CHAPITRE III ⎪ baies pourries



NUAGE VERT FIXAIT le ciel nuageux d'un air profondément hargneux. Ils arrivaient déjà à la fin de la saison des feuilles mortes et l'air se chargeait de pluie et de glace. Tant mieux quelque part, cela repoussait l'accomplissement de la prophétie et son "midi des feuilles rouges" que Nuage Vert ne parvenait à se sortir de la tête.

Surtout depuis qu'il en avait été victime.

Il tourna la tête et rentra dans la tanière de la guérisseuse, des herbes dans la gueule. Aussitôt posées loin de ses narines, il put flairer une odeur qui lui arracha un souffle.

Bourrasque de Perle vient souvent te voir ces temps-ci, grogna-t-il à l'intention de son mentor qui triait les toiles d'araignées fraîchement récoltées.

Il leur fallait garder les plus grandes, les moins abîmées.

Je n'ai pas le droit d'avoir des patients ? répliqua-t-elle sans se détourner de sa tâche.

Je m'étonne juste que ses visites aient toujours lieu lorsque je suis dehors.

Il observa la silhouette voûtée de la femelle encore jeune à la fourrure courte et gris perle. Aucun frisson ne la parcourut.

Il voulait bien croire que la jeune chatte et lui ne soient pas de grands amis mais de là à l'éviter autant, il ne parvenait à y croire. Il y avait forcémment une autre raison.

Maintenant qu'il s'était expliqué face à elle, il ne parvenait cependant plus à la détester autant qu'avant. Elle l'énervait toujours un peu, avec ses répliques pourries à deux châtaignes ou ses manières toujours irresponsables alors qu'elle était guerrière. Mais il ne la détestait plus avec autant de ferveur.

Peut-être lui faisait-il un peu confiance malgré tout.

Après tout, s'ils avaient révélé que le blanc de la prophétie était finalement mort, à l'abri des regards, aucun d'eux n'avait parlé de Luna et du lien de parenté qui les unissait.
Ainsi, Bourrasque de Perle et lui étaient en quelque sorte unis par ce secret qu'ils étaient les seuls à partager.

Génial, pensa-t-il, amer.

Un secret est toujours plus dangereux lorsqu'il est connu de deux.

Voyant que Plume Rosée ne lui expliquerait en rien le mal qui poussait Bourrasque de Perle à la consulter tous les jours, il s'enfonça jusqu'à sa litière.

Depuis quelques temps, la prophétie lui retournait complètement le cerveau. Il songeait à une manière de l'élucider, de démasquer ce sombre Traître annoncé à partir des informations déjà données.
Tu parles.

Un mort au milieu des Bipèdes et une silhouette qui fonce sur un arbre, bien maigres comme infos.

Par ailleurs, il avait du mal à interpréter la mort de Poli. D'une part parce qu'y penser lui serrait encore le cœur et l'estomac. D'autre part parce quelque chose coinçait. Le premier signe avait eu lieu en présence de tous les Clans, le Clan des Étoiles s'en était assuré.

Mais pour le second, seuls Bourrasque de Perle et lui avaient été présents.
Pourquoi ?
Pourquoi eux ?

Plus il y songeait et plus il lui apparaissait comme clair que le meurtre ait été délibéré et non le fruit d'un accident. Poli cherchait la bagarre certes. Quelques griffures témoignaient d'ailleurs d'un échange avec son agresseur. Mais la trace nette à sa gorge ne laissait aucun doute quant à la nature du coup qui l'avait tué.

Il avait été fatale et de manière parfaitement consciente.

On avait voulu l'assassiner.

Et il y a bien une chose que beaucoup oublie mais qu'en sa qualité de guérisseur, Nuage Vert ne cesse de rappeler en grinçant des dents.
Une prophétie ne se suit pas à la lettre.

Elle s'accomplit quoi qu'il arrive.

Elle ne fait que raconter des évènements qui doivent arriver. Le Traître n'est pas un chat qui, conscient que la prophétie le concerne, accomplit les actions qu'elle déclame, non.
C'est un chat qui, bien malgré lui, réalise peu à peu les actions qui le désignent coupable.

Dans ce cas quel était le réel but de la prophétie, puisqu'on ne pouvait l'empêcher de s'accomplir ?

Nuage Vert lui-même croyait au destin duquel on ne pouvait se soustraire.

La prophétie n'annonçait pas la fin des Clans, auquel cas il aurait été bien difficile de la renier et tenter de l'empêcher. Impossible à dire vrai, car c'était par les actions censées les arrêter que les vers funestes finissaient quand bien mal par se réaliser.

La prophétie ne faisait que donner les éléments qui servirait à dévoiler le Traître, afin que les Clans, le moment venu, comprennent à qui ils ont affaire et réagissent en conséquence.
S'ils la comprennent trop tard, tant pis pour eux.

Finalement, elle n'était qu'un message.

Quant au Traître... Nuage Vert n'avait que des incertitudes à son sujet. Comme tout le monde, il avait longtemps caressé l'idée d'un chat inconnu venu de contrées obscures, brutal et sanguinaire, avec la volonté de les détruire.
Mais pour trahir, il fallait un jour avoir été fidèle. C'était cette fidélité brisée qui constituait la trahison.

Le Traître ne pouvait être qu'un chat des Clans. Un malheureux qui, précipité par son destin sans le savoir, allait devenir le pire ennemi de ses compagnons.
Tandis que de l'autre côté, une Élue verrait son existence s'anoblir lorsqu'elle le démasquerait.

Mais le Traître ne savait pas encore lui-même qui il était.

Ou peut-être que le jeune apprenti guérisseur se trompait complètement.

Nuage Vert !

Il sursauta. Ces derniers temps, il était souvent plongé dans ses réflexions profondes. Plus que jamais, la prophétie le tiraillait. Les feuilles rouges n'étaient pas encore toutes tombées. Il y avait un midi chaque jour.

Le troisième vers pouvait arriver aujourd'hui comme dans plusieurs lunes. C'était peut-être le plus effrayant dans ces quelques phrases.

Cette impossibilité à les dater.

Parce qu'elle survenait à chaque instant d'une journée, des instants qui se répétaient continuellement dans le cycle naturel.

Nuage Vert ! répéta Plume Rosée, plus sévère.

J'arrive ! répliqua-t-il sur le même ton.

Depuis qu'elle ne jouait plus les douces femelles pudiques, il leur arrivait souvent de s'échanger quelques répliques piquantes. Quelque part, ces échanges les soulageaient tous les deux.

Malgré cela, Nuage Vert ne pouvait nier le profond attachement qui le liait malgré lui à son mentor et à tout ce qu'elle lui avait appris. Elle était l'une des seuls à le comprendre. A ne pas lui reprocher sa mauvaise humeur constante.
A connaître son histoire, sans pour autant en savoir tous les aboutissants.

Qu'est-ce qui se passe ? cracha-t-il presque à son intention.

Un patient, répondit-elle, toujours affairée à ses toiles d'araignées.

Dans ces gestes tremblants, il pouvait deviner son extrême nervosité. Il regretterait presque le temps où elle et Nectar de Miel se voyaient en cachette. Il avait toujours su la calmer.
Mais désormais, la femelle était seule face à ses angoisses et ses démons d'antan.

Avant même de tourner la tête, Nuage Vert pouvait deviner de qui il s'agissait. Son odeur avait porté jusqu'au fond de la tanière. Ou peut-être était-ce simplement son odorat qui s'aiguisait en sa présence.

Il soupira et lança, refusant de s'approcher.

C'est quoi cette fois, encore une épine ?

Euh non, une griffure, balbutia la petite voix de Nuage de Pluie.

Qui nous a fichu un apprenti aussi maladroit ?

Nuage de Pluie semblait incapable de faire plus de trois pas sans se blesser.

Viens, miaula-t-il en agitant sa queue blanche comme neige.

La vue du pelage écaille de tortue du jeune mâle lui provoquait toujours des frissons tant elle lui paraissait inhabituelle. Il savait qu'il n'était pas le seul. Nuage de Pluie était le premier mâle qu'il voyait ainsi. Avant sa naissance, il ne pensait même pas qu'une telle chose était possible. Pour lui, le pelage écaille de tortue et ses nuances étaient exclusivement réservés aux femelles, c'était naturel, logique, parfaitement normal dans son esprit.

Et puis Nuage de Pluie était venu bouleverser toutes ces certitudes. Parfois, il avait l'impression de contempler un mâle dans le corps d'une femelle.
Ce qui lui paraissait encore plus incongru.

Évidemment, en bon guérisseur, il savait de quoi s'accompagnait un tel pelage. Plume Rosée lui avait révélé que les mâles pouvaient bien le posséder mais qu'il s'agissait d'un événement extrêmement rare, frôlant l'impossible, s'accompagnant de quelques effets secondaires.

Nuage de Pluie était stérile. Tout le Clan le savait, sauf lui, et sa fratrie sans doute. Il ignorait tout du regard condescendant qu'on posait sur lui, empreint d'une pitié que Nuage Vert trouvait écœurante.

On s'en tape non ? Pourquoi vous le regardez comme un chaton abandonné ?! avait-il envie de crier parfois.

Et la naïveté profonde du petit mâle rendait ces attentions d'autant plus cruelles. Parfois, Nuage Vert trouvait son ignorance si énervante qu'il souhaiterait lui révéler qu'il était stérile.

Mais ce n'était pas à lui de le faire.

Alors il se contentait de réprimer le profond agacement qui lui venait à chaque fois qu'il voyait la fourrure à l'entrée de sa tanière.

Nuage de Pluie jeta quelques regards autour de lui, à peine intimidé. Il ne l'était qu'au moment de parler.

Tu t'es fais ça où ? lâcha Nuage Vert sans préambule.

Il voulait s'en débarrasser au plus vite afin de retourner à ses pensées. Sa tête bourdonnait encore d'interrogations autour du Traître.

Su-sur le flanc, bégaya Nuage de Pluie face à la dureté de son ton.

L'apprenti guérisseur s'approcha du mâle frêle qui vit sa respiration s'accélérer. Effectivement, une large griffure était visible au milieu de ses poils.
Une griffure de chat.

Tu t'es fait attaquer ou quoi ?

C'est Nuage d'Éclair, lâcha tout bas le petit félin. Elle a mal ren-rentré ses griffes.

Elle est trop dangereuse pour la santé du Clan celle-là, maugréa Nuage Vert en farfouillant dans ses remèdes.

Il avait l'impression de n'écouter que des plaintes à son propos. Très vive et adroite pour combattre, elle avait cependant quelques difficultés à réguler ses ardeurs. Les combats où elle ressortait victorieuse ne faisaient rarement aucun blessé.

Ouragan Nocturne devrait la mettre de corvées jusqu'à ce qu'elle se calme, commenta-t-il en éprouvant une légère satisfaction à l'idée de la rage que pourrait alors éprouver la jeune chatte.

Elle... elle veut devenir une bonne guerrière, tenta de justifier son frère, continuant de détailler les remèdes, mal à l'aise.

Ouais ben qu'elle apprenne à pas blesser ses alliés avant de s'attaquer à ses ennemis.

Nuage de Pluie émit un simple petit bruit, si fugace car réprimé par sa timidité. Nuage Vert ne sut pas s'il s'agissait d'un rire ou d'autre chose, le nez fourré dans ses remèdes. Il mâcha quelques feuilles avant de les coller sans ménagement contre le flanc de l'autre et de s'en écarter aussitôt.

Voilà, tu peux partir.

Une invitation peu courtoise pour lui dire de débarrasser le terrain.

Merci, murmura Nuage de Pluie, le nez toujours tourné en direction des remèdes.

Nuage Vert se prépara à retrouver sa douce litière mais s'arrêta en voyant qu'il ne bougeait. Qu'est-ce qu'il voulait encore ?

Arrête de regarder ces remèdes où je te les fais bouffer, pensa-t-il, les nerfs à vif sans trop savoir pourquoi.

Sans doute à cause de toutes ces interrogations laissées en suspent à cause d'une idiote incapable de rentrer ses griffes contre son frère.
Il aimait bien son rôle mais devait avouer que ses patients se montraient on ne peut plus enquiquinants. Et il détestait les personnes enquiquinantes.

Quoi encore ? lança-t-il en agitant la queue.

Il y a une baie pourrie.

Un peu hésitante, presque tremblante, la remarque de l'apprenti écaille de tortue le prit cependant de court.

Il s'approcha du petit tas de baies de genièvre, un monticule de boules d'un bleu vaguement violacé, et dut attendre quelques secondes avant de repérer qu'effectivement, l'une d'elles était pourrie. Il s'en débarrassa aussitôt, de peur qu'elle ne contamine les autres.

Ceci fait, il se tourna vers Nuage de Pluie, laissant de côté un instant son ton désagréable.

Tu l'as repérée à cette distance ?!

Il pensa avec amertume que lui-même n'aurait pas été certain de la voir si on ne lui en avait pas fait la remarque.

Euh... oui, balbutia Nuage de Pluie, honteux comme s'il avouait une odieuse bêtise.

C'est Vision de Lynx qu'on aurait te donner comme mentor.

Manque de bol, il avait encore la charge de Fragment de Roche à ce moment-là.

Merci, finit par grogner le mâle blanc. Tu peux partir maintenant, j'ai du boulot.

Comme élucider cette saleté de prophétie qui a coûté la vie de mon oncle.

Oncle.
Un mot encore difficile à prononcer tant il était teinté de regrets.
Heureusement, il ne faisait que le penser.

Il entendit le petit pas léger, presque délicat, de Nuage de Pluie s'évaporer et soupira. La tension dans son corps redescendit un peu. Il songea que le Traître était comme une baie pourrie.

Peu de choses la discernait des autres. Parfois, le mal venait directement de l'intérieur.

Et pourtant, si elle restait trop longtemps au milieu du groupe, elle les ferait tous mourir.









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Comment j'ai trop kiffé écrire ce chapitre, j'espère que vous ressentirez autant de plaisir durant votre lecture <3

Et oui un petit pdv Nuage Vert pour bien reprendre le rythme, on retrouve ses interrogations sur la prophétie.

Et comme je suis un peu claquée, je vais m'arrêter là pour cette nda (teeellement utile je sais)

Kiss <3
━ℬlue

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