Chapitre 10.2

𝘈 𝘓'𝘈𝘙𝘙𝘐𝘌𝘙𝘌 𝘋𝘜 𝘝𝘌𝘓𝘖
└                              𝙍𝙪𝙗𝙚𝙣

Je passe ma main par la fenêtre, décale légèrement le rétroviseur et y jette un coup d'œil, histoire de dévisager une dernière fois le camp sans une once de nostalgie. Son entrée, constituée d'une maisonnette en bois et d'une barrière robuste, laisse entrer une caravane. Elle a bien de la chance, elle a réservé sa place. 

Mais ces gens-là ne vivront pas la même aventure que nous.

Petit à petit, il n'y a plus de route goudronnée, plus de bruit strident des véhicules qui roulent à toute allure, plus personne. Il n'y a que nous cinq et notre camping-car s'engouffrant dans la forêt au lac. J'essaye d'être attentif en observant dehors, même patient, et j'arrive à apercevoir quelques animaux – principalement des oiseaux agrippés dans les arbres.

Je baisse les yeux pour regarder ma manche remplie de poissons. C'était facile de porter mon pull hier soir en plein milieu de cette nuit glaciale. Moins en plein cagnard. Depuis que le soleil s'est levé, ce dernier n'arrête pas de me hurler dessus de l'enlever. Certes, je crève de chaud là-dedans, mais il mérite d'être porté sans modération.

— C'est quoi le premier truc que t'as envie de faire en arrivant ? me demande Aaron, les yeux rivés sur le chemin non praticable.

— Je sais pas, juste discuter et profiter. Peut-être me balader un peu, et toi ?

Je me retourne. Esther et Théa discute dans la mini cuisine, tandis que Erinn s'occupe de sa sieste, les coudes contre la table ronde. Elle a un carnet en face d'elle. Je me demande bien ce qu'elle a pu écrire là-dedans.

— J'ai un peu envie d'explorer, d'être un aventurier.

— Il faut bien de l'entraînement.

— Pour demain ? 

Il me fait un clin d'œil pas du tout discret. 

— Pour demain, j'acquiesce. 

— Elles vont tellement flipper, lâche Aaron avec son petit sourire diabolique.

Alors que mes paupières deviennent de plus en plus lourdes, un bâillement bruyant vient s'ajouter, accompagné des rires de mes amis. Aaron me conseille d'aller dormir, ce que je finis par accepter. Je suppose que la vie d'explorateur en road trip est parsemé d'obstacles, dont l'un est de ne jamais avoir de vrai sommeil. 

Je m'extrais difficilement de la place du copilote, longe le couloir en rêvant de ces vingt minutes de sieste qui m'attendent et m'installe sur le premier lit venu – celui du bras, celui d'Aaron. Je prends soin de laisser à mes amis un beau poème sur un post-it.

"Que mon sommeil reste paisible,

Si vous ne voulez pas que je devienne nuisible.

Gente damoiseau et damoiselles,

Ne devenez pas l'étincelle

D'un Ruben aigre, cru et criard

Qui viendra hanter tous vos cauchemars." 

Après l'avoir collé contre le lit, je retire avec douceur mon pull poisson pour me blottir contre lui. Et, en deux temps trois mouvements, je me retrouve englouti sous la couette. 

Je ne me souviens pas m'être endormi. D'habitude, j'y pense. Au moins à ce que je mangerai le lendemain. Mais là, c'est comme si mon corps s'était mis en veille d'un seul coup. En ouvrant les yeux, j'avais l'impression d'être dans une sorte de jeu vidéo où je n'ai qu'à attendre quelque seconde, le temps que la page charge, pour passer au jour suivant.

Vous vous doutez que ce n'est pas le lendemain, mais beaucoup de choses se sont passées pendant mon absence.

Premièrement, quelqu'un à répondu à mon message. Certainement Théa, je reconnais son écriture à la fois douce et chaotique. "Mais moi de même, héhé". Elle a ajouté un petit dessin d'elle-même qui dort paisiblement, surplombée par un monstre aux cheveux bouclés qui porte un pull poisson et dont les dents aiguisées sont prêtes à ne faire qu'une bouchée d'elle.

Deuxièmement, quelque chose a plombé l'ambiance. Je ne saurais dire quoi, parce que j'étais pas vraiment là. Mais lorsque je me suis levé, Aaron ne me répondait que par des monosyllabes. Et ça, c'est pas bon signe du tout. Erinn, quant à elle, a écourté la conversation lorsque je lui ai demandé si son frère allait bien.

Troisièmement, nous sommes arrivés à bon port. 

Le camping-car ne roule plus, tout est devenu si calme. Je trottine dans la pièce pour regarder à travers chaque fenêtre la vue qui nous est offerte : des arbres, des arbres et... des arbres. Je finis par tomber sur Esther, dehors, assise dans l'herbe, qui dessine. Aussitôt, je prends soin de baisser doucement la vitre et de passer ma tête à travers la fenêtre.

— Psssh !

Elle relève sa tête.

— Il s'est passé quelque chose pendant mon absence ? 

Elle regarde d'abord à droite, puis à gauche.

— Erinn et Aaron se sont engueulés, un peu discrètement, en chuchotant.

Je me retourne vers les jumeaux qui ne s'échangent pas un mot.

— Et tu sais pourquoi ?

— Absolument pas, ils veulent pas en parler.

Au moins, l'enquête avance.

J'enfile rapidement mes chaussures sans prendre mon pull fétiche, puis ouvre la grande porte du camping-car pour respirer de l'air réellement frais. Lorsque je pose mes pieds contre la terre sèche et les petites branches, je remarque que le ciel est particulièrement dégagé aujourd'hui. Engouffrés sous des arbres d'au moins trente mètres de haut, des rayons du soleil réussissent à se glisser entre les arbres feuillus pour éclairer avec parcimonie la forêt. 

Et, à l'occasion, mes yeux. 

Personne ne voit rien à quelques mètres, seulement des arbres et des arbres, des buissons et des buissons, des branches et des branches.

Nous sommes parfaitement bien seuls.

Pris d'un élan de motivation qui ne m'arrive qu'une fois tous les dix mois, je fais frénétiquement des aller-retours entre le véhicule et l'endroit où nous installons notre petit camping sur mesure. En l'espace de vingt minutes, j'ai eu le temps de dégager la majorité des branches de notre futur repère, poser les cinq chaises de notre soirée d'horreur, me servir un verre de whisky et danser une valse avec Théa.

— T'as fait ça toute ta vie ? me demande-t-elle en souriant.

— Tu sais... J'ai pris des cours de surf.

— La même chose.

Elle marche accidentellement sur mon pied.

— Pas toi, en revanche.

— Pas moi, répète-elle en s'éloignant. Ça te dirait d'aller te balader ? Histoire de visiter un peu. Avoir un avant-goût des prochains jours. Juste toi, Esther et moi. Ça m'étonnerait que Aaron et Erinn souhaitent venir maintenant. 

Elle jette un coup d'œil au camping-car si muet.

— Je pense qu'ils ont des choses à se dire, conclut-elle.

Pourtant, je me mets en tête l'idée que je vais réussir à les convaincre.

J'essaye de me rapprocher de mon meilleur ami qui m'explique qu'il a besoin de se reposer. Puis j'essaye de me rapprocher de ma meilleure amie qui m'explique qu'elle viendra plus tard – ce qui n'arrivera jamais. Et moi, je me retrouve au milieu de tout ça, avec la tête bouillonnante d'idées pour les aider.

Théa m'arrête en posant sa main sur mon épaule.

Avec un regard qui en dit long.

Celui du "laisse-leur du temps."

Je souffle et l'accepte à contrecœur.

Après un long moment de galère pour détacher nos vélos de l'arrière du camping-car, nous finissions par les enfourcher dignement et roulons sur le chemin de terre qui nous enfonce dans les profondeurs de la forêt. Sous le soleil éclatant de l'été, je suis installé à l'arrière du vélo de Théa et me tient fermement à elle – surtout à sa chemise cramoisie que j'ai déjà bien froissée. Quant à Esther, elle est sur un vélo à part que nous tentons de suivre malgré la vitesse inhumaine à laquelle elle pédale.

Comment fait-elle ? 

Rien ne l'arrête. Pas même sa jupe fleurie aussi rose que ses cheveux qui, par ailleurs, tombent droit devant ses yeux. Ni son gros sac à bandoulière marron qui bouge dans tous les sens. Au lieu de ça, tout s'harmonise parfaitement dans une valse avec le vent de son élan. Elle arrive même à fredonner une chanson !

Puis Théa la suit dans les paroles.

Amoureusement.

Qu'est-ce qu'elles se sont bien trouvées.

En prenant mon courage à deux mains, j'en enlève une de la taille de Théa pour prendre mon portable et y mettre de la musique qui résonne aussitôt dans la forêt. Isn't It Lovely de Genevva devient le fil conducteur de nos paroles jusqu'à la fin des dernières notes. Au bout de la quatrième écoute, lorsqu'on finit par enfin s'arrêter. 

— Vous pensez qu'on peut trouver des champignons ici ? demande Théa.

Esther roule jusqu'à nous.

— Comment ça ? J'ai pas entendu

— Trouver des champignons ici, répète-t-elle en criant comme si sa copine était à l'autre bout de la forêt.

Sur son vélo, Esther se penche en avant, sur les côtés et en arrière en zieutant le sol, manquant mon cœur de s'arrêter à plusieurs reprises en pensant qu'elle allait tomber. Puis, en remontant, elle remet simplement en place ses mèches.

— En trouver oui, en manger non.

— Dans ce cas, est-ce qu'on peut faire une collection de champignons ?

C'est comme ça que nous nous sommes retrouvés à nous arrêter brutalement dès que nous voyions un pauvre champignon dans l'immense forêt que nous avons eu la chance de trouver. 

Finalement, je pense que c'était le destin qui nous a éloignés du camping. Il avait prévu autre chose pour nous, quelque chose d'encore plus merveilleux.

Lorsque Esther crie au champignon, nous stoppons immédiatement nos vélos et nous nous accroupissons. Théa sort de son sac à dos un carnet à dessin, puis distribue des feuilles et des stylos. Les genoux dans la terre, je dessine le champignon à crâne bossu jusqu'à ce que mon pantalon soit de la même couleur que le sol. Puis je prends soin de le cueillir et de le poser délicatement avec ses confrères dans le sac à bandoulière d'Esther.

Je m'essuie les jambes, et c'est reparti.

Une musique joyeuse joue sans cesse dans ma tête, si bien que je n'entends plus tout ce qui ne va pas à côté. Tout ce que j'écoute, c'est le son des roues contre la terre sèche et les mots qu'on échange avec Théa, tandis que mon crâne est collée contre son dos. Vivre devient une douce mélodie. Mais, d'un coup, le bras du tourne-disque se brise en mille morceaux, le vinyle ne tourne plus. 

Les filles se sont stoppées brutalement pour éviter un arbre. Mon poignet, lui, est revenu dans ma tête pour l'envahir comme une tumeur.

Plus aucune musique. Plus aucun mot ne sort de ma bouche.

Je prends sur moi en essayant d'avaler ces picotements qui me donnent envie d'arracher mon avant-bras. Je respire doucement. Tous ces sons apaisants m'abandonnent dans un silence étouffant où la douleur de mon poignet couvre le premier plan. Il ira mieux bientôt. Ça va aller. Remettez la musique, s'il vous plaît.

Elle fait sa capricieuse à ne pas revenir.

Cette fois-ci doucement, Théa s'arrête. Esther aussi. Elles descendent une énième fois de leur vélo. Alors je me mets à fouiller, concentré, à la recherche d'un champignon atypique à ajouter dans notre collection. Sans succès. 

Où est-ce qu'elles l'ont aperçu ? 

C'est ce que je demande avant de remarquer qu'elles sont collées l'une à l'autre, debout, sans même chercher, alors que je suis accroupi les genoux dans la terre et le nez dans les buissons. 

Esther qui me répond d'une voix inhabituelle, un peu menaçante.

— Ruben, Ruben, Ruben, tu sais très bien pourquoi on t'a emmené ici.

— Ça fait beaucoup de Ruben, j'ajoute.

Elles ne répondent pas. Elles se contentent de s'approcher dangereusement de moi, avant que je n'explose de rire.

— Dis-nous ce qu'on va visiter demain.

— Ou sinon ? dis-je en les surplombant de mon mètre soixante-dix-neuf, les bras croisés.

Un silence, avant qu'elles se tournent et se concertent longuement en chuchotant. Les vélos ont même le temps de tomber au sol dans un fracas qui fait voler les oiseaux cachés dans les arbres. Elles sont trop drôles, et adorables. Elles ont la même petite broche argentée en forme d'œillet dans les cheveux qu'elles portent fièrement – un cadeau que Esther leur avait fait peu avant le départ. Alors voir Esther s'approcher de moi et me menacer me donne juste envie de lui ébouriffer les cheveux comme à un petit chien.

Ce que je fais. 

Théa tente de rester sérieuse, même si je vois bien qu'elle se retient de sourire.

— J'ai une arme dans mon sac, lâche Esther avec les cheveux en pagaille.

— Je tremble de peur ! 

Elle me fixe calmement, recule sans se retourner et fouille dans son sac à bandoulière. Elle s'arrête brutalement, attrape quelque chose et le soulève dramatiquement.

Un stylo.

En un instant, elle court pour le placer sous ma gorge.

— Le lieu de la sortie, lâche Théa, sauf si tu veux finir... gribouillé.

— Est-ce que je peux rester en vie si je vous donne un indice ? Un petit, hein. 

Elles se concertent à nouveau, avant de répondre en chœur.

— Ouais.

— C'est un grand endroit, très très grand, dis-je en souriant.

Elles se regardent sans dire un mot, avant que Théa m'explique que ce n'est pas un réel indice et que Esther approche son satané stylo de mon visage. Alors, sans réfléchir, je me libère de son étreinte et enfourche l'un des vélos, avant de pédaler à toute vitesse vers les profondeurs du bois. Je me sens si puissant, à ne rouler que d'une main comme je n'ai pas pu le faire depuis des semaines par appréhension. Le vent dans mes cheveux bouclés s'entremêlent, tandis que j'avance de plus en plus vite. Je me mets même à rire !

Pour la première fois depuis longtemps, j'ai l'impression d'être le personnage principal de ma propre vie. Personne ne tire machiavéliquement les ficelles de mon destin.

Je les entends me suivre à la trace.

— Ruben !

Elles ne m'auront pas, je suis devenu une fusée.

Pour être encore plus rapide, je finis par poser ma main gauche sur le guidon. L'attelle m'empêche de plier mon poignet, la barre centrale me hurle dessus que cette situation n'est pas normale. Pourtant, peut-être grâce à l'adrénaline, le vinyle tourne à nouveau et me joue une belle mélodie. Sans douleur. Sans corps.

Juste un vélo qui roule.

Et un garçon qui vit.

J'ai envie que ce moment ne s'arrête jamais, je veux rester aveuglé par la lumière du soleil. J'ai chaud, j'ai tellement chaud que mon t-shirt m'étouffe dans mon rire perpétuel. Je longe la route, encore et encore, pendant une magnifique éternité. J'en ai la jambe qui se contractent et la plante de mes pieds qui redécouvrent ce qu'est ce faire un effort. Mon poignet...

Le retour à la réalité.

Au milieu de la route, à quelques mètres de mon vélo, j'arrive à apercevoir une forme blanche et rouge. Petite. Allongée sur la terre. Inanimée. Est-ce un animal blessé ? Je me penche, impossible à l'identifier. 

Je m'arrête brutalement.

Mais j'avance doucement.

Pour ne pas l'effrayer.

Finalement c'est moi, l'animal apeuré.

Esther et Théa ne tardent pas à me rejoindre. Le silence est rompu par un léger cri de surprise de Théa. Quant à Esther, elle regarde fixement avec sa main posée sur sa bouche entrouverte. Qu'est-ce que ça fait là ? Est-ce que quelqu'un s'est blessé ? J'espère simplement que tout va bien. À l'allure de la chose, il semblerait que le sang de ces lingettes soit encore frais.

                  ┐

𝘕𝘋𝘈

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❝ Merci d'avoir lu ce dixième chapitre, j'espère qu'il vous a plu !

Que pensez-vous de ce chapitre ?

À votre avis, que vont-ils faire demain comme activité ?

Que pensez-vous du poème de Ruben ? C'était vraiment trop fun à écrire, et même pas dans mon premier jet.

À votre avis, pourquoi Aaron et Erinn se sont-ils disputés ?

J'aime beaucoup les scènes de ce chapitre. Quelle est votre scène préférée ? J'hésite entre la cueillette de champignons ou Ruben qui fait du vélo.

Pourquoi est-ce que des lingettes pleines de sang sont au sol ?

Un demi-chapitre sort chaque mardi et optionnellement le vendredi. ❞

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