Chapitre 42

-̷̰͈͕̖̝̳̙̭̝͚̎̿è̸̙̇̆͂̈́̃͊̚̕_̴͚͇̿́̌̄̑̽̚͘͝͝"̷͙̕'̸̧̪͍̤̎͌̏?̵̠̥̫̪͛͑̌̚ͅà̸̜̦̜̖̣́̊͌̂̿̿̕
└ 𝙍𝙪𝙗𝙚𝙣

Je pense que si Théa ne m'avait pas retrouvé, je me serais jeté dans l'eau glacée à la recherche des bouts manquants de la tête d'Erinn. Tout recoller, minutieusement, jusqu'à en crever. Me laisser aller à la dérive. Le corps en étoile. Sombrer, peu à peu, dans les profondeurs du lac. Se faire entortiller dans les algues et y rester pour l'éternité.

À la place, je cours de toutes mes forces aux côtés de mon amie.

La dernière personne qu'il me reste. La dernière personne qui me fait rester debout. La dernière personne qui m'empêche de plonger la tête la première. Mon cœur brisé le sait bien, il reste tellement de morceaux à trouver qu'il ne fonctionnera plus jamais comme avant. En réalité, j'avance uniquement pour ne pas laisser Théa seule avec Esther. 

Parce qu'elle ne mérite pas ça, malgré ses propos. Personne ne mérite le sort atroce d'Aaron et Erinn. Je ne sais pas ce qu'il se passe dans sa tête, mais je suis certain qu'elle a enfin compris qui était réellement sa petite amie.

Alors, maintenant, il n'y a plus que nous deux contre cette forêt aux millions d'arbres que je n'arrive même plus à distinguer au-delà du faisceau saccadé de la lampe torche. Je la tiens si fermement, comme un bouclier.

Chaque pas qui m'éloigne d'Erinn est plus amer que le précédent.

Elle est toujours sur le ponton.

Délicatement allongée sur le bois humide.

Seule dans le noir complet.

"Je te promets de revenir te chercher", lui ai-je chuchoté avant de lâcher difficilement sa main pâle. Jusqu'au dernier instant, j'avais l'espoir qu'elle se mette à serrer, ne serait qu'un tout petit peu, mes doigts douloureux. 

La suite, on la connaît.

Les larmes fusent sous mes yeux épuisés, les paupières qui tombent. Épuisé de pomper sans arrêt dans l'eau de mon corps pour pleurer. Épuisé de continuer d'avancer, alors que je rêve de me jeter du haut d'un précipice. Épuisé de me retourner chaque instant, par peur de me trouver nez-à-nez avec Esther ou par désir de revoir Erinn.

Je redouble d'effort, malgré mes muscles si contractés qu'ils pourraient exploser sur-le-champ. Je cours, encore et encore, ignorant l'atroce présence dans mon dos qui me susurre à l'oreille de me laisser tomber dans ses bras pour l'éternité. Je fonce sans savoir où je vais.

Essoufflé, je m'arrête.

Une main sur ma côte moite, je respire de toutes mes forces pour essayer de faire disparaître la douleur. Elle est si brutale qu'on dirait que quelqu'un s'amuse machiavéliquement à serrer mes côtes pour me faire chuter dans ma course contre la mort.

Théa ne tarde pas avant de se retourner vers moi.

— Ça va ? me demande-t-elle, le souffle saccadé et les cheveux détachés en pagaille.

J'essaye de hocher la tête. Au lieu de ça, je vacille aveuglément. Théa s'empresse de poser sa main sur mon épaule, puis caresse doucement mon dos d'un air inquiet.

— On va faire une pause, d'accord ?

— Je suis désolé, réussis-je à prononcer entre deux inspirations.

Elle fronce les sourcils sans me lâcher des yeux.

— Pas de désolé accepté.

Nos corps sont trempés de transpiration, si bien que je n'attends pas une seconde de plus pour m'écrouler sur l'herbe, le souffle haletant et la gorge si sèche que je regrette de ne pas avoir avalé toute l'eau du lac. Peut-être que mes larmes pourraient me suffire. Après tout, elles sont beaucoup plus conséquentes que toutes les gouttes que j'ai bu ces derniers jours. Elle ne s'arrêtent jamais, à vrai dire. Elles emportent toutes avec elles une partie de mon cœur qui ne fait que hurler de douleur. 

J'appuie ma main contre mon front poisseux, essayant d'arrêter de divaguer. Mais lorsque je fais marcher mon cerveau, je la vois.

Erinn qui m'avait promis de revenir.

Erinn au fond du lac.

La pêche d'Erinn, toute cramoisie.

Et, peut-être que si j'avais été là, elle serait encore avec nous.

Mes jambes en compote sont clouées au sol. Je ne veux même plus les bouger. À quoi bon, si c'est pour retomber ? Autant les enfermer toute de suite à double-tour six pieds sous terre. Là où il n'y aura plus aucun bruit. Là où rien n'aura d'importance. Là où je serai aux côtés d'Erinn.

Théa s'accroupit en face de moi pour poser sa main sur mon épaule.

— Ruben, on pourrait pas y arriver si on n'est pas tous soudés.

Tous soudés, loin d'Esther. Elle a raison. 

Je pose un pied tremblant sur l'herbe qui s'écrase sur mon pas, pour la dernière personne qui a besoin de moi. Je m'appuie avec ma main droite contre la terre sèche, pour l'empêcher de subir le même sort macabre. Je redresse mon dos où des millions d'aiguilles douloureuses sont plantées, pour ne pas abandonner quelqu'un d'autre.

— Promis, il ne t'arrivera rien. Il ne nous arrivera plus rien. Tout sera bientôt terminé.

Elle zieute immédiatement les alentours.

Un vent glacial caresse mon cou.

— Si Esther arrive, je m'occuperai d'elle. Et toi... tu cours le plus loin possible. Sans te retourner. Tu peux me promettre ça ?

Ses paupières s'affaissent un instant, avant qu'elle ne me regarde droit dans les yeux.

— Promis.

Lorsque nous repartons, éclairés par notre lampe torche de plus en plus capricieuse, nous emmagasinons le plus d'informations possibles pour ne pas tourner en rond. 

Cette fois-ci, en marchant. 

Dans l'obscurité de la forêt, nous pouvons entendre les hiboux se réveiller, comme les petits oiseaux réclamer à manger. Les feuilles se balancent au rythme du vent qui essaye de nous barrer la route. Nos chaussures s'écrasent parfois contre des brindilles ou des cailloux, nous faisant sursauter. Ma guitare se tape contre mon dos, mais elle reste bien accrochée à moi. Tout est si calme. Comme s'il n'y avait plus aucun danger. Esther hors de nuire. 

Pourtant, ma chair de poule me rappelle comme une sordide alarme qu'il ne faut pas se laisser berner par ce silence parfait. 

Puis, d'un coup, un miracle arrive.

Le camping-car est dans notre ligne de mire, à peine éclairé par notre lampe.  

Un large sourire apparaît sur nos visages, avant de courir de toutes nos dernières forces jusqu'à notre ligne d'arrivée. C'est à ce moment-là que notre fidèle ampoule rend son dernier souffle. Plus rien. Le vide complet. Tout est si sombre. J'entends Théa ruer de coups la devanture du véhicule en métal à la recherche de la porte, et moi, je me laisse porter par les sons jusqu'à débouler à l'intérieur. 

L'odeur me frappe droit dans la gueule.

Elle me fait même reculer.

Vaciller.

Après tout ce qu'elle a vécu, elle se retrouve dans le même état atroce que son frère.

Un goût de vomi me monte à la bouche.

Les lumières du plafond s'allument, m'aveuglant sur-le-champ. Théa s'avance devant mes yeux affreusement obnubilés par le corps d'Aaron, jusqu'à ce que nos regards se croisent. Elle pose sa main sur mon épaule, mais j'étouffe.

— Ça va aller, ça va aller.

Je ferme les yeux si fort qu'une larme s'échappe.

C'est dans un temps record que nous fouillons de fond en comble le camping-car pour fourrer tout ce qu'on peut dans nos sacs à dos. Impossible de savoir pendant combien de temps nous allons vagabonder hors de la forêt, le ventre vide et les jambes épuisées, en cherchant désespérément une aide qui ne veut pas nous faire rôtir pour le dîner.

Le premier objet sur lequel je me jette, ce sont nos précieuses lampes torches encore vivantes. Je remarque immédiatement qu'il en manque une. Esther doit l'avoir en sa possession. 

Puis, j'attrape un vêtement chaud : mon pull poisson, peint lorsqu'on était encore tous souriants. Il est réconfortant, si doux. Et, lorsque je me penche pour le sentir, j'arrive à percevoir quelques miettes de l'odeur d'Erinn. 

J'emporte avec moi le carnet de bord des vacances que je n'ose pas ouvrir. Il suffit d'un regard pour qu'une larme s'effondre dessus. Qu'est-ce que ce sera lorsque je le lirai en entier ?

Théa est chargée de récupérer toute la nourriture. Pourtant, lorsque j'ouvre l'un des placards et que je tombe nez-à-nez avec quelques gâteaux et du pain recroquevillés dans un coin qu'elle est censée avoir déjà fouillé, je ne peux que la regarder en silence.

Elle n'a certainement pas fait attention.

Nous sommes pressés, après tout.

J'essaye de faire taire cette voix dans ma tête en continuant mes recherches dans la cuisine, ouvrant chaque tiroir à la recherche de quelque chose qui pourrait nous être utile, hormis les quelques couteaux déjà fourrés au fond de mon sac. Je ne peux pas m'empêcher de jeter des coups d'œil par la fenêtre du camping-car, furtifs et méfiants, avec les mains si tremblantes qu'elles manquent de faire tomber toutes mes affaires par terre.

J'ouvre le placard du haut.

Et m'arrête net.

Un sourire doux-amer se forme sur mon visage en me remémorant l'après-midi où nous sommes rentrés en furie dans le camping-car parce qu'il pleuvait des cordes, après avoir fait du surf jusqu'à en avoir mal aux jambes. La première fois que j'osais faire ce que j'aime depuis Yannis et mon poignet. Je me rappelle qu'on avait si froid. Personne ne s'attendait à de la pluie ! Et pourtant, Erinn est toujours prête à tout, avec sa brillante idée de nous réchauffer autour d'une maigre allumette. 

Allumette qui n'a fait aucun effet, on serait tous morts de froid sans le chauffage.

Pourtant, ce jour-là, mon cœur était bien chaud. 

Le paquet, lui, est toujours là, délicatement posé sur cette étagère.

— Euréka.

Théa se tourne vers moi. Je le vois dans son regard, elle ne tarde pas avant de comprendre la même chose que moi.

Sortir Aaron du camping-car est bien plus difficile que nous l'imaginions. Son corps si lourd nous donne du fil à retordre, en plus de mes yeux continuellement fermés. En réalité, c'est Théa qui fait tout. C'est elle qui attrape ses bras raides pour l'emporter à quelques mètres de là, alors que j'ose à peine toucher sa peau glaciale. C'est elle qui sue, parce que je ne suis qu'un peureux. J'ai beau vouloir tout donner, je suis aussi figé que lui. 

Sans le savoir, elle l'installe là où j'arrachais des pâquerettes en espérant les offrir à Erinn, alors que j'aurais dû courir pour l'empêcher de partir. 

Son dos est délicatement posé contre le tronc d'un arbre.

Si réel.

Si muet.

J'ignore mes larmes que je laisse couler le long de mes joues, partant faire un dernier tour à l'intérieur du camping-car. Tout est si vide, si sombre. Il n'y a plus personne pour rigoler avec moi d'une blague un peu nulle. Plus personne pour raconter des anecdotes de plus en plus sordides. Plus personne pour danser à en avoir mal aux pieds. Aujourd'hui, l'endroit qui me rendait si heureux est si douloureux à observer.

Ces lits resteront vides.

Ils portent le poids de nos fantômes.

J'essaye d'attraper ces souvenirs une dernière fois, de tout retenir, en marchant d'un pas lourd jusqu'au placard où est rangé un bidon d'essence. Et, au retour, j'asperge tout.

Tous nos bons moments.

Tous nos rires.

Tout.

Je forme une ligne droite d'essence jusqu'à quelques mètres plus loin hors du véhicule, une mare sur l'herbe sèche, avant de balancer le bidon. Théa craque une allumette en silence, puis me regarde d'un air interrogateur. Je hoche la tête, un goût amer dans la bouche, et me tourne pour observer une dernière fois notre caverne à souvenirs. 

Cette fois-ci, on aura bien chaud, Erinn. 

Théa jette l'allumette.

Comme un effet papillon, la petite boule de feu de plus en plus vive s'étale le long de son chemin, jusqu'à pénétrer dans le camping-car, sous nos yeux complètement envoûtés. Tout devient si lumineux en un clin d'œil, plus besoin de lampe torche. Et, en aussi peu de temps, tout disparaît en fumée. Tout disparaît dans cet énorme feu. Les flammes valsent devant nous, crépitant de joie, au rythme du chant des hiboux. Il n'y a plus rien. Plus rien que nous pouvons regarder. Seulement ce grand bûcher prêt à nous engloutir à notre tour. 

Elle aurait dû brûler il y a bien longtemps.

Nous nous empressons de reprendre la route, menacés par ces flammes de l'enfer. Nous arpentons les chemins en ligne droite, sans se retourner, pour espérer s'échapper de cette forêt un jour ou l'autre.

Avec ce feu, des gens viendront forcément dans ce coin paumé.

Et nous partirons avec eux.

Depuis combien de temps avons-nous décidé de courir ? Dix minutes, trente, quarante, une heure ou deux ? Tout ce que je sais, c'est qu'après avoir craché nos poumons sans faire aucune pause, Théa et moi dégageons enfin les dernières branches nous menant à une route bitumée. Ma joie s'efface rapidement en constatant qu'il n'y a aucune habitation aux alentours, juste des champs à perte de vue.

Nous décidons de marcher, doucement et silencieusement, en longeant désespérément cette longue ligne de goudron avec un pénible point de côté.

Une sirène se met à retentir.

En me retournant, je crois faire face à un mirage.

Une voiture de police fonce droit vers la forêt, mais décide de ralentir à notre niveau grâce à nos bras gesticulant dans tous les sens. Le conducteur d'une cinquantaine d'années, dans son uniforme bien repassé, abaisse la fenêtre du véhicule pour passer sa tête et nous observer, nous dans notre état lamentable.

Épuisés.

Transpirant.

Dans des habits déchirés

Pleurant.

Uniquement deux.

— Vous avez besoin de quelque chose ?

Aucune phrase n'arrive à sortir de nos bouches étouffées par les larmes. De toute façon, chaque mot serait aussi douloureux que de recracher des dizaines de lames de rasoir. 

L'autre policier, plus jeune, se décale pour nous examiner à son tour. C'est lorsque nos regards se croisent qu'il sort un papier de la boîte à gant pour faire des aller-retours entre nous et l'inscription dessus, la bouche entrouverte de stupéfaction. Il s'empresse de taper sur l'épaule de son collègue qui, plus relax, prend son temps pour baisser les yeux vers le bout de papier.

— C'est eux ? chuchote le jeune.

Le plus vieux policier se fige un instant, puis nous regarde à nouveau.

Qu'est-ce qu'il se passe ?

— Théa Monja et Ruben Soumaila ?

Je n'ai jamais été aussi heureux d'entendre mon nom.

On s'empresse de hocher la tête, le cœur battant si fort dans nos poitrines que même les policiers doivent l'entendre.

— C'est pas croyable...

— Tout le monde vous cherche depuis des jours.

Tout le monde nous cherche ?

Je n'ai pas assez de temps pour réfléchir. Mes pensées se bousculent, aucune n'arrive à faire proprement sa place parmi la multitude de mots qui me submergent. J'étouffe. Je suffoque par la quantité d'informations qui me frappent en un clin d'œil. Une vague qui me passe dessus pour m'engloutir, alors que je lutte pour garder la tête hors de l'eau. Tout ce que je sais, c'est que nous sommes en sécurité.

C'est avec difficulté qu'on leur explique la situation.

Des équipes de renfort débarquent dans la forêt pour récupérer nos amis et stopper ce gigantesque feu. Sans lui, personne ne serait venu ici. Personne ne nous aurait retrouvés. C'est bien lui et ses millions de flammes aux souvenirs douloureux qui nous a ramené à la maison.

Tout ce que je sais, c'est que je peux enfin souffler.

Respirer convenablement.

Sans me retourner à chaque instant.

Je me sens si bien dans ce siège, la tête épuisée contre l'épaule de Théa, la seule personne qu'il me reste. Je me libère enfin de tous ces poids qui s'étaient accumulés sur mon dos, maintenant léger comme une plume. 

On a réussi.

On a réussi, cette fois-ci.

On a...

Je rouvre les yeux de longues minutes plus tard sous les bruits d'un appareil que je n'arrive pas à identifier. La nuit est toujours à son apogée. Mes pensées se bousculent. Je me redresse brutalement, avant de me rappeler que je ne suis ni en train de courir pour ma vie, ni endormi alors qu'un monstre sanguinaire est à notre recherche.

Je souffle.

Le son retentit à nouveau dans la voiture. Ce sont des voix provenant d'un talkie-walkie avec qui les policiers échangent. Pris de curiosité, je tends l'oreille.

C'est en entendant ces mots que je me fige sur place.

Mon cœur s'arrête.

Et mon sang se glace.

— Vous me recevez ? Nous avons trouvé trois corps dans la forêt. Je répète, nous avons trouvé trois corps dans la forêt.

Ma tête se tourne vers Théa qui, innocemment, sourit en regardant par la fenêtre.

                        ┐

𝘕𝘋𝘈

└                        

❝ Merci d'avoir lu ce quarante-deuxième chapitre, j'espère qu'il vous a plu !

Que pensez-vous de ce chapitre ?

Que pensez-vous de l'évasion de Ruben et Théa hors de la forêt ? Auriez-vous pensé à brûler le camping-car pour attirer les secours ?

Que pensez-vous du comportement de Théa dans ce chapitre ?

À votre avis, quelle est cette histoire de trois corps ?

Pour savoir quand le prochain chapitre sortira, suivez-moi sur Instagram ! (@orautri). ❞

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