Chapitre 4.2

𝘈𝘗𝘗𝘙𝘌𝘕𝘋𝘙𝘌 𝘈 𝘚𝘌 𝘊𝘖𝘕𝘕𝘈𝘐𝘛𝘙𝘌
└                                                𝙏𝙝𝙚𝙖

À la sortie des cours, je ne rejoins pas Erinn et Ruben dans leur coin clope. Je ne parle pas aux types de trente ans qui traînent devant le lycée en mémoire des "meilleures années de leur vie", je les esquive furtivement. Je ne passe pas à la boulangerie. Je ne traîne pas. À la place, je rejoins Aaron dans le bus – j'ai bien dû presser le pas pour l'avoir de justesse. 

Il descend, comme à son habitude, au premier arrêt de notre ville pour aller travailler au restaurant japonais. Dès qu'il sort de mon champ de vision, je m'empresse d'envoyer un message à Esther.

Moi : Pas dans le bus, cette fois-ci ? :(

Esther : Nope ! Je suis pas allée en cours.

Je ne sais pas si elle est du genre à sécher les cours, mais ça m'étonnerait. Une chose est sûre, c'est qu'elle prend quotidiennement ce trajet. Alors, si elle n'est pas allée au lycée cette fois-ci, c'est bien qu'il a dû se passer quelque chose, non ? 

Enfin, je n'ai pas été mise au courant. Peut-être que ses amis de lycée le sont, eux.

Moi : Ah... Pourquoi ça ?

Esther : Rien d'important ! :') J'étais juste un peu malade, mais ça va mieux. Ce qui veut dire... qu'on peut se voir quand tu le désires. Ce week-end, ça te va ?

Je souris aussitôt face à mon écran. 

D'une parce qu'elle se sent mieux et de deux parce qu'elle a envie qu'on se voit. C'est fou... ça me fait plaisir comme si c'était la première fois. Comme si je venais de découvrir que j'existe à ses yeux. Comme si c'était notre premier rendez-vous et que mes joues s'enflammaient. Alors que, pourtant, c'est devenu une routine.

Routine qui fait toujours palpiter mon cœur.

J'écris une première fois un message type. Le genre de message que j'aurais pu lui envoyer il y a quelques semaines, sans aucune hésitation, en sachant pertinemment que le rendez-vous se déroulera soit dehors, soit chez moi. Mais là, tandis que mes doigts valsent sur le clavier, j'ai en tête le visage d'Erinn qui me propose de se teindre les cheveux. Cette fois-ci, je décide de les faire danser autrement, pour dire à Esther ce qui me tient réellement à cœur.

Moi : Ce serait cool ! Et d'ici-là, ta maison ne sera plus infectée par toutes les maladies du monde. Je pourrais peut-être passer ?

Pas de réponses jusqu'à un long moment.

Jusqu'à ce que je rentre chez moi.

Que je discute un instant avec mon père, puis Martha.

Que je monte prendre ma douche.

Et enfin, il sonne. Je me précipite aussitôt dessus comme si sa réponse était la clé de toutes les questions, comme si son message divin allait changer le cours de mon existence. Et c'est peut-être le cas.

Esther : T'es sûre ? Ça risque d'être compliqué, et c'est pas exactement ce à quoi tu pourrais t'attendre. Je veux pas te dégoûter de moi.

Je reste figée un instant. 

Il est vrai que je n'étais pas totalement à l'aise avec le fait qu'elle vienne chez moi au début. Alors, je suppose que c'est la même chose. Je la comprends, dans un sens. De là à me dégoûter, ça m'étonnerait. Elle est si cool, si marrante, si intéressante que ça serait une surprise de vouloir m'enfuir en voyant l'appart de sa famille – j'ai sûrement vu pire.

Moi : Je vois mal ce qui pourrait me dégoûter de toi, vraiment. T'en fais pas. Je suis pas là pour te juger, juste pour apprendre à mieux te connaître. T'as le droit de refuser, y'a aussi pleins de trucs bons à manger chez moi.

J'espère avoir bien répondu.

Ça me fout la trouille, qu'elle pense que je suis une critique sévère de maisons et appartements. Il suffit de voir ma chambre pour savoir que c'est pas le cas.

Esther : Okay.... alors c'est parti. Samedi, 15h ? Je ferai des courses pour qu'on mange quelque chose de bon :) J'ai de grands talents de cuisinière.

Moi : Parfait ! Je n'en doute pas un seul instant.

Mon sourire ne me lâche pas, j'ai envie de sauter partout. Finalement, il suffisait de discuter. 

C'est comme ça que je me suis retrouvée, samedi matin, devant la devanture du fleuriste. En temps normal, je serais entrée dans le magasin, les deux fatigués et tombants, en cherchant un beau bouquet à poser sur sa tombe. Quand je serais passée devant la vendeuse, elle m'aurait encore présenté ses condoléances, en me racontant à quelle point ma mère était une personne formidable. Une boucle qui se répète chaque année. Heureusement, nous ne sommes pas le jour de la fête des mères – c'est dans quelques jours – et je vais simplement voir ma super petite amie.

Rapidement, je lui envoie un message pour lui dire que je suis arrivée.

Et j'entre dans la boutique, le ventre noué comme si je m'apprêtais à faire mon discours habituel, tandis que la clochette au niveau de la porte se met à tinter.

"Oui, celles-là, elle aimait bien les jonquilles."

"Oui, je tiens le coup."

"Oui, ça ne m'étonne pas, c'était la meilleure des mères qu'on pouvait avoir."

— Bonjour, Théa ! me dit le fleuriste en me coupant de mes pensées.

Il prépare un bouquet pleins de roses pour un garçon de mon âge qui était au collège avec moi. Je les salue tous les deux. À la place d'entamer une discussion, j'observe attentivement toutes les fleurs qui comblent la pièce avec l'impression de connaître par cœur leur emplacement. La pièce est ensoleillée en cette fin d'avril, des rayons du soleil traversent les grandes fenêtres pour se poser sur ma peau basanée et les fleurs qui m'entourent. 

Cette fois-ci, ils ne m'aveuglent pas. Cette fois-ci, j'ai la tête bien droite.

— Dis-moi, est-ce que tu as besoin de quelque chose ? me demande le fleuriste une fois sa commande terminée.

— Non merci, je lui réponds en souriant. J'attends Esther.

— Je vois... C'est bien la première fois qu'elle invite quelqu'un à l'étage, alors que ça fait déjà quelques mois qu'elle habite ici.

Donc pas ses amis du lycée.

Personne.

C'est à cet instant qu'elle entre dans la pièce par des escaliers en colimaçon, sans me laisser réfléchir à ce que je viens d'apprendre. Esther a le visage illuminé de joie. Elle lâche sa main de la rambarde en bois pour me saluer, puis elle sort de sa poche quelques pièces de monnaie. Se rapprochant du comptoir, le fleuriste s'empresse de prendre la parole comme un poème dont il connaît chaque vers.

— Comme d'habitude ?

— Oui, merci !

Je sens mes joues devenir écarlates. Je sais très bien ce qui se manigance.

Il prend l'une des roses pâles qui trempait, l'entoure d'un emballage transparent et le donne à Esther en échange de ses pièces. Elle sourit, se rapproche vers moi et me la tend. Tous les regards se tournent vers moi dans le petit magasin de fleurs. Je la prends avec mes deux mains tremblantes avec l'angoisse de la faire tomber sur le carrelage. 

Mon cœur n'arrête pas de tambouriner dans ma poitrine.

— Merci beaucoup, Esther, je lui dis en la regardant dans les yeux.

J'ai l'impression que nous sommes seuls au monde, face à face. Chaque recoin de son visage me semble familier, mais aussi nouveau. Comme si je découvrais à chaque seconde quelque chose qui l'a rend encore plus belle. J'ai envie de passer ma main dans ses doux cheveux, de sentir son parfum envoûtant. 

J'en oublie qu'il y a une horde de fans de romance autour de nous lorsque je prends sa main. Alors, pour régler ce problème de paparazzis, je m'engouffre avec elle dans le grand escalier.

L'attente est si longue, comme si le temps avançait au ralenti, alors que j'ai juste envie de la prendre dans mes bras. Le premier étage est celui des fleuristes, le deuxième est celui où l'appartement que la famille d'Esther occupe. Mon cœur bat à cent à l'heure. Ça fait si longtemps que je n'ai pas visité pour la première fois la maison d'une de mes connaissances. Des années que je vais chez Aaron et Erinn, deux ans chez Ruben. 

Et là, c'est plus qu'une connaissance, plus qu'une amie – même si les historiens diront que nous étions de bonnes amies.

J'angoisse à l'idée de voir ses parents, peut-être des frères et sœurs, et je meurs d'envie de voir son chat, Grib. Elle ne parle pas beaucoup de sa famille, hormis de sa petite boule de poils adorables, alors je ne sais pas vraiment à quoi m'attendre.

Je flippe lorsqu'elle ouvre la porte.

J'entre, et Esther me propose un verre d'eau.

On avance dans son salon dans lequel se trouve un canapé éventré par les griffures de chat, une petite table basse en bois qui abrite des tasses sales et un tapis rempli de poussière. Aucune trace de vie dans cet appartement, tandis que mes pieds font grincer le parquet. Toutes les fenêtres sont ouvertes. Il y a quelques tas de vêtements sur le sol, ainsi qu'un aspirateur dans le coin de la pièce. Peut-être qu'elle a essayé de nettoyer avant d'abandonner, je la comprends. Sans m'en rendre compte, j'attarde mon regard sur cette première pièce. 

Peut-être un peu trop longtemps, puisqu'elle le remarque.

— Désolée, je n'ai pas eu le temps de m'en occuper.

— Pas de soucis, vraiment. Ma chambre est bien pire que ça, en général. Je la range juste pour toi.

Elle se gratte la tête et tourne le regard d'un air gêné, avant de foncer vers la cuisine. À l'intérieur, la table n'a pas été débarrassée : il y a quatre petites places sans personne pour s'asseoir devant. De la vaisselle traîne à perte de vue dans l'évier qui scintillent face aux rayons du soleil. C'est aveuglant.

Sur le sol, je remarque une gamelle quasiment vide. Seulement quelques croquettes sont encore dedans et se battent entre elles. Qui survivra aux crocs du félin féroce ? Qui trahira et jettera son ami au plus près de la gueule de la bête ? Personne, pour le moment, je n'arrive pas à voir Grib. Si Esther n'était pas en train de s'excuser, il y aurait un calme religieux.

Pourquoi est-ce qu'il n'y a personne ?

— Tes parents ne sont pas là ?

J'aurais dû tourner sept fois ma langue dans ma bouche avant de parler. 

— Enfin, t'es pas obligée de répondre. Je pensais juste... les croiser.

— Ils sont partis ce matin, dit-elle en ouvrant la porte d'un placard en hauteur, d'un air neutre.

Esther est grande, plutôt comme moi. Un peu plus petite. Elle doit faire un mètre soixante-dix, si on part du principe qu'elle fait deux centimètres de moins que moi. Alors, elle n'a aucun mal à attraper un verre, se rapprocher de l'évier et le remplir en esquivant la vaisselle sale.

— Avec ma petite sœur, ajoute-t-elle.

Elle se retourne vers moi, me le tend et je pose la rose sur la table pour boire une gorgée.

Mes inquiétudes étaient bien fondées. Peut-être que je ne la connais pas réellement, peut-être que je ne fais pas assez attention. Dans un sens, c'est ma faute : j'aurais dû m'immiscer un peu plus à sa vie. C'est vrai qu'elle n'a jamais parlé de sa famille, je me disais bien qu'il devait y avoir une raison. Apprendre qu'elle a une sœur dont j'ignore le nom – ou même l'existence – fait sauter mon cœur hors de ma poitrine, comme si je venais d'apprendre une trahison... alors que non.

J'essaye de ne rien laisser voir. Ma plus grande peur serait que je la rende mal à l'aise à propos de ça. Si elle ne m'a rien dit, c'est inutile de la pousser.

— Je savais pas que t'avais une sœur. Elle s'appelle comment ?

— Vanille.

Elle se sert un verre d'eau à son tour.

— Très beau nom, vos parents ont fait du bon travail... Esther et Vanille.

— Assez drôle, puisqu'elle a les cheveux bruns à la base, et elle se les teint en blond platine pour coller avec son prénom. Dommage que mon nom ne soit pas Rose.

Les cheveux d'Esther sont à la base châtains, mais je l'ai toujours connu avec cette coloration rose plutôt foncée. Pas vraiment pastel, c'est pas vraiment son style, sans pour autant être fluo. De temps en temps, durant ces derniers mois, je l'ai aidé à teindre à nouveau ses cheveux pour ne pas laisser entrevoir une quelconque autre couleur. Peut-être que c'est un truc de famille.

— On n'est pas très proche, continue-t-elle. C'est pour ça que je t'en ai jamais parlé. Mais tant qu'on y est, on a cinq ans d'écart et on partage la même chambre au fond du couloir. Pourtant, on ne discute pas tant que ça.

Esther a eu dix-huit ans en mars, Vanille devrait en avoir treize. Et je ne peux pas comprendre ce que ça fait. Je ne peux pas comprendre ce genre de relation. Je n'ai jamais eu de frère ou de sœur — sauf si l'on compte Erinn puisque l'on a littéralement grandi ensemble. Je pense que ça aurait été bien d'avoir une mini Théa pour s'engueuler, ou s'amuser, parfois.

Je pose le verre et rattrape la fleur que je tiens dans mes deux mains.

— C'est cool, vous devriez faire des séances de décoloration ensemble. Mais... Pourquoi tes parents sont partis avec elle, et pas toi ?

— J'avais pas trop envie d'y aller, je voulais passer du temps avec quelqu'un.

Je rougis aussitôt. 

Quant à Esther, elle se rapproche dangereusement de moi, à côté de la table en bordel où elle pose son verre à moitié plein à côté du mien.

— Je me demande bien qui sait, dis-je en souriant.

— Une certaine Théa, très mignonne, je sais pas si tu la connais.

Elle passe ses mains pleine de bague en acier sur mes côtes et m'embrasse durant quelques instants d'éternité, tandis que mon cœur se met à fondre. Léger, doux comme une mélodie, trop rapide à mon goût, que le temps s'arrête. Je rouvre les yeux pour la regarder. Elle qui, toujours à quelques centimètres de moi, me sourit comme si j'étais la seule personne sur la terre entière.

Il y en a pourtant des milliers, et c'est moi qu'elle a choisi.

— C'est vraiment dommage qu'ils soient aussi partis avec Grib, je lâche en tournant la tête vers la gamelle.

Esther se retourne vers le sac de croquettes, avec le regard vide d'une personne déconnectée de la réalité. Elle ne dit rien pendant quelques instants, puis se retourne vers moi avec cette fois-ci plein de vie dans les yeux et la lèvre inférieure qui surplombe l'autre, comme un petit enfant qui bouderait.

— Une prochaine fois, me dit-elle.

Par la suite, elle me fait la visite guidée de l'appartement composé d'un salon, d'une cuisine modeste et de deux chambres faisant la même taille que la mienne. Le sol grince à chaque pas que je fais. Pas étonnant : nous sommes dans une petite ville – sûrement autrefois un village – dont les bâtiments datent d'avant la guerre. Sa chambre est plus rangée que le reste. Elle a, sans déconner, une centaine de livres dans sa bibliothèque à côté de son lit.

Nous nous asseyons sur son matelas à fleurs, tandis que je regarde toutes les photos collées au mur. J'imagine qu'il s'agit de sa sœur avec ses cheveux platines sur celle-là, et Esther avec les cheveux châtains sur l'autre ou encore Grib, et puis probablement ses amis. Elles datent toutes de l'époque où elle n'avait pas de rose sur la tête. 

Certaines sont déchirées et recollées avec du scotch.

— C'était au collège, commence-t-elle. J'ai cassé mon appareil photo depuis, c'était un instantané. C'est pas pareil avec un téléphone, pas la même vibe.

— C'est sûr. J'en ai un chez moi, on pourra prendre des millions de photos !

Elle rabat ses jambes contre son corps et sa tête sur ses genoux, la tête tournée vers moi.

— Pourquoi pas, répond-t-elle en me souriant.

Sans voir le temps passer, les aiguilles avancer, nous discutons pendant les heures qui suivent. Esther me raconte ses années de collège à Paris. Elle évoque ses amis avec qui elle passait tous ses après-midis. Elle me parle de tout refaire, de tout changer, qu'elle aimerait démolir cet appartement et repartir à zéro, mais qu'elle n'a pas la foi de tout ranger. 

Elle se sent plutôt bien au lycée et aime les cours qu'elle suit. La chance. Par contre, elle n'a pas d'ami, même si elle a déjà essayé de parler à certaines personnes de sa classe. Ses parents l'aiment, sa sœur aussi, même s'ils ne se parlent pas aussi souvent qu'avant. Disons que tout le monde est assez occupé.

On parle de l'avenir, main dans la main, en laissant tourner sa playlist dans cette pièce aux milles livres.

Lorsque je pars de chez elle, nous nous embrassons à nouveau et, sur le chemin, je regarde l'heure sur ma montre : vingt-deux heures. Je m'affale sur mon lit sans jamais trouver le sommeil parce que mes pensées sursautent et s'affolent en se remémorant cette journée.

Je n'avais pas à m'inquiéter, chacun va à son rythme, et j'aime la façon dont nous avançons.

                  ┐

𝘕𝘋𝘈

└                       

❝ Merci d'avoir lu ce quatrième chapitre, j'espère qu'il vous a plu !

Que pensez-vous de ce chapitre ?

Que pensez-vous des "révélations" sur Esther ? Est-ce que ça colle avec votre théorie ?

La publication des chapitres reprend le 06/09/2022. Un chapitre sort chaque mardi et chaque vendredi. ❞

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