Chapitre 2.1
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𝘓𝘐𝘚𝘖𝘕𝘚 𝘓𝘌 𝘔𝘌𝘔𝘌 𝘓𝘐𝘝𝘙𝘌
└ 𝙏𝙝𝙚𝙖
— Tu lui as pas envoyé de message ?!
C'est Erinn qui s'insurge face à la découverte de ma balade sous la pluie avec Esther.
À vrai dire, je n'en ai pas parlé jusqu'à présent – sauf à Aaron lorsqu'il m'a demandé le lendemain si j'avais réussi à attraper mon bus.
Le sujet est simplement tombé sur la table lorsque, en pleine pause midi, chaque membre de notre petit groupe racontait sa dernière expérience "romantique". Le fait est que je n'en ai pas eu depuis un moment, sauf si l'on compte Adam le fétichiste que j'ai remballé plusieurs fois avant qu'il ne comprenne la leçon face à Ruben et ses biscotos.
Et cette fille aux cheveux roses m'est venue en tête.
La conversation a glissé comme sur une peau de banane.
— Je sais... Peut-être que j'aurais dû, mais ça aurait été super étrange. J'allais pas lui dire : "Hey, c'est moi, la fille aux sushis. Tu sais, l'inconnue avec qui tu es rentrée l'autre jour."
— T'aurais carrément pu dire ça, lâche Ruben avec ses boucles devant les yeux et le visage penché vers son plat de pâtes.
J'aime juste penser à ce moment hors du temps, j'aime savoir que c'est arrivé. La revoir pourrait éventuellement tout gâcher. Et puis, je ne l'ai plus du tout croisée dans la ville, ni les nombreuses fois où je suis passée devant chez elle, ni lorsque j'ai acheté des fleurs pour ma mère le 1er novembre.
Aaron nettoie ses lunettes carrées avec une lingette. C'est sans me regarder qu'il montre son mécontentement.
— Je suis autant déçu que vous. Je l'ai été encore plus quand, le lendemain, elle a passé vingt minutes à tout me raconter en détail pour au final me dire...
Il commence à imiter mes tics de langage et ma gestuelle. Très bonne imitation, les millions de mouvements de bras et le débit de parole impossible à suivre. Si ça ne me concernait pas, je serais sûrement en train de pouffer de rire comme Ruben.
— "Non mais, tu comprends Aaron, ce serait trop bizarre ! Peut-être qu'elle n'a pas envie de me parler, ou que c'est un faux numéro, ou que j'ai tout imaginé. Je ne l'appellerai pas, désolée. T'as qu'à écrire des fanfictions dans ton coin."
— C'est vrai que Théa pourrait dire ça. Mais attends... Toi t'étais au courant depuis tout ce temps ? Petit cachotier.
— Jalouse ? dit-il, un sourire en coin, en remettant ses lunettes.
Erinn et Aaron sont nés le même jour de la même année, par la même mère et à quelques minutes d'écart où la ligne d'arrivée a été franchie en premier par la fille. Ils s'embêtent sans arrêt, se cherchent et s'insultent. Des frères et sœurs, quoi.
Pourtant, parfois, quand on les regarde de près, on dirait vraiment la même personne : deux clones aux caractères différents.
Erinn est assez petite, rousse et elle s'est rasée le crâne l'été dernier avec mon aide. Maintenant, sa tondeuse et ses neuf millimètres de cheveux sont une partie essentielle de son existence. Dix millimètres, c'est trop long. Petites lunettes de vue rondes (même si elle préfère porter des lentilles), sourire angélique, boucles d'oreilles en forme de fleur et tâches de rousseur, gros sweat à capuche et salopette en jean, c'est ma meilleure amie depuis l'enfance.
Je ne parle fréquemment avec Aaron que depuis le début du lycée où l'on s'est miraculeusement retrouvés dans la même classe – et ce jusqu'à aujourd'hui. Certes, je le croisais à chaque fois que j'allais chez mon amie, mais c'est différent aujourd'hui. Aussi grand qu'Erinn, la peau aussi pâle, il n'a cependant pas autant de tâches de rousseur et ses cheveux lisses lui frôlent le cou. Il ne faut pas oublier ses lunettes carrées qui se transforment en lunettes de soleil comme par magie.
— Sûrement pas, mais nous dérivons du sujet principal, dit Erinn en se tournant vers moi. Il n'est pas trop tard pour reprendre contact avec elle, tu ne penses pas ?
— Plus le temps passe et plus ce serait bizarre de lui envoyer un message, je réponds avant d'engloutir une fourchette remplie de pâtes dans ma bouche.
Elles n'ont même pas de saveur. Alors, je les submerge d'un lac de sauce tomate pour rendre le plat un peu plus agréable. Encore dégueulasse. Je me serre un grand verre d'eau pour rapidement et efficacement faire disparaître toutes dangerosités de mon palais.
— T'es obligée à rien, Théa, intervient Ruben lorsqu'il n'est plus captivé ce qu'il y a dans son assiette. Et puis, y'a pleins d'autres filles super cools avec qui tu pourrais avoir des balades romantiques dans ce lycée.
— Comme qui ? je lui demande en commençant à boire mon verre.
— Erinn.
Je recrache mon eau avant d'exploser de rire, elle aussi.
— Quel dommage qu'elle ne soit pas à fond dans les filles, je rétorque.
— J'en souffre tous les jours, simplement en te regardant, lance-t-elle avant de s'esclaffer à nouveau.
Ruben attire notre attention en toussant fort à un rythme répétitif, comme s'il allait faire une annonce importante. Il passe ses longues boucles marrons derrières ses oreilles, se racle la gorge et tourne brutalement son regard vers moi. J'arrête de parler. Nous stoppons tout pour écouter ses sages paroles.
— Parlons de choses sérieuses, Théa.
Je me redresse et me tourne vers lui en me raclant la gorge par la même occasion. Le dos droit comme un balais, le regard face à son visage sérieux, je lui réponds d'une voix grave.
— Je vous écoute, Mr. Ruben.
— Tu comptes finir tes pâtes ?
Erinn et Aaron s'échangent un regard complice. Leurs assiettes sont vides et il ne reste que la mienne à terminer. Je me suis empiffrée de bouts de pain lorsque je racontais mes folles - ou pas trop - aventures à mes amis. Et les pâtes à la sauce tomate sont vraiment pas bonnes aujourd'hui.
— Non, sergent.
— Puis-je ?
— En quel honneur ?
— Pour fêter nos deux ans d'amitié ?
Il est vrai qu'à la même période, c'est-à-dire en plein mois de novembre, j'ai rencontré Ruben. Je le connaissais déjà de loin : il était dans ma classe de seconde avec Aaron. Mais du jour au lendemain, je me suis assise à côté de lui et ça a été une des meilleures décisions de ma vie.
— Très bon argument. Fais-toi plaisir.
Son visage s'illumine. Plus besoin de jouer la comédie, il s'empresse de déverser le contenu de mon assiette dans la sienne, puis de l'engloutir avant même qu'Erinn ne puisse finir de raconter sa dernière expérience romantique. Aaron, Erinn, Ruben et moi quittons la cantine quelques instants avant que la sonnerie ne retentisse pour annoncer la reprise des cours.
J'aime tellement notre petit groupe qui s'est formé au fil des années.
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La fin des cours se fait fortement ressentir. D'un coup, je n'ai plus envie de m'endormir en écoutant ma prof de philo me parler de Freud. Ma main est prête à attraper mon sac et mes jambes à courir le plus loin possible d'ici. C'est le dernier cours de la journée, bientôt la liberté. Elle nous donne des devoirs, encore, et nous répète de bien réviser régulièrement pour être prêt pour le jour du bac, blablabla.
Dès que sa voix se stoppe, tout le monde se lève. C'est Aaron qui s'échappe en premier en nous saluant de loin. Il travaille de soir, il ne peut pas traîner.
Je rejoins Ruben avec qui je me dirige doucement vers les casiers. Erinn, qui est dans une autre classe, nous a envoyé un message pour nous dire qu'elle doit parler à son prof à propos de points manquants. Alors, on a décidé de l'attendre dans le hall. Dans la jungle sauvage du lycée, les adolescents se mettent à marcher vite, d'autres font la course et il y a certains spécimens - des tortues - qui aiment bien se balader après les cours.
C'est mieux que de rentrer à la maison, surtout si c'est pour croiser Martha et mon père.
— Ça se passe bien... avec Yannis ?
Le copain de Ruben.
— Pas vraiment, me répond-il en soupirant. Il a visiblement décidé de m'ignorer.
On arrive au niveau des casiers. Il ouvre le sien et commence à remplir son sac avec une petite partie de l'énorme pile de livres qui traînent là depuis un moment. Ruben lit beaucoup, surtout des livres d'histoire – il est dans sa phase sur l'Antiquité. Il a déjà commencé à réfléchir aux facs d'histoire où il a envie d'aller l'année prochaine. Autant dire qu'il cartonne dans cette matière.
Quant à moi, je plaque mon dos contre les autres casiers où mon sac amortis la chute. Je sais que je pourrais m'écrouler de fatigue, encore.
— Il m'énerve... Il ne voit vraiment pas la chance qu'il a.
— Moi aussi.
Encore un livre pour la route et il referme son sac. C'est lorsqu'il cherche Erinn dans la foule qu'il le croise des yeux, rapidement, comme un mirage. Il passe devant lui comme si de rien n'était alors que ça fait déjà quatre jours qu'ils se sont disputés à propos d'une affaire stupide. Yannis, d'un air pressé, avance frénétiquement sans prêter attention au monde qui l'entoure – comme il n'a jamais réellement prêté attention à Ruben.
— Yannis ?
Il ne lui répond pas.
Alors, Ruben se rapproche dangereusement de lui.
Je tente de l'en empêcher en lui agrippant le bras, mais il m'assure que c'est important. Et je ne sais pas résister à ses petits yeux brillants. Je reste à l'écart pour les laisser parler calmement sans se sentir observer par une meilleure amie un peu trop protective, tout en espérant secrètement l'arrivée d'Erinn.
Ils parlent, mais je les entends à peine, plus comme des sifflements que des paroles. Tout ce dont je suis sûre, c'est que des larmes couvrent les yeux de Ruben et que le ton monte chez Yannis qui balance ses grands bras dans tous les sens. Rien de bon. Je commence à faire un pas, j'hésite.
Je décide de ne pas les fixer. C'est leur affaire, pas la mienne.
Ruben ne voudrait pas que je m'en mêle.
Yannis plaque mon ami contre un casier et son sac s'écroule brutalement contre le sol. C'est lorsque ce vacarme résonne dans ma tête comme une alarme que je m'approche d'eux d'un pas décidé. Il va trop loin. Il a franchi la limite.
Erinn est plus rapide que moi et sépare les deux garçons après avoir couru dans le hall à toute vitesse.
— Toi, dégage ! s'énerve-t-elle sur Yannis qu'elle pousse loin de son ami.
Elle n'hésite pas, elle, surtout quand il s'agit de ses amis.
Je suppose que Ruben, en deux mois de relation, a déjà dû parler à son copain de la volonté d'Erinn à protéger ses amis, ou peut-être qu'il a simplement évoqué ses sept dernières années de judo et sa ceinture marron. Elle n'utilisera jamais ses connaissances contre ses amis. En revanche, je ne peux pas dire la même chose des personnes mal intentionnées qui ont le malheur de croiser son chemin.
Tout ça pour dire que Yannis n'attend pas une seconde avant de s'enfuir.
Je ramasse le sac de Ruben que je porte jusqu'à la sortie. Erinn, quant à elle, lui parle en tenant fermement son bras et en répétant que ce type est vraiment une pourriture. Elle n'a pas tort. Il a toujours été comme ça. Mais, vous savez, c'est le genre de beau garçon à s'excuser droit dans les yeux en disant qu'il ne va pas recommencer. Et, sans crier garde, il s'énerve à nouveau.
Nous marchons jusqu'à notre endroit habituel, un coin derrière un bâtiment proche du lycée – mais suffisamment loin pour ne pas être dérangé.
Ruben allume une clope. La fumée s'échappe de sa bouche et de son nez, comme ses larmes l'instant d'avant.
— Écoutez, c'est pas grave.
— C'est pas normal, intervient immédiatement Erinn. Je ne veux pas te forcer la main, mais il te fait plus de mal que de bien. Peut-être qu'il faudrait juste... t'en éloigner ?
— On peut dire que c'est plus fort que moi ?
— J'te comprends, répond-elle.
À son tour, elle prend une cigarette et réussit à l'allumer après quelques tentatives.
Erinn n'a jamais été une grande fumeuse. C'est même plutôt occasionnel. Elle ne s'y met que lorsqu'elle est vraiment énervée – plus particulièrement lorsque quelqu'un fait du mal à Ruben. C'est comme ça. On n'en a jamais réellement parlé, mais lorsque je la vois le regarder, je ne peux qu'imaginer ce qu'il se passe dans son cœur ou dans sa tête. Tout doit se mélanger. Elle bafouille souvent ou tente de se rapprocher de lui. Elle sourit à en avoir mal au visage.
Cette fille a le don de vous faire sourire, même dans les moments les plus difficiles. Comment pouvais-je oublier toutes les fois où, après le décès de ma mère, elle est venue me réconforter, passer l'après-midi avec moi pour me soutenir ou me laisser seule lorsque j'en avais besoin ?
Et c'est ce qu'elle fait avec Ruben.
J'espère qu'il s'en rend compte.
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Nous changeons de sujet au fil du temps, la conversation dérive et se laisse porter par des vagues. La nuit est déjà tombée, si bien que je ne vais pas tarder. Et puis, c'est en les voyant tous les deux rire d'un air complice que j'ai envie de les laisser seuls un petit peu.
— Je pense que je vais rentrer, il y a un bus dans six minutes.
— Ça marche ! Tu veux qu'on rentre aussi, Ruben ?
Je reprends mon sac qui marinait dans la terre et recule doucement.
— Ne nous inquiétez pas, je réponds avant qu'il ne puisse sortir un seul mot de sa bouche. Super-Théa peut rentrer toute seule. Puis, il y a un autre bus trente minutes après. Vous n'avez qu'à le prendre ensemble.
Comme nous vivons dans une petite ville perdue au beau milieu de nulle part, nous sommes obligés de nous réveiller tôt chaque matin et de prendre un bus pour se rendre en cours. Encore un des fameux bus qui ne passent que toutes les trente minutes, quel plaisir.
— Bonne soirée ! je leur dis en leur faisant un signe de la main.
Ils m'en font un en retour en me souhaitant une bonne soirée par la même occasion.
Je marche calmement pour rejoindre mon bus. Cette fois-ci – et c'est bien rare –, je n'ai pas à courir derrière, à cracher mes poumons et à perdre toute mon énergie en un seul coup fatal.
Je passe ma carte de transport, salue le conducteur et m'engouffre dans le véhicule. Il n'y a pas grand monde à cette heure-ci. La plupart des adolescents courent pour rentrer tôt chez eux en prenant celui qui passe juste avant. Lorsque je m'installe sur une place au milieu du bus, je m'empresse de sortir un livre. Autant bien dépenser son temps.
Les arrêts défilent à une vitesse folle, tandis que je lis l'histoire d'une adolescente qui se retrouve dans une colonie de vacances un peu spéciale. Je reste captivée et ne perçoit que quelques détails du monde qui continue d'avancer sans moi.
La seule chose que j'écoute, ce sont le nom des arrêts – pour éviter de louper le mien. J'entends parfois des gens s'asseoir en face de moi. Mais moi, je garde la tête rivée sur les aventures de Danaé et ses amis.
Puis, une secousse.
Elle me fait revenir brutalement dans le monde réel et j'en fais tomber mon exemplaire. Je me penche et le ramasse, regardant à l'occasion les alentours pour me rappeler d'à quoi ressemble la vraie vie.
Des cheveux roses apparaissent en face de moi.
Et peut-être bien plus.
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𝘕𝘋𝘈
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❝ Merci d'avoir lu ce deuxième demi-chapitre, j'espère qu'il vous a plu !
Que pensez-vous de ce chapitre ?
Que pensez-vous du groupe d'ami de Théa ?
À votre avis, comment la relation entre Yannis et Ruben va évoluer ?
Plutôt team qui rentre tôt ou team qui traîne après les cours ? :)
Le prochain demi-chapitre sort vendredi prochain. ❞
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