Chapitre 1.1

𝘜𝘕𝘌 𝘉𝘈𝘓𝘈𝘋𝘌 𝘚𝘖𝘜𝘚 𝘓𝘈 𝘗𝘓𝘜𝘐𝘌
└                                               𝙏𝙝𝙚𝙖

Recroquevillée dans mon lit, je couvre les cris incessants avec de la musique qui hurle dans mes oreilles, jusqu'à me donner mal à la tête. Ma couverture me protège des intrus capables d'entrer dans ma chambre, même si je n'ai pas vraiment l'impression qu'elle m'appartient réellement. Elle est plutôt petite, dans une maison plutôt étroite, dans une ville minuscule.

À vrai dire, je n'ai ni la place d'y mettre grand-chose, ni l'argent pour la décorer convenablement. Il y a un poster rempli de fleurs qu'Erinn m'a offert pour mes quinze ans, un lit simple qui recouvre un tiers de la chambre et un bureau où j'ai passé mes dernières heures à réviser. Assise sur ma chaise, j'ai une vue d'exception sur le vase que j'ai peint avec Ruben, un après-midi où notre prof était absent.

Ces petits détails et l'album des Wallows me font oublier ce qui se passe en bas : mon père et sa copine se disputent.

Encore.

Après tout, c'est assez habituel. Je ne sais même plus comment réagir. Malgré la musique, j'entends les hurlements, la vaisselle de maman qui tombe en morceaux, les portes qui claquent, les...

Mon ventre gargouille. 

J'allume l'écran de mon téléphone pour regarder l'heure. Vingt-et-une heures, et même pas une miette dans mon estomac. Il va falloir les confronter. J'enlève mon casque. 

Lorsque la porte de ma chambre s'ouvre, les bruits s'estompent comme s'ils n'avaient jamais été là, puis quelques chuchotements parcourent les alentours. Je n'essaye même plus de les distinguer. J'essayais au début, c'était la même chose avec son ancienne copine et ça le sera sûrement avec la prochaine.

— Salut papa, salut Martha, dis-je en arrivant à leur niveau.

— Tu vas bien ?

Il me regardait déjà lorsque j'étais dans les escaliers, comme un vautour.

— Ouais, tout roule.

Martha, sa nouvelle copine, est quant à elle assise sur l'une des chaises en bois de la salle à manger, un ordinateur déverrouillé et une page Word en face d'elle. Des dizaines de feuilles éparpillées sur la table, je suppose qu'elle doit travailler sur son nouveau roman. C'est bien la seule chose qu'il m'a raconté sur elle, quand ils ont commencé à sortir ensemble il y a trois semaines. Elle se gratte le bras, croise mon regard et sourit nerveusement. Puis d'un mouvement de main - la même avec laquelle elle s'est grattée, elle me salue.

— Désolé pour le bruit, lance mon père après un instant de silence.

Pour essayer de ne pas rendre la situation plus embarrassante qu'elle ne l'est déjà, je fonce dans la cuisine. Je n'ai pas besoin d'être l'entremetteuse de leur couple. Ils sont grands, adultes, et moi je suis loin de l'être.

Je les entends chuchoter à nouveau quelques instants, avant que mon père reprenne la parole.

— Ta journée s'est bien passée ?

La cuisine est complètement vide. Pas l'ombre d'un paquet de gâteaux qui traînent ou fruits encore frais : ils n'ont pas fait les courses depuis longtemps, sûrement trop occupés à manger dehors. J'ouvre le frigo en lui répondant.

— Plutôt, oui. Je suis allée chez Ruben après les cours, on a fait un gâteau. C'était sympa.

— Tant mieux.

Rien à l'intérieur.

Je cherche désespérément quelque chose à ingérer. Tout ce que je trouve est le reste d'une baguette achetée la veille que j'ai pris soin de grignoter pendant toute la soirée. J'en coupe un bout, il est un peu dur, mais ça devrait aller. Je retourne dans la salle à manger et croque dedans – il pourrait même briser mes dents. 

— Rien de prévu pour ce soir ?

— On comptait sortir avec Martha, me répond-il, mais je vais te passer de l'argent... fais-en ce que tu veux.

C'est à croire qu'il oublie que je vais au lycée demain, que je n'ai pas le temps de zigzaguer dans la ville pour me chercher à manger. Je ne lui dirai pas, c'est pas grave. Il me sort un billet de dix euros de son porte-monnaie en cuir. Après quelques instants, Martha – sûrement dans un excès de compassion – me donne un autre billet qu'elle cache dans ma poche comme si c'était de l'argent détourné.

— Fais-toi plaisir avec ça. Une certaine personne m'a dit que tu aimais bien manger japonais, dit-elle en se tournant vers mon père quelques secondes, il ne faudrait pas se priver.

Je remercie mon père et Martha qui me sourient. Ils partent peu de temps après, me laissant seule dans la maison. J'attrape mes baskets blanches, une veste un peu trop grande pour moi et mon parapluie transparent. 

Il me reste un peu plus d'une heure avant la fermeture du restaurant.

Dans cette ville, c'est simple, il n'y a rien.

Une église, un seul parc, un seul fleuriste, deux boulangeries, des petits commerces qui pilent boutique et surtout plein de maisons. Pas de cinéma ou d'hôpital, de lycée ou de musée. Et niveau alimentaire, nous ne sommes pas très bien servis. Certes, il y a plusieurs kebabs pas très loin de chez moi, ainsi que quelques restaurants encore inconnus au bataillon par peur de mourir intoxiquée. La seule chose que j'aime, c'est d'aller au restaurant japonais à l'autre bout de la ville. 

Celui où travaille à temps partiel Aaron, le frère d'Erinn.

Je marche frénétiquement dans la rue, comme si la mort est en train de me poursuivre. La pluie tape sur mon parapluie. Quant à moi, je regarde le sol. Plus précisément mon jean pattes d'éléphant. Il y a quelques semaines, j'y ai peint des flammes gigantesques qui parcourent mes jambes : ma nouvelle fierté.

C'est mon père qui m'a montré comment rendre un vêtement banal en quelque chose d'original. De rendre le terne en étincelant. Il l'a souvent fait avec ses propres habits. Après quelques essais, c'était à mon tour de reprendre l'affaire familiale.

Un pas après l'autre, je me dirige jusqu'à l'arrêt de bus, ferme mon parapluie et attends quelques courtes minutes, mon ventre criant famine. Il n'y a personne dans la rue, excepté quelques voitures qui passent devant moi de temps à autre. Tout le monde doit être déjà rentré, en train de manger un bon repas chaud autour d'une table, en famille. Et je suis là à regarder la pluie tomber de plus en plus brutalement sur le goudron et l'eau ruisseler le long de la route.

Lorsque le bus arrive, je m'installe tout au fond. Je ne prends pas la peine d'écouter de la musique. J'en ai trop entendu pour la journée, voire la semaine entière. À la place, je dessine des fleurs avec la buée de la vitre, les regardant disparaître petit à petit.

Je suis enfin à quelques mètres du restaurant. 

J'entre sans plus attendre et une sonnerie familière retentit aussitôt. L'un des serveurs – celui qui s'appelle Isaac – me salue avant que j'aille au comptoir retrouver mon ami. Aaron se tient là, les yeux à moitié fermés. Il remplit des sacs en papier pour les clients qui ont choisit à emporter. Il porte une chemise noire et un pantalon carré. Pas du tout son style, mais il faut dire que ça lui va bien (il me détestera pour avoir dit ça).

Il n'y a quasiment personne dans le restaurant à cette heure-ci, surtout pas des étudiants. Seulement deux femmes en rendez-vous, un vieil homme qui lit un livre et les serveurs qui discutent entre eux.

— Je me demande qui est ce bel employé roux. Jolies cernes, Aaron.

— Toujours un plaisir de te voir, me répond-il le sourire aux lèvres en fermant l'un des sacs.

Je m'assoie sur l'un des tabourets ronds et rouges, très confortables, en face du comptoir. Mon parapluie fermé est toujours dans mes mains, comme une canne. Je regarde mon ami et il se tourne vers moi.

— Pas trop fatigué ?

— Ça peut aller, y'avait plus trop de monde après 21h. C'est le contrôle de physique qui m'a mis K.O.

Aaron travaille depuis cet été dans le seul et unique restaurant asiatique de toute notre ville – pour mon plus grand bonheur. Je le connais depuis la maternelle, grâce à sa sœur jumelle Erinn avec qui j'étais (et je suis encore) tout le temps fourrée. Autant dire que j'ai passé ces quatre derniers mois à me faire une petite place dans ce restaurant, jusqu'à ce que les serveurs me reconnaissent dès le pas de la porte.

— Ton père t'a encore laissée te d'emmerder ?

Je soupire.

— Un peu, mais c'est pas grave, puisque...

Je sors les deux billets de dix euros de ma poche, les utilisant comme un éventail en souriant à pleines dents vers Aaron. Il ouvre grand les yeux et m'applaudit.

— Dix euros de plus que les autres fois ! remarque-t-il.

— Grâce à Martha, la nouvelle copine de mon père, qui ne pense pas que je vais aller manger des sushis avec seulement dix euros.

— Elle est sacrément gentille, lance Isaac pas très loin de nous.

— C'est vrai. Alors, je vais me faire plaisir.

Je prends la carte, scrute les plats un par un en les pointant de l'index, tandis qu'une femme entre dans le restaurant pour prendre sa commande à emporter.

— Merci et bonne soirée, lui dit Aaron.

Sans s'y attendre, mon ventre qui me faisait déjà mal depuis une bonne heure gronde si fort dans la pièce que le couple assis à l'une des tables se retourne et me sourit. Je me cache derrière le nom des menus, mes joues sont brûlantes sous les rires discrets de mon ami. 

Pas question de me déconcentrer. Quelques instants plus tard, mon choix est fait.

— Monsieur ? dis-je à Aaron qui se retourne après avoir rangé je-ne-sais-quoi.

Il redresse ses lunettes carrés, s'accoude contre le comptoir et me regarde. C'est là qu'un combat de regard commence – un combat mortel. Je redresse mon dos en gardant le visage impassible. De là où je suis, ses tâches de rousseurs sont éclairées par les luminaires et sa peau paraît plus pâle qu'elle ne l'était déjà.

— Oui, madame ? répond-il d'une voix anormalement grave.

— J'ai une commande à passer. À emporter, je vous prie.

Gardant ses yeux rivés sur les miens, il tend le bras vers sa gauche pour prendre quelque chose sur le comptoir – certainement son carnet à spiral habituel. Il tâtonne à l'aveugle en gardant un air sérieux et professionnel qui ne manque pas d'attirer la curiosité d'Isaac. À plusieurs reprises, on entend les spirales et les feuilles gratter contre le bar après qu'Aaron ait miraculeusement frôlé un coin du bloc-notes.

Quant à moi, je retiens mon rire, surtout lorsqu'il se rend compte qu'il l'a éloigné de lui. 

Isaac, à la vue de cette situation désespérée, pose dans sa main un stylo et un carnet, lui faisant une tape amicale sur l'épaule.

— Je vous écoute, lance-t-il bien deux minutes après ma phrase précédente.

Je lui énumère par la suite les futurs sushis, makis, brochettes bœuf-fromage et la salade de choux bientôt mon estomac. Il ne lâche pas une seule fois mon regard, note sur le papier quelque chose de sûrement illisible et le donne à son coéquipier pour qu'il s'occupe d'une partie de la commande.

Lorsque les deux femmes quittent le restaurant, Aaron tourne la tête pour les saluer. Je ne peux que me vanter de ma victoire écrasante à la bataille de regards, sa politesse a été son talon d'Achille.

Il prépare ma commande, je paye et il me la donne. 

Je remarque à plusieurs reprises que mes bâillements sont contagieux et que, bientôt, l'entièreté du restaurant ronflera, surtout Aaron avec qui la discussion est de moins en moins fluide.

— Tu restes pas manger ici ?

— Non, j'ai un bus dans...

J'allume l'écran de mon téléphone, mon cœur fait un tour complet.

— Deux minutes !

Je me redresse aussitôt, baille une énième fois, Aaron me copie et on se salue mutuellement.

— Te couche pas trop tard.

— Toi non plus.

C'est quelque chose de récurrent avec Aaron. On se répète sans cesse la même chose à propos du sommeil. Pourtant, lui, ses bonnes notes et son job à côté, et moi et mes insomnies, on se retrouve souvent à somnoler en classe le lendemain et à se plaindre auprès de Ruben qui a la chance de dormir comme une marmotte.

Un sac en papier dans les mains et un parapluie dans l'autre, je cours dans la nuit frissonnante d'octobre. Je marche dans des flaques d'eau et en esquive d'autres. À force, j'en ai le souffle coupé. Ma gorge brûlante me gêne et mes chaussures trempées coulent mes chaussettes. Je vois l'arrêt de bus, le véhicule est déjà stationné.

Je redouble d'effort.

J'arrive à l'arrêt.

Le bus est déjà parti.

                  ┐

𝘕𝘋𝘈 

 └                        

❝ J'espère que ce premier demi-chapitre vous a plu ! Je suis super contente de vous partager une nouvelle histoire, un an et demi après la fin de Détox.

Que pensez-vous de ce début ?

Pour ceux qui n'ont pas lu l'avant-propos, toutes les illustrations ont été dessinées par @lawnden (sur Instagram). N'hésitez pas à aller voir son compte. 

La couverture, quant à elle, a été faite par @imsuany !

Un demi-chapitre sort chaque vendredi. ❞

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