Chapitre 13.1

𝘔𝘈𝘜𝘋𝘐𝘛 𝘈 𝘑𝘈𝘔𝘈𝘐𝘚
└                          𝙏𝙝𝙚𝙖

"Quiconque entre est maudit à jamais."

Ce sont les derniers mots que j'ai lu avant qu'on décide de se séparer en deux groupes pour la matinée et que Esther, toute excitée, s'empresse d'aller à l'étage.

Je suis tellement contente d'être ici, bien vivante, dans mon short à flammes – un substitut de mon jean phare en cas de grosse chaleur –, avec ma super copine et mes super copains. Aaron et Ruben ont vraiment fait du bon boulot pour trouver cette baraque un peu paumée. Parfaitement idéal pour notre première grande sortie.  

Me retrouver seule au monde avec ceux qui me sont le plus chers.

Désolée, Emil, tu n'es pas dans la liste.

Mais je ne pense pas que ce soit l'urbex ou notre câlin magique devant le château qui me fasse autant de bien. Je pense que c'est plutôt Aaron. Depuis que je lui ai parlé de ce que j'ai cru voir, je me sens retirée d'un énorme poids. Maintenant, je peux respirer normalement. Maintenant, on le porte à deux. Il est un peu plus léger, plus facile à manier. Et c'est tout ce dont j'avais besoin aujourd'hui. 

Je ne sais pas si j'en parlerai aux autres.

Tout ça, c'est sûrement des fantaisies.

Nous montons à toute allure les escaliers en colimaçon jusqu'à s'en donner le tournis. C'est Esther qui prend les devants, la main le long de la rampe, souriant comme si c'était la première fois qu'elle en empruntait un. Quant à moi, j'ai du mal à suivre son rythme effréné. Comment fait-elle pour courir avec ses Dr Martens qui laissent des traînées cramoisies sur ses chaussettes blanches ? En tout cas, ça a l'air de peu l'importer. Elle finit même par prendre tellement d'avance qu'elle disparaît derrière la colonne de l'escalier. 

Ses pieds tapent contre la pierre des marches de façon rythmée, comme une musique de trente secondes qu'elle aurait pu écrire.

Boum, boum, boum.

C'est peut-être mon cœur qui agrémente la mélodie.

Au bout de quelques instants, je n'entends plus de rires d'Esther courant dans les escaliers. Juste le bruit de mes pas qui résonne. Ils ralentissent au fur et à mesure que je me rapproche de l'étage. Je m'arrête pour tendre l'oreille : un échec. Esther est une fusée, elle doit être déjà loin. Si ça se trouve, elle a déjà terminé sa visite. 

— Esther ?

Pas de réponse.

Je décide de foncer tête baissée vers les dernières marches. Ça me brûle les mollets de courir dans une montée pareille. Je l'ai toujours su, je suis pas une grande sportive. Cette situation est un peu à l'image de notre première rencontre. Pourquoi est-ce qu'elle est restée avec moi ce soir-là, alors qu'elle était capable d'arriver chez elle bien plus rapidement ?

Je finis par me cogner à Esther qui attendait à l'étage. 

Elle sautille, une vraie pile électrique. 

— Vite, vite, vite !

— Le château ne va pas disparaître, je souffle en posant mon pied sur la dernière marche. Par contre, moi...

— Hors de question, me coupe-t-elle.

Esther me tire sans la moindre difficulté jusqu'à elle. Je ne pensais pas qu'elle pouvait avoir autant de force. Au moins, je sais que je ne vais pas finir sous les débris du château, elle pourra toujours dégager les décombres avec ses gros biscotos.

— Je suis pleine d'énergie !

Je la lâche brusquement, un sourire en coin.

Je sais très bien ce qui est en train de se passer.

Comme si je pouvais lire sur ses yeux. 

Je croise mes bras et reste stoïque dans le couloir qui relie les deux escaliers en colimaçon. De chaque côté se trouve un vitrail dont l'un éclaire de milles couleurs les cheveux d'Esther. Elle s'arrête de danser en croisant mon regard à la fois sérieux et amusé. Tout ça pour m'imiter. Sans rien dire, les sourcils froncés, style western, avant de laisser s'échapper un petit rire.

Quand elle est dans cet état de folie, il n'a pu se passer qu'une seule chose...

— T'as fait un pari avec Aaron ?

C'est à son tour d'avoir un rictus. 

— Démasquée...

À chaque fois qu'un pari est lancé, Aaron et Esther le gardent secrètement pour eux et ne révèlent la supercherie qu'à partir du moment où il y a un vainqueur. Un tour de magie dont nous n'avons existence qu'à la fin. On les repère rarement, trop discrets. C'est à vivre dans la peur d'être pris pour cible. Une fois, ils avaient une semaine pour me persuader ou non de teindre mes cheveux en rose. Et, même si j'ai longuement hésité, je ne l'ai pas fait. Esther a gagné. Cheh, Aaron. 

Je me demande combien sont en cours... et depuis combien de temps. 

En tout cas, j'en connais à présent un. Trouver l'objet le plus flippant du château, ça sonne plutôt bien.

— Attends... Tu veux que je participe à un pari ?

— S'il te plaît.

— J'en serais honorée.

Aaron le sait, je fais attention à chaque petit détail – comme la miette de chips sur la chemise d'Esther. Il sait bien que je suis un atout remarquable, mais il ne m'a jamais proposé de participer. Alors, il s'en mordra les doigts quand Esther gagnera grâce à moi. En ce moment, il doit être en train de fouiller chaque recoin du château avec l'unique pensée d'être le prestigieux vainqueur d'un pari où l'on ne gagne... rien. Et même si nous venons à peine de commencer nos recherches, je sens déjà l'odeur du trophée : le regard dégoûté d'Aaron. 

Une belle vengeance pour avoir essayé de détruire mes cheveux.

Après avoir fouiné chaque recoin du couloir sans succès, on décide de garder espoir vers le reste de l'étage. La seule chose qu'on a découvert de flippant, c'est l'architecture assez étrange et symétrique pour nous faire perdre la tête. En même temps, deux allées parallèles s'étendent en face de chacun des escaliers comme une sorte de prolongement de ces derniers. Si j'étais architecte, j'en aurais mis qu'un seul au milieu.

Mais je suppose que ça nous laisse plus de choix.

Droite ou gauche ?

Esther joue avec les règles du jeu en pointant du doigt l'unique porte en bois entre ces deux couloirs. Elle est imposante, avec ses deux têtes de plus que moi et son air mystérieux. 

— Si je devais cacher quelque chose d'important, ce serait ici. Je le sens, Théa. C'est là qu'on trouvera tous les secrets du château. 

Elle force un peu sur la poignée rouillée pour l'ouvrir.

— Je comprends mieux ton instinct, dis-je après avoir passé la porte.

Une pièce dédiée à Esther, c'est ce que j'aime me dire. Il ne reste de cette salle de musique que des décombres et de la poussière. L'unique chose qui a découragé autant les tempêtes et les voleurs, c'est le beau piano à queue vers lequel Esther s'avance d'un pas décidé. Il se tient si parfaitement droit qu'on dirait presque qu'il vient d'être rajouté au décors, comme un guet-apens. Je passe doucement ma main sur son couvercle pour y apercevoir des griffures – à moins que ce soit plutôt des coups de couteaux. D'après mon avis professionnel, pas assez flippant.

Je regarde Esther s'installer noblement sur le siège du piano et remettre en place ses cheveux roses. Elle prend son petit air sérieux avant de commencer à jouer ses trentes secondes écrites. 

Le coude posé contre le piano, je ne peux pas m'empêcher de sourire pendant toute la durée des musiques qui s'enchaînent. Elle n'a même pas besoin de regarder ses mains ou de faire des pauses, ses doigts virevoltent sur chacune des touches dans une danse élégante. 

Puis, au beau milieu d'un morceau, tout s'arrête.

Elle se lève vers moi en souriant et sort son téléphone de son sac. 

— Pas de téléphone, je l'interpelle. C'est la règle. C'est aussi sacré que celles du Fight Club. 

— Dont la première règle est de ne pas en parler.

Je soupire.

— Bon... vas-y.

Elle sourit malicieusement avant de lancer The Last Waltz de Cho Young-Wuk, une musique qu'on n'avait pas arrêté d'écouter après avoir regarder OldBoy à la sortie des cours. Elle résonne dans la pièce comme si un orchestre avait décidé de participer à notre spectacle. Et Esther, elle se laisse complètement emporter. Elle passe ses bras rosés sur chacune de mes épaules, avant de commencer à remuer son corps, doucement, au rythme de la mélodie. Rapidement, je la rejoins en posant mes mains sur ses hanches.

Tourner, se marcher sur les pieds, rire.

Nos chaussures se heurtent parfois à des petits cailloux qui entrent à leur tour dans la danse. Mon regard s'attarde sur les papiers peints déchirés qui semblent nous observer. C'est sans compter le jet de lumière provenant du plafond conique, il effleure chaleureusement nos corps. J'observe les joues d'Esther devenues rouges et ses cheveux qui virevoltent dans le vent. Je savoure son sourire. Elle est bien plus au rythme que moi qui tente encore de trouver mes pas, mais tant pis, je me sens hors du temps.  

Et lorsque la musique est terminée, tout redevient comme avant.

Nous sortons par la grande porte et nous continuons notre exploration vers le chemin de droite, sans hésiter, main dans la main. 

Même si le couloir est assez large pour que trois personnes puissent y avancer côte à côte, je m'y sens écrasée comme une bête de foire. Après tout, nous sommes entourées de murs aux papiers peints si déchirés, sales et poussiéreux qu'il est impossible de deviner leur apparence d'origine.

— Si c'était un objet, je gagnerais à coup sûr.

Son visage ne laisse aucune place à la peur.

Tout ce qui me rassure, ce sont les vagues de lumière jaillissant des grandes fenêtres pour éclairer notre chemin. Elles nous aident à ne pas trébucher sur les éclats de verre des vitres brisées et à éviter les cadavres de rat moisis. Le parquet craque sous nos chaussures dans un rire de sorcière lorsqu'on ne marche pas sur le tapis cramoisie, si bien que Esther s'amuse à alterner entre silence et brouhaha avec les yeux remplis d'étoiles d'enfant. 

Au moins, les esprits savent déjà que nous sommes là. 

Nous finissons par ouvrir la porte du bout du couloir.

C'est moi qui entre la première pour constater avec joie qu'il s'agit de la tour que j'avais pu repérer depuis l'extérieur du château. Quatre hautes fenêtres creusées dans le mur en demi-cercle se dressent face à nous. La pierre rougeâtre et orangée de la salle est éblouie par les rayons du soleil qui tapent dessus. J'ai terriblement envie de m'asseoir sur l'une des fenêtres pour y observer sereinement la vue. 

Mais avant...

— Prête à relever le défi ? je demande, la gorge nouée.

C'était sans compter qu'une grande partie du sol, avant d'arriver à cet endroit paradisiaque, s'était effondrée il y a bien longtemps. Seule une passerelle en métal un peu bancale de deux mètres de long nous permet de passer de l'autre côté.

Esther penche sa tête vers le gouffre.

Je l'imite.

— La chute serait mortelle, dans tous les sens du terme, dit-elle sagement.

— Très drôle.

Alors que je suis terrifiée, Esther semble plutôt amusée. 

Il y a bien une dizaine de mètres de chute en cas de faux pas, avant d'arriver sur de gros débris en pierre dont l'un pourrait bien me fracasser le crâne – si ce n'est pas une crise cardiaque qui déciderait de m'abattre. Un coup de froid, je m'empresse de décaler ma tête en fermant mes yeux. Si je ne le vois pas, ça n'existe pas. Pourtant, ce n'est pas ce que ma peau mâte me hurle. J'ouvre les yeux pour voir tous mes poils bruns hérissés si haut qu'on pourrait penser qu'un aimant les attire. 

Je me demande qui a installé cette petite passerelle, sûrement des explorateurs qui voulaient autant que nous avoir accès à une vue à couper le souffle – littéralement. 

En levant la tête, je vois Esther dessus.

J'en reste muette avec l'horrible peur qu'un simple "fais attention" puisse provoquer sa perte. Elle a les bras tendus de chaque côté et avance en passant un pied après l'autre. Chaque mouvement fait basculer mon cœur et chaque hésitation semble signer sa fin. Pourtant, elle garde son regard bien droit jusqu'à arriver face à son but.

Vite, vite, vite.

En la regardant comme ça, j'ai l'impression que mon corps se gélifie sur place. Comment ne pas être impressionnée ? Et à la fois alarmée ? Esther est une enfant inconsciente du danger. Mais la mort ne la guette pas aujourd'hui.

En deux temps trois mouvements, elle arrive de l'autre côté de la passerelle avec un sourire plein d'innocence. Est-ce qu'elle se rend compte de ce qu'elle vient de faire ?

— Easy.

Sans la moindre peur. 

J'ai la meilleure copine du monde.

C'est à mon tour de faire mes preuves.

Pourtant, mes jambes restent clouées au sol et j'ai besoin de quelques instants pour me décider à bouger un seul orteil. Ne regarde pas en bas. Ne regarde pas en bas ! Plus facile à dire qu'à faire, Théa. J'ai déjà braqué mes yeux dessus en montant sur la passerelle avec mes jambes toute tremblantes. Mon pouls s'accélère d'une manière exagérée. Est-ce que je suis réellement là ? Qu'est-ce que je fous ? Qu'est-ce que j'essaye de prouver ? Je suis maintenant un vrai flamby.

— Je suis là, souffle Esther d'une voix douce. Je t'attrape dès que tu arrives à mon niveau.

J'essaye de caler ma respiration effrénée sur mes pas au ralenti. Je sais bien que la barre ne se cassera pas, et pourtant, j'entends des milliers de petits craquement jouer avec mes nerfs.

Les bras de chaque côté, à l'image d'Esther, je prends une grande inspiration.

Je suis maîtresse de mon propre destin.

J'accélère le pas. Un, deux, trois. Je saute dans les bras d'Esther qui m'accueillent comme une vieille amie. Je l'enlace comme si je n'allais plus jamais réussir à le faire. Cette fois-ci, mon cœur ne bat pas à cent à l'heure par peur, mais parce qu'il réalise seulement ce que je viens de faire. Ce dont je suis capable de faire. Je me blottis contre la poitrine d'Esther et laisse la vanille envahir mes narines en guise de récompense.

— Peasy.

Ma voix flanche.

J'en ris, Esther aussi. Une petite larme de bonheur glisse sur ma joue.

En regardant par l'une des fenêtres, on arrive à avoir une bien meilleure vue de la forêt. Sur des centaines de mètres s'étendent des arbres brillants au soleil comme s'ils prenaient un bain d'été. Et puis, au loin, on arrive à distinguer quelques petites maisons. Je me demande ce que ça fait de vivre dans un endroit calme où l'on peut réellement aller à son propre rythme. Là où les aiguilles d'une horloge importent peu. Lorsque je serai grande, je vivrai dans une grande maison avec Esther. Assez grande pour avoir un piano à queue dans une salle de musique décorée par ses soins. Et moi... un atelier de couture. Ça sonne bien, c'est ça que je veux.

Je garde un sourire niais sur les lèvres en observant la danse des arbres avec le vent.

— Théa, viens voir ce que j'ai trouvé !

En me retournant, je vois Esther accroupie contre la pierre, le regard penché vers le gouffre.

— T'as pas peur de tomber..?

— Même pas.

Elle y plonge sa tête un peu plus. Quant à moi, j'en vacille.

— Je pense pas que ce soit mon jour de mourir. Et puis, je fais très attention. Je connais les risques, t'en fais pas. Maintenant, regarde ce que j'ai trouvé. Tu vas être fière de moi.

Elle pointe du doigt le fond du gouffre.

En baissant les yeux, je n'arrive pas à comprendre ce qu'elle cherche à me montrer. J'ai beau tourner mon regard dans tous les sens et même revenir sur mes pas, impossible de distinguer autre chose que des débris du sol. Elle finit par me donner des indications en décalant doucement ma tête avec ses mains froides, jusqu'à ce que je réussisse à le voir, gisant sur le sol comme un cadavre : un vêtement. Alors que je trouve ça glauque, Esther, elle, semble ravie.

De retour sur la passerelle, mon corps n'a pas le temps de s'affoler, puisqu'on court sans réfléchir jusqu'au rez-de-chaussée. Là où les plus malchanceux atterrissent. 

Tandis qu'Esther tripote le t-shirt troué et déchiré d'un inconnu, je détourne les yeux pour observer l'endroit où nous nous tenions il y a quelques instants.

Ai-je réellement fait ça ? 

Est-ce que j'étais vraiment là ?

Et lui, ce vêtement, depuis combien de temps est-il là ?

                  ┐

𝘕𝘋𝘈

└                        

❝ Merci d'avoir lu ce demi-treizième chapitre, j'espère qu'il vous a plu !

Que pensez-vous de ce chapitre ?

Quel était votre endroit préféré du château pour le moment (étage et rez-de-chaussée) ?

J'ai mis dans ce chapitre deux références de films que j'ai beaucoup aimé. Et vous, quel est votre film préféré ?

Auriez-vous osé marcher sur la passerelle ? 

À votre avis, qui gagnera le pari entre Aaron et Esther ?

En comptant le nombre de mots, nous sommes quasiment à la moitié de l'histoire. Qu'en pensez-vous depuis le début ? Et, ne vous inquiétez pas, vous n'êtes pas au bout de vos surprises. 

Un demi-chapitre sort chaque mardi à 18h00. ❞

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