Chapitre 16.2

𝘊𝘖𝘜𝘗 𝘋𝘌 𝘛𝘖𝘠𝘈𝘜
└                   𝘼𝙖𝙧𝙤𝙣

Je n'ai pas le temps de réfléchir que je saute du premier étage, mes pieds s'écrasent contre leur pelouse humide. Je n'ai pas le temps de me plaindre de la douleur atroce qui parcourt mon talon, comme si une brique de béton avait été jetée sur mes os pour me retenir ici. 

Mon corps me crie de se reposer.

Mais il n'y a pas de temps pour une pause.

Le cœur tambourinant dans ma poitrine, le souffle abondant, je me retourne un instant en me demandant si c'est réellement une bonne idée. Tout ce qu'il y a en face de moi, c'est cette maison grise dont seule la fenêtre de l'étage éclaire ma vue. Elle m'intimide, loin de l'atmosphère chaleureuse que j'avais espéré en arrivant ici. Maintenant, je n'y vois plus qu'un ennemi à affronter.

Mes pensées se figent sur ce qu'il pourrait être en train de se passer à l'intérieur. Du scénario le plus doux au plus douloureux. Je secoue la tête, les chassant, puis pars en arrêtant de faire quelque chose qui ne les aidera pas.

Je dois réellement les aider.

Un souffle, puis deux.

Une fois arrivé devant le château, là où je sais qu'il y a du réseau, je sors hâtivement mon téléphone de ma poche pour composer le numéro de la police, mais je me laisse aussitôt distraire par le friselis des feuilles. Est-ce qu'ils m'ont suivis ? Je ne vois rien. Mes yeux parcourent chaque millimètre qui m'entoure à la recherche d'un potentiel danger, le cœur battant et le souffle haletant. 

Je suis si concentré sur la forêt qu'il me faut quelques instants pour réaliser qu'il y a un problème bien plus urgent.

— Putain, je souffle.

Mon téléphone est brisé à plusieurs endroits, comme si quelqu'un l'avait délibérément éclaté à de nombreuses reprises sur des petits graviers tranchants. Il est inutilisable. Merde. Ma main se met à trembler avec le portable en main, ne sachant pas quoi faire.

C'est ma faute.

Je suis vraiment trop con, j'aurais dû tout vérifier au lieu de partir aussi brusquement. 

Mon cœur bat la chamade, pas parce que j'ai enfin réussi à dire à Théa que je l'aimais, mais plutôt parce que je viens de signer plusieurs arrêts de mort à la fois. À ce rythme là, tout le monde sera condamné à cause de moi. Uniquement moi. 

Il faut que je me bouge. Je peux encore tout arranger.

Je reprends mon chemin en quittant des yeux le château, espérant le revoir plus tard avec le camping-car et mes amis à nouveau plein de joie.

Un pas, deux ou trois, puis une centaine, je puise dans mes dernières forces pompées par cette course délirante. Mon corps ne semble plus être mon corps. Mes pieds ne semblent plus être mes pieds. Ils tapent contre le sol plus dur que du béton, douloureux et pénible. L'ancien Aaron n'aurait pas eu la foi de cracher ses poumons avec un pied dans cet état. Pourtant, aujourd'hui, malgré la tête qui tourne et la vision brouillée, j'essaye de ne pas penser à ces foutus talons d'Achille et garde les yeux grands ouverts afin d'esquiver les arbres un par un avec brio.

Derrière la lumière aveuglante du soleil, je le vois enfin.

Le camping-car n'est qu'à quelques mètres de moi.

Je redouble d'effort, avec une envie de vomir au creux de la gorge.

Mi-chemin, je dégueule dans l'herbe autrefois verte, la tête en avant et les mains contre mon ventre. J'ai l'impression de ne plus rien avoir dans le corps. Ni nourriture, ni organe, juste des os et de la peau pour me tenir debout.

Encore plus fatigué, je sens que je vais m'écrouler. Pourtant, en regardant le camping-car à travers les lunettes d'Erinn, je me répète que j'y suis presque.

Je déverrouille la porte et entre enfin.

M'asseoir sur ce siège moelleux couvert du plaid que Ruben m'a offert est un vrai soulagement, le premier moment où je peux réellement me détendre depuis le début de ma quête. Sans perdre de temps, j'enclenche le moteur. 

Il se met à gronder.

Un large sourire se dessine sur mes lèvres.

J'appuie sur la pédale d'embrayage, enclenche la première et pivote mon pied droit sur l'accélérateur. Quelques secondes avant que des larmes ne refassent surface. J'aurais pu m'attendre, dans un scénario catastrophique où j'oublie comment conduire, à ce que je fonce dans un arbre. J'aurais pu m'attendre à ce que des branches de la taille d'un humain s'écrasent contre le toit. J'aurais pu m'attendre à ne jamais retrouver le camping-car s'il avait été emporté par la tempête.

Je ne pouvais pas m'attendre à ce qu'il ne démarre juste pas.

Et j'ai beau réessayer, le supplier, il ne bouge pas.

— Allez, s'il te plaît, fais un effort.

Pourquoi est-ce que ça doit arriver maintenant ?

Je ne dois pas perdre de temps.

Tandis que des gouttelettes s'écoulent le long de ma peau parsemée de taches de rousseurs, mes sourcils se froncent et ma tête brûle de colère. J'en ai marre, j'en ai marre, j'en ai marre, marre, marre, marre. Je sens mon visage se transformer en tomate lorsque je sors du camping-car pour claquer la porte brutalement, faisant au passage s'envoler des oiseaux de leur cachette.

J'inspecte le véhicule de tous les côtés, le cerveau prêt à exploser. Mon corps ne s'est toujours pas remis de sa course, si bien que je zigzague jusqu'à trouver d'où vient le problème.

Vraiment ?

J'ai envie de m'arracher la peau.

D'hurler.

Le putain de tuyau qui était abîmé lorsqu'on a pris le camping-car s'est malencontreusement déchiré et a emporté une partie du véhicule avec lui, rendant inutilisable l'ensemble qui y était relié. J'ai beau fixer ce trou, ces fils et ces tuyaux qui voient enfin la lumière du jour, je ne vois pas comment récupérer ça.

Normal, je suis pas un putain de mécano.

— Il faudrait pouvoir appeler quelqu'un pour régler ça, dis-je d'une voix si noire que je ne me reconnais pas.

Un camping-car de merde.

Un téléphone de merde.

Une tempête de merde.

Merde.

Merde.

Merde.

Merde...

Malgré la douleur atroce qui parcourt mon corps, j'écrase brutalement mon pied contre la paroi en criant de toutes mes forces. Cette fois-ci, il n'y a plus du tout d'oiseaux dans la forêt. Le camping-car n'a pas bougé, mais moi je m'écroule contre l'herbe humide. 

J'observe le ciel si calme.

J'imagine le trou béant. 

Je pense au vendeur qui nous a arnaqué.

Maintenant, il n'y a que mes larmes pour combler le silence.

J'ai envie de rester blotti contre la verdure et de ne plus bouger jusqu'à la fin des temps. La forêt m'appelle comme une douce mélodie qui me susurre à l'oreille de ne pas partir, comme si j'étais sur un petit nuage où mes pieds n'ont pas l'impression de se faire arracher, où mes sens ne me jouent pas de tours et où le sentiment qu'on appuie constamment sur mon crâne pour le faire éclater comme un ballon n'existe pas. 

Pourtant, dans mon repos, les bras étendus contre l'herbe, je les vois.

Je vois Théa.

Ruben.

Erinn.

Et Esther.

— Tu nous as abandonné, me dit Ruben.

— Je comptais sur toi, lâche Esther.

Je les observe me scruter, debouts et me surplombant. Ruben a les bras croisés, Esther les mains dans les poches. Tout le groupe fronce les sourcils, pleure ou évite mon regard honteux.

— Je vous promets que ce n'est pas ça... Je suis épuisé. J'en peux vraiment plus.

— Nous non plus, mais tu as choisi à notre place, disent Erinn et Théa en même temps.

Machinalement, je lève mes bras pour les toucher, m'excuser, mais ils s'évaporent aussitôt dans l'air comme s'ils n'avaient jamais été là. Ils me laissent là, tout seul, au milieu d'arbres qui devraient s'écrouler sur moi pour mon égoïsme.

Alors, je me relève une énième fois. 

Je n'ai aucune idée de la façon dont je pourrais les sauver, mais je cours comme si je savais exactement quoi faire. Mon souffle saccadé, mes bras dansants et mes jambes au grand galop.

Dès que je ferme les yeux, je ne peux pas m'empêcher d'imaginer toutes sortes de scénarios terribles qui auraient pu être évités si j'avais été utile. Je les vois enfermés dans la maison, éventrés à coups de couteau rouillé et gisants sur le carrelage à présent cramoisi. Je ne peux pas m'empêcher de voir leurs sourires d'il y a quelques heures à peine, dans ce château, où nous étions les rois et reines du monde. Maintenant, j'ai les mains qui tremblent si brutalement qu'elles pourraient se détacher de mon poignet. Un mélange de larmes et de morve me coupent la respiration.

Avec mes bras, je dégage les branches sur mon passage, certaines éraflent ma peau. 

Le chemin devient peu à peu une route, les arbres diminuent à vue d'œil et le sol devient de plus en plus plat. Je le sens, j'y suis presque, je palpite.

Que vais-je faire ?

J'ai l'impression de me jeter dans la gueule de loup, presque inconsciemment, avec mes bras maigrichons et mon mètre soixante-deux, en espérant en ressortir sain et sauf. 

Qu'est-ce que je dois faire ?

Je n'ai pas le temps de réfléchir à un plan que j'entends des pas. Merde. Merde. Merde. Est-ce que j'ai été repéré ? Je m'arrête aussitôt, priant pour qu'une branche ne me trahisse pas, diminuant mon souffle au fur et à mesure que le bruit s'approche dangereusement de moi. Je veux rentrer à la maison, je veux rentrer à la maison, je veux rentrer à la maison. 

— Aaron ! crie une voix que je reconnaîtrais entre mille.

Théa.

Elle sort de l'ombre pour venir m'enrouler de ses bras chauds, ne me laissant plus m'échapper. Mes muscles se détendent, je peux à nouveau respirer normalement. L'entièreté de mon corps se repose pour de bon lorsque je vois tous mes amis sains et saufs derrière elle. Tout va bien. Je la serre un peu plus fort. Et, la tête plaquée contre son épaule, toutes mes larmes restantes se déposent sur son t-shirt. Je l'entends quelques instants après se venger sur mon haut.

— Je suis tellement content que vous alliez bien.

C'est tout ce que j'arrive à dire entre deux sanglots.

Je me décale à contrecœur et prends une grande inspiration pour leur annoncer la nouvelle. Ce que je redoute tant, parce que ça le rend réel.

— Mon téléphone et le camping-car sont inutilisables. Je n'ai plus mon couteau aussi.

Tout le monde me regarde, les yeux écarquillés.

Mon cœur s'emballe.

— Je suis désolé, je...

— T'es sûr de toi pour le camping-car ? demande Ruben, essayant de garder son air serein, mais je vois bien qu'il joue nerveusement avec ses doigts. 

Je hoche la tête avec honte. 

Un silence.

Personne ne sait où regarder.

— Nos téléphones ont aussi été délibérément brisés, lâche Erinn. Ça m'étonnerait pas venant d'André et Odette. Pareil pour avoir fouiller dans nos affaires et récupérer le couteau. Mais le camping-car ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

Ils ne disent rien lorsque je leur explique tout. La tempête, le tuyau, le trou béant et le vendeur élu plus grand connard que j'ai rencontré de ma vie. Peut-être qu'on était trop excités à l'idée d'enfin prendre le large loin de notre quotidien. Peut-être qu'on était pas assez grands. Maintenant, on est coincés.

— Mais comment on va faire pour rentrer ? demande Théa, inquiète. Sans téléphone, sans véhicule, je n'ai pas envie de revenir chez des tarés demander un peu d'aide. 

Elle se laisse tomber sur l'herbe.

Je gratte la peau autour de mes ongles, respire un bon coup, puis prends la parole.

— Vous voulez pas qu'on arrête pour aujourd'hui ? S'il vous plaît. Est-ce qu'on peut gérer ça demain ? Je suis épuisé, on l'est tous. J'ai juste envie de tout mettre de côté pour le moment. Mais on trouvera une solution dès le lever du soleil.

Je me sens débile, prêt à un refus immédiat, mais Esther me soutient sans hésiter.

— Je suis d'accord avec toi. On devrait faire ça.

Sur le long chemin vers le camping-car, exténués par nos efforts et émotions, Erinn m'explique ce qu'il s'est passé pendant mon absence. Ou plutôt le coup de théâtre de Ruben. Il s'est pris à leur jeu, a fait semblant de vouloir leur montrer quelque chose dans sa chambre d'enfant, avant qu'il ne sorte, claque la porte et la retienne tandis que tous les autres se sont associés pour déplacer des meubles lourds devant. Esther s'est précipitée pour récupérer les clés, mais elles devaient être dans la poche du couple de tarés.  Alors, ils sont tous sortis par la salle de bain, manquant eux aussi de se blesser à la cheville.

Erinn, la dernière dehors, est sûre d'avoir entendu André dire qu'ils auront les prochains.

Puis, un fracas, et mes quatre amis se sont mis à courir pour leur vie.

Je ne peux pas m'empêcher de sourire, cette fois-ci, parce qu'ils vont tous bien. Il y aura des tonnes de choses à faire demain, une liste interminable et épuisante. Ce ne sera pas facile. Mais, pour le moment, nous jouons avec le temps pour le mettre en pause.

C'est enfin l'heure de se reposer.

Pour profiter de notre dernier après-midi avant les emmerdes, nous avons décidé de nous installer près du grand lac dans le but de sentir à nouveau l'odeur des vacances. Théa et Ruben barbotent, tandis qu'Esther est au bord du ponton à les regarder en souriant. Quant à Erinn, elle est installée sur l'herbe à quelques mètres de moi et lit un livre de fantasy qu'elle a récupéré dans le camping-car – un vestige qui a survécu à la tempête. Pendant ce temps, sous ce soleil éclatant, je trie la tonne de papiers que j'ai récupérée au vol durant l'orage.

Ils me font tous sourire.

Je tombe sur des dessins que Théa et Erinn ont fait pendant le trajet, sur des notes de Ruben à propos de la meilleure manière de faire des cookies – à sa manière –, sur des mots croisés que j'ai fait avec lui, sur le carnet de bord que Théa nous a créé.

Je foule dans mon sac pour récupérer un stylo.

— Arrête, Ruben ! crie Théa en riant si fort que je relève la tête.

Tenant fermement le carnet légèrement humide, je me mets à les dessiner au bord de l'eau – du mieux que je peux en tout cas. Je leur écris même un mot d'amour : "Merci pour ces vacances. J'ai tellement hâte de revivre une escapade chez des tarés qui veulent nous mettre dans leur gratin de choux-fleurs. Bon, je rigole. Je vous aime beaucoup. Et je suis content que ça se termine bien. :)"

Je n'oublie pas ma petite signature avant de retourner à mon activité de tri.

En dépliant un papier au hasard, mon sourire s'estompe aussitôt. Je le regarde plusieurs fois, scrute chaque petit détail jusqu'à être sûr de moi. Je n'hallucine pas.

Je ne comprends pas.

Le cœur battant à mille à l'heure, je le cache au fond de ma chaussure gauche, avant de tourner la tête vers ma sœur qui est complètement absorbée par son histoire. Mon regard s'arrête sur le reste du groupe qui ne semblent pas se soucier de l'avenir. Pour eux, le temps est bien en pause.  

Je croise le regard d'Esther au loin qui me fait signe de les rejoindre, alors je me lève, le ventre noué et le papier se frottant contre ma chaussette.

En attendant demain, il faut que je parle à Théa.

                  ┐

𝘕𝘋𝘈

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❝ Merci d'avoir lu ce seizième chapitre, j'espère qu'il vous a plu !

Que pensez-vous de ce chapitre ?

Que pensez-vous de la course folle d'Aaron et de l'enchaînement catastrophique d'objets cassés ?

À votre avis, comment peuvent-ils se sortir de là ?

À votre avis, qu'est-ce qu'il y a sur ce mystérieux papier ?

J'espère que la publication aussi régulière de Pêche Cramoisie vous a fait plaisir ! Elle le sera un peu moins jusqu'au 16 juin, puisque je vais me concentrer à fond sur mes derniers examens. Et, dès le 17 juin, de nouveaux chapitres apparaîtront sur votre fils d'actualité. Pour ne rien louper, venez me suivre sur Instagram ! ❞

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