumeaux. :) On y va ensemble comme prévu ?"

Accroupie dans une flaque de sang, je fixe continuellement ce message. Aucune larme ne s'évade de mes yeux, il n'y en a plus aucune dans mon corps. Je ne peux que me triturer le cerveau en me demandant ce qu'une personne normale pourrait répondre à ça.

 Esther : "Trop cool ! B( Désolée, j'ai encore quelques trucs à terminer. Ça vous dérange de venir me chercher avec le camping-car et de partir directement ?"

Je me redresse.

Le regard si vide que je me demande ce que ça fait de sourire.

J'essaye, un échec.

Simplement douloureux en voyant Vanille gisant sur le sol.

Ma main caresse sur sa joue si froide. J'essaye de décoiffer un peu ses cheveux. Elle ne se réveille pas pour me dire d'arrêter de la déranger. Elle ne se réveille pas non plus lorsque j'attrape son collier flottant dans une mare qui s'étale de plus en plus sur le parquet. Je ramasse les perles manquantes, les passe dans la ficelle et fait un nœud, avant de passer soigneusement l'œuvre achevée autour de mon cou. 

Puis, je me lève pour observer mes parents qui ne crient plus. Ils ne le feront plus jamais, à vrai dire. C'est cette pensée qui réussit à faire apparaître un léger rictus. 

Le téléphone sonne à nouveau.

Théa : "Ah, dommage. J'avais très envie de marcher avec toi jusqu'à leur maison... :( Vite, termine ta valise, comment vais-je survivre sans toi ?"

Théa : "Et, pas de soucis. Ça m'étonnerait que ça dérange qui que ce soit !"

Théa : "Mais t'es au courant qu'on aura le camping-car d'ici trois ou quatre heures ? On peut pas le prendre avant."

Elle ne mérite pas quelqu'un comme moi.

J'ai terriblement envie d'écraser mon téléphone contre le sol pour le voir s'effondrer en millions de petits morceaux. Mais je pense à l'Après.

Esther : "Peut-être que je passerai avant alors ! Juste pas maintenant."

Esther : "Je te tiens au courant :)"

L'après.

Lorsqu'ils seront retrouvés.

Lorsque les fleuristes commenceront à trouver que les fleurs sentent étrangement mauvais.

Et qu'ils n'ont pas vu leur voisin depuis quelque temps.

Ils monteront sûrement pour chercher des réponses à leurs questions.

Pour admirer cet horrible spectacle.

Ils trouveront rapidement l'identité du coupable.

Je prendrai tout.

TOUT.

À la place de cet abruti.

COMPLÈTEMENT TOUT.

Peut-être que j'aurais dû mourir aujourd'hui, mais je n'ai pas décidé ainsi. J'ai décidé d'être heureuse. De sourire. D'essayer. De passer de putain de bonnes vacances. Parce que c'est ce que je mérite, non ? J'ai MÉRITÉ une pause. J'ai tellement douillé à vouloir en crever que j'ai bien le droit à une sieste aux côtés des seules personnes qui m'ont fait sourire ces derniers mois. Peu importe la manière, je vais réussir à m'en sortir.

Je dévalise les produits ménagers.

Je nettoie tout, repasse un million de fois.

Les grands sacs-poubelle vides qui traînent parce que celles pleines ne sont jamais sorties serviront enfin à quelque chose. Des millions d'allers-retours entre l'évier et le parquet plein de peinture, essayant d'ignorer la douleur atroce dans ma côte. Répondre aux messages de Théa. Utiliser toute ma force pour les cacher tous les trois sous le lit parental. Le cœur qui fait un tour complet dès que mes oreilles entendent du bruit dans l'escalier. Avec des pieds pleins de sang et des jambes tremblantes.

L'appartement n'a jamais été aussi propre.

Théa : "Okay ! On arrive d'ici une heure."

Pile à temps pour la retrouver.

Lorsque je me déshabille pour entrer dans la douche, une nouvelle goutte de peinture s'écrase au sol. Elle ne vient d'aucun cadavre. Simplement de moi. Et d'une plaie gentiment offerte par mon père avant de s'effondrer.

Sous la douche, elle me picote si douloureusement que je rêve d'arracher ma peau pour ne plus subir ce supplice. Mais je ne peux que poser ma main épuisée dessus. Et attendre. Serrant si fort les dents lorsque j'applique mon gel aux fruits rouges. Plusieurs fois. Pour être sûre qu'il ne reste plus rien. C'est comme ça que les dernières taches disparaissent au-delà de la grille de douche.

Je plaque une lingette contre ma côte ensanglantée en gémissant à cause de cette torture aux millions d'aiguilles transperçant ma peau.

J'enfile d'autres vêtements.

Je me maquille légèrement.

Je m'entraîne à sourire face à la glace, mais ma côte me hurle dessus pour l'effacer.

Et puis, la sonnette retentit. Je n'attends pas une seconde pour courir avec ma valise dans les escaliers, claquant la porte d'entrée et la fermant à double tour, sans décrocher mon téléphone qui sonne dans ma poche. Il ne faut surtout pas qu'elle entre ici.

Je sors de chez le fleuriste pour voir une voiture garée juste devant.

Mon regard s'illumine.

— Désolée, j'entendais la sonnerie, mais j'avais ma valise dans les mains !

Théa la prend dans ses mains avec un regard plein de douceur, mon cœur se remet à battre normalement. Je peux enfin souffler pour saluer le père des jumeaux d'un grand sourire qui me lacèrent la côte. Je m'installe à l'arrière du véhicule, là où mon corps fait une pause bien mérité. Nous parlons de banalités que j'écoute d'une oreille en observant la fenêtre de ma chambre, silencieusement.

La voiture démarre.

Je ne sais pas ce qu'il pourrait se passer. Je n'ai aucune idée du déroulement de ces prochains jours. Tout ce que j'espère, c'est que les vacances se passeront bien. Je regarde Théa qui a la tête posée contre mon épaule et je lui tiens la main avec un sourire sincère.

Je ferai n'importe quoi pour qu'elle ne sache rien.

                        ┐

𝘕𝘋𝘈

└                         

❝ Merci d'avoir lu ce quarante-troisième chapitre, j'espère qu'il vous a plu !

Que pensez-vous de ce chapitre ?

Que pensez-vous de la vérité sur le premier jour des vacances ?

Il y a beaucoup d'indices tout au long de la partie "Pendant", les avez-vous trouvés ?

Comprenez-vous la décision d'Esther ?

Pour savoir quand le prochain chapitre sortira, suivez-moi sur Instagram ! (@orautri). ❞

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