Chapitre 15.2
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𝘜𝘕𝘌 𝘕𝘜𝘐𝘛 𝘋'𝘌𝘕𝘍𝘌𝘙
└ 𝙀𝙧𝙞𝙣𝙣
— Alors comme ça, on s'invite chez nous pour nous voler notre place ? lâche André, le regard droit vers Ruben dont le sourire d'estompe aussitôt.
Comment ça ?
Un silence pesant s'installe dans la pièce.
— Désolé, je ne savais...
Il est coupé par le rire rauque d'André. Tous nos yeux sont rivés vers lui. Un vent glacial me parcourt le corps, mais je n'arrive qu'à rester silencieuse. Avec la tempête qui fait toujours rage, nous faire foutre dehors est la pire chose qui pourrait nous arriver. Alors, nous restons calmes face au caprice de ce vieil homme. Il s'approche de Ruben et lui désigne du doigt une autre place, avant de s'asseoir sur sa précieuse chaise grinçante en bois.
L'angoisse dans le visage de Ruben me pousse à vouloir l'aider. Mais je suis pétrifiée et il est à l'autre bout de la table. Il n'y a que mon regard compatissant pour le soutenir.
J'ai vraiment hâte que la pluie s'arrête.
Et tout ça finira par devenir un running gag.
Maintenant que tout le monde est installé autour de la table, l'ambiance est particulièrement tendue. Plus les rires de tout à l'heure, juste le bruit des couverts tapant la vaisselle et des regards qui se croisent parfois malencontreusement.
Alors, désespérément mal à l'aise, j'essaye d'échapper à ce calvaire en fixant la nappe plastifiée à carreaux. Elle est relativement sale, mais ce qui est le plus surprenant est la dizaine de petits trous qui la composent, rien qu'autour de mon assiette. À croire que des couteaux y avaient été plantés pour créer une déco "cool" – leur interprétation des jeans troués est assez douteuse.
Mes pieds nus frottant le tapis rugueux sous la table, j'agite mes couverts dans mon plat sans quitter des yeux le papier peint mural déchiré à plusieurs endroits. Il devait certainement être plein de vie il y a quelques années. Mais, aujourd'hui, on croirait voir des centaines de fleurs fanées par la vieillesse de la tapisserie devenue marron-gris.
— Sinon, qu'est-ce qui vous a amené ici, dans cette forêt ? demande Odette de nulle part, comme si les dernières minutes n'avaient jamais existé.
— On était parti faire du camping, répond Esther.
Elle dévore son plat si rapidement qu'on pourrait croire qu'il va s'envoler.
Des portraits de famille sont placés un peu partout dans la maison, que ce soit sur les murs ou sur le plus petit des meubles. Si bien qu'à chaque fois qu'on tourne la tête, des yeux statiques sont en train de nous observer. De là où je suis, on dirait que l'un des cadres a été brisé.
— Ça doit être la mode, ces temps-ci ! réplique Odette d'un air enjoué. Nous croisons régulièrement des campeurs à qui nous donnons le chemin en ce moment. C'est parce qu'il y a le château, hein ?
Elle nous pointe tous du doigt avec un large sourire qui fait ressortir ses rides, mais s'attarde plus spécifiquement sur Ruben qui picore à peine son gratin.
— Je crois que vous nous avez déjà cernés, répond-il en se forçant à sourire à son tour.
— Ils viennent souvent ici, n'est-ce pas André ?
Elle se tourne vers son mari, attendant une réponse.
Un silence.
— N'est-ce pas, André ?
Elle sourit de plus belle.
— Bien sûr que oui, se répond-elle.
Mes yeux ne peuvent pas arrêter leurs aller-retours entre la déco et le repas, sans savoir ce qui me met le plus mal à l'aise. Puis, je croise le regard de Ruben dont la jambe tremble frénétiquement sous la table. Il joue nerveusement avec son attelle lorsqu'un pincement au cœur vient me picoter.
Si André n'avait pas fait son caca nerveux, j'aurais pu poser ma main sur l'épaule de Ruben, sa cuisse ou son bras, pour qu'il sache que je le soutiens quoi qu'il arrive. Ou nulle part. Je suis gênante. Tout ce que je sais faire, c'est lui lancer un énième sourire compatissant. Il m'en répond un léger, arrête de trembler et garde son regard sur moi.
Qu'est-ce que je dois faire ?
Continuer de le regarder ? Essayer de lui parler ? Mon pouls s'accélère sans que je puisse le stopper, priant que personne n'entende mon cœur battre la chamade. Ne sachant pas prendre de décisions, je tourne la tête.
— Vous savez, je pense que les campeurs viennent souvenir parce que nous savons y faire avec les enfants. Les invités en général. Nous avons eu un enfant. Un enfant très gentil et adorable. Un bon enfant. Ils doivent le sentir.
— C'est super pour vous. Et il fait quoi aujourd'hui ?
Je remercie mille fois le courage d'Esther, l'une des seules à répondre depuis le début du repas, tandis qu'on se cache tous honteusement dans notre assiette sans en manger un seul bout.
— Oh, pas grand-chose.
— C'est-à-dire ? Nous sommes là pour discuter.
Peut-être que je devrais avaler autre chose qu'un pauvre petit bout de gratin qui s'est retrouvé accroché à ma fourchette. Ça donnera le bon exemple.
— Nous ne l'avons pas vus depuis quelque temps.
— Je suis désolée pour vous, mais il n'est pas trop tard pour reprendre contact.
J'enfourche ma fourchette pour fourcher un chou, avant de le mastiquer doucement dans ma bouche. Est-ce que je fais trop de bruit en mangeant ? André me fixe. Il ne s'arrête pas. Je fais mine de rien et redouble d'effort, mais j'ai comme l'impression que des morceaux bien plus durs m'empêchent d'avaler. Comme une larme de rasoir qui ne coupe pas, ma langue l'effleure sous les regards insistants de notre hôte.
Je mastique.
Ça bouge dans ma bouche.
Je n'ai pas envie de l'avaler.
Qu'est-ce que c'est ?
Je suis hypnotisée par les photos de leur enfant, aucune ne dépasse sa préadolescence. Aucune photo d'ados en forêt, aucune remise de diplôme, aucun déménagement.
— Qu'en penses-tu, André ? Nous pourrons reparler à notre enfant, même très bientôt.
Pour la première fois depuis le repas, André réagit en tournant la tête. J'en profite pour cracher discrètement dans mon assiette. Avec deux doigts, je fouille dans mon mini vomi pour attraper un ongle fraîchement coupé, si long et dur qu'on dirait qu'il vient d'un pied. Prise de surprise, je le relâche aussitôt, avec une nette envie de dégueuler sur la table. Mes dents, ma bouche, ma langue, contre un putain d'ongle. Qui l'a mis là ?
Est-ce un accident ?
Une odeur de vomi remonte dans mes narines, mais je me force à sourire pour paraître la plus détendue possible.
— Je pense qu'on pourrait essayer... demain, réplique André plus que enjoué.
Sa voix rauque me donne des frissons.
Une fois le plat particulier terminé, une discussion centrée sur son enfant sans qu'on ne sache jamais rien sur lui et des regards réconfortants échangés, Odette décide de prendre à nouveau la parole... sur un autre sujet.
— J'ai complètement oublié de mettre de l'eau à table. Quelle cruche !
Elle se lève aussitôt pour ramener une vieille carafe en céramique.
Et elle en profite pour servir tout le monde.
— Merci, dit Aaron en s'empressant de boire tout d'un coup.
Quant à moi, je suis distraite par le fusil de chasse accroché dans l'entrée.
Il m'hypnotise.
Je ne comprendrai jamais ce qu'il peut y avoir d'amusant dans la chasse. Il faut croire que traquer des animaux qui n'ont rien demandé est un moyen de passer le temps. Mon oncle, lui, aimait bien cette activité et m'y a emmenée une fois avec Aaron. On était tout petits. Je ne me souviens que de mes larmes lorsqu'il m'a répétée d'appuyer sur la détente, jusqu'à ce que l'animal s'enfuit. Un beau cerf. Majestueux. J'espère qu'il va bien aujourd'hui et qu'il ne s'est pas fait prendre par un autre chasseur du dimanche.
— Tu n'as pas soif, Erinn ?
Je me tourne vers Odette.
— Non, merci. La pluie m'a écœurée de l'eau pour un bon moment.
Pourtant, ma gorge crie sécheresse. Elle me gratte tant que j'aimerais la racler avec mes ongles.
Le repas s'achève dans un silence pesant à l'image de son commencement, à croire que c'est un rituel. J'ai rarement vu mes amis aussi muets depuis notre rencontre. Mais suis-je la seule à être mal à l'aise ?
L'ongle, le fusil, les coups dans la table.
Ruben.
Une fois notre chambre d'ami attitrée, je m'empresse de me rendre en cachette dans la salle de bain pour boire brutalement l'eau sortant du lavabo. La tête tournée contre le robinet, les mains posées de chaque côté de l'évier et les yeux fermés, je profite que chaque goutte qui tombe sur ma langue comme du plus beau des cadeaux.
Mes mains sont trempées, mon t-shirt aussi. Je préfère avoir les habits mouillés que la gorge transformée en désert.
Je ressors de la pièce comme s'il ne s'était rien passé.
Je ne sais pas pourquoi, mais je n'avais pas envie de boire l'eau qu'Odette m'a servi.
෴
— Tu vas bien ? je demande à Ruben en entrant dans sa nouvelle "chambre".
Il est assis sur le rebord du lit et se craque les doigts un à un. D'abord surpris, il s'arrête net, mais finit par sourire lorsqu'il se rend compte que c'est moi, et non Odette ou André.
Je dors dans la pièce d'à côté, toute seule, mais j'ai tout sauf envie de m'assoupir alors que la peur me ronge l'estomac. D'une certaine façon, j'ai besoin de rester avec quelqu'un jusqu'à l'heure fatidique où je devrais tomber dans les bras de Morphée chez de parfaits inconnus.
— On peut dire ça comme ça.
— Tu sais que tu peux tout me dire.
Plus je m'attarde sur la déco de la chambre, plus je réalise qu'elle est aussi douteuse que le reste de la maison. Elle n'est composée que de deux couleurs et seulement deux. Jaune et bleu. À en donner mal aux yeux. Les murs sont couverts d'un papier peint flambant neuf à points, les draps à rayures semblent n'avoir jamais été utilisés et les meubles ont été peints à la main. Il y a un bureau avec une chaise à roulette si petite que Ruben risque de casser en s'asseyant dessus, ainsi qu'un meuble entier rempli de figurines de toutes sortes.
Je m'approche d'une d'entre elles.
En la regardant de plus près, elle est si poussiéreuse qu'on a du mal à distinguer son visage.
— Je sais pas, les vacances ne prennent pas la tournure que j'aime.
— Je comprends, moi non plus. J'ai l'impression d'en faire des caisses pour... pas grand-chose. Ils sont gentils avec nous, nous offrent un toit, à manger et à boire. J'ai pas envie d'être ingrate.
Ruben soupire.
Je le rejoins sur le lit et m'assoie en tailleur face à lui.
— Je sais pas si c'est de l'ingratitude d'être flippé.
Après réflexion, je réalise que le lit immaculé est si minuscule que même mes pieds en dépasseraient – ceux d'une Erinn d'un mètre soixante-deux. Un sourire m'échappe en pensant à Ruben : soit en boule, soit les pieds largement en dehors du matelas.
Il s'estompe lorsque je me rends compte que c'est parce qu'il s'agit d'un lit d'enfant...
Neuf.
— Tu trouves pas que tout est étrange ici ? je lui demande en fixant les livres qui n'ont jamais été touchés, les jouets presque neufs et certains cadres vides.
— Comme le fait que je me retrouve seul dans une chambre d'enfant ?
Il s'arrête un instant.
— Et qu'ils me disent qu'ils savent s'occuper des enfants comme moi, avec un bras cassé ?
Des enfants comme lui ?
Un certain malaise envahit mes vêtements humides de transpiration. Et puis, c'est l'envie de dégueuler qui vient me saluer.
— Et moi qu'ils mettent des morceaux d'ongles dans ma part de gratin, je lâche.
Ruben se met à sourire.
— Moi aussi !
— Toi aussi ?
— Moi aussi.
— Raconte-moi tout.
Il se replace sur le matelas pour être un peu plus proche de moi, puis pose ses deux mains contre mes deux épaules, comme une déclaration – ou quelque chose dans le style. Pitié, pourvu qu'il ne voit pas la sueur sur ma peau s'accentuer. C'est normal, entre amis, de se toucher les épaules. Moins normal de devenir complètement rouge et brûlante.
— Ils ont aussi mis des ongles dans mon assiette !
Mon sourire s'élargit de plus en plus.
— Mais non !
On fait sûrement beaucoup de bruit, enthousiastes comme si c'était une nouvelle incroyable.
— Mais si ! répond-il.
L'impression d'être moins seule, qu'est-ce que ça fait du bien.
Sans réfléchir, je passe mes bras autour de lui pour l'enlacer. Il me serre un peu plus fort en posant sa tête contre l'une de mes épaules bouillonnantes. Il doit certainement sentir mon cœur tambouriner comme dans un orchestre.
— Mais moi... je l'ai mangé, m'avoue-t-il.
Sans le lâcher d'une semelle, je le tiens un peu plus fermement en explosant de joie. C'est certainement toute l'accumulation qui me fait rire si passionnément que j'ai l'impression de n'avoir jamais été aussi heureuse de ma vie.
En cœur, nos éclats de voix remplissent la pièce.
Les explications dégoûtantes de Ruben aussi.
Et mes mains contre sa peau.
— Je suis vraiment content qu'on en ait parlé, même si je gagne avec André qui vole ma place au début du repas.
— Point pour toi.
Je voulais que notre étreinte dure éternellement, mais des toussotements rauques résonnant dans la maison l'ont trop rapidement rompue.
Ils continuent quelques instants avant de disparaître.
Avec nos deux têtes de froussard, nous nous rassurons en nous répétant que tout est normal. Soit nos amis ont pris froid, soit ce sont nos hôtes. Dans ce second cas, je sais bien en tant que fan de films d'horreur qu'il ne faut jamais aller vers le bruit.
Perdant toute notion du temps, je reste dans la chambre de Ruben jusqu'à pas d'heure, allongée à côté de lui à regarder les étoiles phosphorescentes accrochées au plafond. J'en oublie presque la situation dans laquelle nous nous sommes retrouvés.
Et puis, je finis par m'assoupir, blottie contre mon ami dans un lit bien trop petit.
Mon cœur s'est bien remis de sa douche gelée.
෴
Sursauter.
C'est la première chose que je fais en me faisant réveiller par la lumière du soleil, lorsque je me rends compte que je suis encore en train d'enlacer Ruben. Quant à lui, il dort sur ses deux oreilles, comme une marmotte.
J'essaye de respirer doucement pour ne pas le réveiller.
Jouant nerveusement avec mes doigts, je ne peux pas m'empêcher d'afficher un large sourire en repensant à la suite de la soirée avec lui. Nos discussions et nos rires, notre soutien envers l'autre et nos câlins si naturels.
Comme une douce mélodie, on pourrait entendre les oiseaux chanter.
Comme un rêve, j'aimerais qu'il dure pour l'éternité.
Comme un cauchemar, il s'arrête aussitôt en entendant des cris retentir dans la maison.
Cette fois-ci, je ne sursaute pas pour la même raison.
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𝘕𝘋𝘈
└
❝ Merci d'avoir lu ce quinzième chapitre, j'espère qu'il vous a plu !
Que pensez-vous de ce chapitre ?
Que pensez-vous du caprice d'André ? Et de la suite du repas ?
Que pensez-vous de la maison d'André et Odette, et plus spécifiquement la chambre où dort Ruben ?
Que pensez-vous de la relation entre Ruben et Erinn ?
À votre avis, qui a crié ? Et pourquoi ?
Un demi-chapitre sort très bientôt. ❞
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