Chapitre 16.1

𝘊𝘖𝘜𝘗 𝘋𝘌 𝘛𝘜𝘠𝘈𝘜
└                   𝘼𝙖𝙧𝙤𝙣

La tête qui tourne, le regard qui vacille et une envie de foncer le plus vite aux toilettes pour vomir mes tripes. Ma vue se restreint peu à peu, sans que je ne puisse rien faire pour y remédier. Pourtant, je lutte chaque instant pour ne pas sombrer.

Je ne sais pas ce qu'il se passe, on dirait qu'un alien va sortir de mon ventre.

Le repas est terminé depuis une bonne heure. Une heure que tout va bien dans ma nouvelle chambre. Une heure avant que je m'entraîne dans les chiottes et que tout mon repas s'effondre dans la cuvette. Je tire la chasse d'eau, souffle fort, statique pendant de long moment. Puis, lorsque je reprends un peu de force, j'ouvre la grande fenêtre opaque à côté du lavabo.

Allongé sur le carrelage de la salle de bain, à bout de souffle, j'attends que l'odeur se dissipe en priant qu'elle ne s'échappe pas par les conduits d'aération pour chatouiller tout le monde. Patienter en silence dans une maison inconnue, le cœur battant comme si un tueur en série était à ma recherche.

— Il y a quelqu'un ?

C'est la voix d'Esther.

Merde.

Mon pouls s'accélère en un clin d'œil. J'ai tout sauf envie qu'elle renifle mon vomi. Tous les prochains jours de ma vie, elle me regardera en se souvenant du parfum d'Aaron malade. Je le refuse. De tous les aliments que je peux manger, il fallait qu'il y en ait un dont je sois allergique. À tous les coups, il y avait une asperge cachée dans ses choux-fleurs dégueux. Si j'avais mangé une pizza comme Erinn me l'avait annoncé, rien de tout cela ne serait en train de se produire.

Peut-être que c'est urgent pour elle.

Suis-je prêt à laisser Esther se pisser dessus pour ma dignité ?

— Oui... oui, je réponds.

Avant de déverrouiller la porte jaune de la salle de bain, je prends soin de me nettoyer vigoureusement les mains – pour troisième fois. Mes pieds parcourent le carrelage à carreaux avec appréhension. J'en profite, dans ma course effrénée, pour parfumer la pièce du flacon orange qui se trouve sur le coin de lavabo.

Aucune idée de ce que c'est.

Sans même sentir ma réussite, je ne la fais pas patienter plus longtemps.

— Ça va ? me demande-t-elle, la tête penchée vers la droite.

— Parfaitement bien, et toi ? dis-je en me tenant parfaitement droit en face d'elle.

Des mèches rousses me tombent devant les yeux, mais je reste droit et statique comme une planche qui bloque l'accès aux toilettes.

Quant à elle, ses cheveux sont décoiffés comme si elle venait de se réveiller d'un très long rêve. Elle ne sourit pas. Même pas un court instant. On dirait surtout qu'elle est sur le point de s'écraser violemment contre le carrelage. À la place de ce scénario désastreux, elle s'accoude contre l'encadrement de la porte.

— Pas trop, je me sens pas très bien.

Elle aussi ?

— Il se passe quoi ? je demande d'une voix qui flanche.

— J'ai comme une envie de dégueuler, lâche-t-elle. Je vois trouble et mon ventre me crie à l'aide. Tu vois le truc. 

Le teint pâle et les yeux à moitié fermés, on dirait moi avant que les toilettes aspirent mes tripes.

Attendez.

Et s'il y avait quelque chose dans le plat ? 

Autre que des asperges.

— Et Théa, elle se sent comment ?

— Mieux, physiquement parlant, répond-elle d'une voix si faible qu'on penserait qu'elle chuchote. Disons qu'elle reste allongée dans son lit sans pouvoir fermer l'œil, mais qu'elle n'a pas de vertige. Un compromis sympa.

Puis, tout devient très clair.

Je me rappelle de l'eau qu'on m'a servi. Celle que j'ai bu en tout premier pour rassurer mes amis. Celle que j'ai vu Esther boire et uniquement Esther. J'ai l'impression de m'effondrer : mes bras perdent toute leur force et je deviens une flaque encore relevée. Comme dans un état de survie, je regarde derrière Esther, l'invite à entrer dans la salle de bain et ferme la porte.

Je lui chuchote alors à l'oreille.

— L'eau avait pas un goût bizarre ?

— Aaron, je vois ce que tu veux dire, mais il y a très peu de chance que ce soit le cas, répond-elle les bras croisés.

Je pose ma main sur son épaule.

Impossible de la distinguer clairement, ma vue pleine de brouillard me rend peu à peu aveugle. Mes oreilles bourdonnent bruyamment. Pourvu que je ne parle pas trop fort.

— Et si c'était la chance sur un million ? On est les seuls à avoir bu leur foutue boisson, même pas André ou Odette qui se sont pourtant servis un grand verre. On ne les connaît pas.

Je n'ai pas le temps de renchérir ou d'entendre une approbation de ma théorie farfelue qu'Esther se précipite, sans hésiter, en face des toilettes. À genoux, dans ses vêtements sombres, elle pose ses mains de chaque côté de la cuvette. Puis, après avoir pris une grande inspiration comme si elle allait faire de l'apnée, elle rentre un doigt dans sa gorge et tape le fond.

Déglutiner, glousser, frémir.

Comme un animal qu'on égorge.

La respiration effrénée de mon amie.

Et ma main contre son dos.

— Ça va aller, Esther. Courage, c'est bientôt terminé.

Je n'arrive pas à la regarder sans avoir envie de dégueuler à mon tour et de créer une odeur si nauséabonde dans la pièce qu'on se souviendra de nous jusqu'à la fin des temps. Ses bruits, ses horribles bruits, remontent de mon estomac jusqu'à ma gorge, tandis que mon intestin danse le tango. Alors, je tousse et je tousse, essayant de me retenir à chaque chatouillement pour ne pas faire trop de bruit.

Esther revient parmi nous après avoir vomi bien plus que son repas.

Je suppose que, maintenant, on n'a jamais été aussi proche.

— Tu devrais le faire aussi, Aaron.

Est-ce que j'ai assez vomi ? Je devrais peut-être me forcer jusqu'à ce qu'aucun millilitre de ce foutue mélange soit encore dans mon corps.

À contrecœur, je me rapproche à mon tour des toilettes – une nouvelle fois. J'ai beau essayer, triturer le fond de ma gorge avec mes doigts épuisés par mon précédent exploit, je n'y arrive pas. La fatigue m'envahit et mon corps commence à me lâcher complètement. 

— J'y arrive pas.

— Essaye un peu plus fort.

— Je vais m'écrouler.

Alors, sans que je m'y attende, Esther se met à me porter. D'où tient-elle cette force ? Surtout après ça ? La vue troublée, je la sens simplement me poser dans mon lit, me couvrir de couverture et me souhaiter une bonne nuit. Elle me promet qu'on mettra les choses au clair demain, que nous ne sommes pas en état pour le moment et qu'on sera tous sains et saufs à la fin de la journée.

Je l'aime tellement, Esther est vraiment ma meilleure amie.

Elle me promet de veiller sur moi.

De ne pas dormir.

Et je pars pour de bon.

La lumière du soleil vient taper mes yeux comme une alarme incessante qui me répète de me réveiller dans l'urgence. Mon cœur bat à cent à l'heure. Tout va bien. Tout va très bien.

Je m'empresse d'enfiler mes vêtements – ceux que j'espérais mettre en me levant au petit matin dans un magnifique château. J'avance, la tête divagante, jusqu'au couloir où se trouve Esther, adossée contre un mur et les bras croisés comme un gendarme. Elle n'a pas l'air fatiguée. Lorsque nos yeux se croisent, elle hoche simplement la tête. 

Pas besoin de dire quoi que ce soit. Dans notre regard, on le sait déjà. 

On va vite se casser d'ici.

Je n'ai rien mangé depuis le dîner nocturne, et je n'ai bu que depuis le lavabo des toilettes – le seul en qui j'ai confiance en ce moment. Mon ventre gargouille si bruyamment. Cette envie d'avaler un morceau devient si intense que je me laisserais bien tenter par le diable. Pourtant, la main sur l'estomac, je reste fort et m'approche des retraités.

Il serait faux de dire que je suis le membre le plus confiant du groupe. Pour ça, demandez à n'importe qui d'autre. Ils donnent tous l'impression de ne jamais flancher ne serait-ce qu'un instant. Quant à moi, je tombe à chaque fois.

Je suppose qu'on emmène les plus faibles au front.

Les autres restent dormir pendant ce temps.

— Bonjour, Odette.

J'essaye d'être souriant.

— Bonjour ! répond-elle avec une voix douce, énergique et chaleureuse, ce qu'on rêverait tous venant d'une mère.

Idyllique, Odette est en train de préparer un petit déjeuner phénoménal. Des dizaines de tartines de chocolat ou de confiture, des croissants fraîchement sortis du four et des verres remplis à ras bord de jus d'orange sont étendus sur le comptoir. Le soleil leur tape dessus, donnant l'impression qu'il s'agit d'un mirage. Pendant un court instant, c'est un pincement au ventre qui me suggère de renoncer, mais je croise le regard d'Esther dans le couloir.

J'inspire un bon coup.

— Nous sommes désolés de vous prévenir comme ça, mais nous allons devoir partir très bientôt. Nous devons rentrer chez nous ce soir et il faut déjà récupérer le camping-car.

Elle se balade dans la cuisine pour prendre des céréales dans un placard – un énorme paquet dont je raffolais quand j'étais tout petit. Ça faisait bien des années que je n'en avais pas vu. Il me semblait qu'ils étaient retirés définitivement de la vente. 

— Ne nous en faites pas ! Nous pourrons vous accompagner sans problème jusqu'à votre véhicule une fois un bon petit déjeuner pris.

— Il ne faut pas partir le ventre vide.

C'est André qui parle. 

Caché dans l'obscurité, son sourire à pleine dents me fait sursauter. 

— Je pense qu'on s'est mal compris, intervient Esther à mon plus grand soulagement. Nous devons partir dans très peu de temps.

— La mort ne vous court pas après, pas besoin d'être pressé comme ça ! lâche Odette en riant si chaleureusement que des frissons parcourent tout mon corps.

Je regarde ma meilleure amie avec l'air le plus calme possible.

Elle réussit à garder un sourire si diplomate face à ces tarés.

— Vraiment...

— Pas pour le moment. Nous en reparlerons plus tard.

Sans crier garde, Odette change drastiquement de ton et d'apparence. De ses yeux miels ne se dégagent que de l'indifférence et ses sourcils se froncent pour lui former un nouveau visage. Elle essuie frénétiquement ses mains contre son tablier cramoisi, avant de partir en courant dans les profondeurs de la maison.

Que dois-je faire ?

La suivre ?

Je reste figé sur place.

C'est quelque secondes après que je réalise qu'elle a fermé la porte d'entrée à clé. Esther a beau tambouriner dessus, elle ne bouge pas d'un millimètre. Quant à moi, c'est mon cœur qui tambourine dans ma poitrine pour s'en échapper. 

— Personne ne vous a appris à être sage ? demande Odette en prenant un couteau de cuisine brillant, coupant ardemment chaque petit morceau de banane qu'elle met dans des bols respectifs. Ce n'est pas comme ça qu'on doit se comporter à votre âge.

— À notre âge ? demande Esther d'un air hautain.

Un bruyant coup de couteau dans la planche, avant qu'Odette ne sourit.

— Retournez dans votre chambre, aboie-t-elle en nous pointant avec sa lame.

Esther a beau broncher, il n'y a aucune issue. André bloque toutes les sorties à l'image de Cerbère gardant la porte des Enfers. Comme un monstre prêt à nous terrasser si on s'aventure trop loin, je tremble à l'idée de me faire déchiqueter par ses gros bras.

J'ai une idée.

Ça va sûrement marcher, je n'irai pas au front pour rien.

Tandis qu'Esther reste dans le couloir de l'entrée, je me fais passer pour un enfant qui accepte sa punition à contrecœur. J'absorbe les mots d'Odette, je lui fais comprendre que c'est elle la cheffe. Et, même si je ne dis rien à Esther, je sais qu'elle a compris. Je monte les escaliers et entre dans ma chambre en prenant soin de refermer délicatement la porte. Je fais ce que nos hôtes ont demandé, après tout.

Mais je fouille dans mon sac.

Dans chacune des poches.

Sans arrêt.

Putain.

Pourquoi est-ce que je ne le sens pas ?

J'ai beau triturer l'intérieur, le retourner et le vider, le cœur brisé battant la chamade, je ne trouve pas ce foutu couteau rouillé que j'ai trouvé hier dans le château. Pourtant, je ne suis pas fou. Je vous le jure. Je suis sûr de l'avoir laissé dans mon sac. Je m'en rappelle, c'était pour éviter de blesser qui que ce soit en le laissant dans ma poche. Alors, je retourne la pièce à la recherche de ma trouvaille... en vain.

C'était la seule manière de défendre mes amis.

La seule façon d'être un peu utile pour une fois.

Je suis fatigué. J'ai la tête qui tourne. Le ventre qui se pince lui-même. Sous les lunettes d'Erinn, des larmes que je gardais prisonnières depuis bien trop longtemps se dispersent. Elles s'échappent de plus belle en voyant ma sœur inquiète dans l'encadrement de la porte.

— Aaron, qu'est-ce qu'il y a ?

La gorge nouée, chaque mot prononcé est plus douloureux que le précédent.

— Demande à Esther. Il faut vite qu'on parte d'ici. Réveille les autres, s'il te plaît. Je vais partir discrètement et vous ramener le camping-car. Vous n'aurez qu'à foncer dedans.

Je sais qu'elle veut dire quelque chose, mais elle ne discute pas plus longtemps.

— Fais attention à toi, promis ?

— Promis. Toi aussi.

Elle pose doucement sa main sur mon épaule, puis ébouriffe mes cheveux comme une grande sœur qu'elle n'est pas. Nous échangeons un dernier regard avant qu'elle ne sorte de la pièce pour prévenir les autres.

Si les portes sont fermées et gardées par André, je sais honteusement qu'il y a une grande fenêtre déverrouillée par laquelle je peux m'échapper. Personne hormis Esther ne saura pourquoi je sais que celle de la salle de bain s'ouvre facilement et en grand... en très grand même. Alors, sur la pointe des pieds, je parcoure le peu de chemin qui me reste.

Je retiens ma respiration lorsqu'un grincement retentit en tournant la poignée. Je me fige, tends l'oreille, le cœur affolé. Je sèche enfin mes dernières larmes.

Et, un pied après l'autre, je me faufile par la fenêtre.

                  ┐

𝘕𝘋𝘈

└                        

❝ Merci d'avoir lu ce demi-seizième chapitre, j'espère qu'il vous a plu !

Que pensez-vous de ce chapitre ?

Que pensez-vous de ces "révélations" sur André et Odette ? Et de leur comportement dans la suite du chapitre ?

Que pensez-vous de la relation entre Aaron et Esther ?

À votre avis, que va-t-il se passer dans la suite du chapitre ?

Un demi-chapitre sort chaque très bientôt. ❞

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