AU LOIN, LA SILHOUETTE DE LUNA disparut complètement à leur vue, noyée par la pluie. Jusqu'au bout, elle les aura regarder, de ses grands yeux doux qu'ils savaient tristes. Nuage de Perle aurait aimé rester plus longtemps et elle s'imaginait que Nuage Vert aussi.
Mais il était temps de rentrer.

De plus, elle n'était pas certaine de parvenir à maîtriser ses tremblements.
Le Traître était là. Tout près d'eux.
Rôdant dans leur sommeil.

Elle frémit et se reconcentra sur la route qui s'ouvrait juste sous ses pattes. L'eau trempait sa fourrure devenue lourde tant elle en était imbibée. La douleur ne quittait pas son crâne, continuant à vriller continuellement ses pensées dans un vrombissement incessant.
Elle s'y était peu à peu habituée, bien malgré elle, mais il lui arrivait par instant de plisser les yeux lorsque, sous un brusque battement de cœur, les maux s'accentuaient.

Et une étrange torpeur triste hantait son corps suspendu. C'était une étrange sensation, comme si elle n'admettait pas encore que Poli était mort et qu'elle avait vu son corps peu à peu recouvert par la terre.
C'était effrayant.

D'avoir approché un tueur de si près.

Elle croyait parfois ressentir une présence rôdant autour d'eux, comme si le félin démoniaque les pistait. Le mutisme de Nuage Vert ne l'aidait en rien à se rassurer.

— On va vraiment se faire défoncer, soupira-t-elle maladroitement.

Une nervosité sourde circulait dans ses veines, alliée de ce mal de tête qui ne voulait s'en aller. Bien que ses mots lui semblaient mal choisis avec l'atmosphère lourde et le souvenir du félin blanc pesant sur leurs épaules, elle avait besoin de parler pour oublier.

Le silence qui suivit acheva d'augmenter son malaise. Si une part d'elle souhaitait s'énerver contre celui qui l'accompagnait et ne daignait lui accorder son attention, l'autre comprenait tout à fait. Sa famille fraîchement retrouvée était de nouveau disloquée.

C'est ça être mature ? Comprendre les autres sans penser qu'à sa pomme ?

Elle n'avait pas de réponse.
La maturité était bien plus profonde que de simples réflexions. Elle ne se sentait pas prête à l'atteindre. Elle avait l'impression que son enfance était bien trop courte. Elle ne voulait pas y mettre fin.

— Je suis désolée pour Poli, lâcha-t-elle soudain.

C'était plus fort qu'elle, cette absence de bruit l'horripilait. Le silence était trop propice au foisonnement de ses pensées, uniquement troublé par le clapotis incessant de l'eau pleurée par les nuages. Elle souhaitait y mettre un terme même si pour cela, il lui fallait blablater toute seule.

— Mmh, maugréa vaguement Nuage Vert en levant sa tête vers le soleil.

Enfin, plutôt vers les rayons orangés qui perçait à travers l'épaisse couche nuageuse, noyant leur visage dans son ombre, à contre-jour.

Avec un nouveau soupir, le cœur lourd, Nuage de Perle se tourna vers le territoire du Clan de l'Air au loin. Les hautes herbes agitées par le vent créaient des reflets hypnotiques le long de la lande, comme des dizaines de petites vagues dirigées vers les pierres sombres qui s'élevaient au loin.

D'un vert plus clair que la mousse sur le territoire de l'Eau, sa couleur se perdait à travers la brume épaisse projetée par l'eau qui continuait de s'écouler du ciel.
C'était si calme, si paisible, personne n'aurait pu se douter qu'un meurtre venait d'avoir lieu, à quelques pas de là à peine, derrière les hautes barrières des Bipèdes.

C'en devenait effrayant.
Toute la nature continuait de s'agiter alors que Nuage de Perle sentait que sa propre vie s'était arrêtée.

Mais elle finirait par repartir, doucement, lentement, douloureusement aussi. Poli n'était déjà plus qu'un souvenir.

Elle entendit soudain un bruit grave, comme un brusque souffle et se retourna vers Nuage Vert qui s'était arrêté. Il était presque haletant.

— On s'arrête un instant, murmura-t-il, les yeux rivés vers le sol.

Elle remarqua un petit tas de pousses, juste devant ses pattes, encore ruisselantes de salive et de pluie. Ah, voilà sans doute pourquoi il ne lui répondait pas, bien que ce ne soit sans doute qu'un prétexte. Elle ne l'avait même pas aperçu en cueillir ni même les prendre dans sa gueule.

— Tu as pris de l'herbe à chat ?

— C'est Luna qui me l'a donnée, grogna-t-il, encore essouflé. Peut-être qu'avec ça, Plume de Rose se contentera seulement de m'écorcher vif.

Nuage de Perle frémit mais dut avouer que c'était fort probable, vu les colères sourdes qui animaient parfois la guérisseuse. Elle se souvenait encore de la fois où, il y a une ou deux lunes, elle s'était enfuie après une discussion houleuse avec Cœur de Pierre.

Elle se crispa brusquement, sous un nouveau sursaut douloureux, à l'idée de l'entraînement de ce dernier sans doute. Ses maux semblaient s'atténuer de temps à autres, avant de repartir soudainement et bien plus forts.
Cette alternance était tout sauf agréable.

— T'as mal à la tête ou quoi ? s'étonna sombrement Nuage Vert.

Elle serra les dents et opina simplement, en s'efforçant de garder les yeux ouverts.

Sans cesse, des griffes meurtrissaient son crâne, à chaque battement de cœur, à la limite du supportable.
Les remous d'une eau noire et invisible bavaient sur sa fourrure, tout autour d'elle.

Avec cette étrange sensation glissant tout contre elle, elle s'efforça de rester concentrée sur les paroles de Nuage Vert, face à elle.

— Tu demanderas à Plume de Rose un remède, fit-il finalement avant de se relever. On y retourne, si on veut arriver avant la tombée de la nuit.

Il reprit ses pousses dans la gueule et passa devant elle sans plus se soucier de sa souffrance, ce à quoi elle répondit par une légère œillade. Bon d'accord, elle ne lui demandait pas de compatir mais une petite aide n'aurait pas été de trop.

Elle se reprit mentalement, aussitôt cette pensée énoncée. Il y a quelques jours encore, elle ne désirait aucune aide.
Nuage Vert a d'autres problèmes en tête que tes petits rêves, Peperle !

Oui bah moi j'ai mal.

Lui aussi.

Elle souffla bruyamment avant de se lancer sur les traces du chat, dont la fourrure blanche ressortait dans l'aube, au milieu des herbes qui les entouraient. Un flot d'odeurs envahit alors ses narines et elle comprit qu'ils étaient arrivés sur le territoire du Clan de l'Air.

Super, nous voici chez messieurs Tête en l'Air.

Mais elle manquait de conviction.
Elle ressentait la joie comme étrangère et le deuil surpassait tout. Aucune énergie ne l'habitait, juste une tristesse molle.

De temps en temps, l'eau autour d'elle se changeait en sang.

Elle n'osait imaginer ce que ressentait Nuage Vert de son côté.

Sa patte heurta soudain une pierre et elle manqua de s'effondrer par terre. Une nouvelle vague au beau milieu de son crâne la fit chavirer et elle dut plisser les yeux pour réussir à se remettre droite.

Des effluves aquatiques lui venaient nettement, bel et bien réelles cette fois. Elle leva les yeux vers le ciel, où la pluie continuait de couler. Étrange, elle ne l'a sentait pas aussi forte auparavant.
Elle s'était sans doute accentuée, continuant à peser sur leurs épaules ainsi martyrisées.

Des gouttes plus épaisses vinrent se loger dans ses yeux et elle dut secouer la tête pour les retirer.

« Au Matin de Pluie »

Si seulement elle pouvait s'arrêter.

Le trajet commençait à s'étirer, bien plus long qu'à l'aller. Ils n'étaient même pas arrivés à la Terre Neutre que déjà, les pattes de la jeune apprentie la faisaient souffrir et que son ventre commençait à gargouiller. La douleur et le froid l'oppressaient.

Nuage Vert finit par s'arrêter, juste en face du grand bosquet marquant la Terre Neutre. Il se tourna vers elle et elle crut lire une douleur pareille à celle qui la rongeait, bien qu'issue d'une toute autre source.. Il déposa vite son chargement détrempé au sol et lui miaula :

— Je vais chasser dans la Terre Neutre, garde les herbes.

Avant que Nuage de Perle ne puisse s'indigner, rétorquant que c'était elle l'apprentie guerrière et non lui, il avait déjà filé. Elle souffla et se posta près des petites tiges agités par un vent léger. Des gouttes ruisselaient le long de leur hauteur, avant de se perdre dans la terre humide aux senteurs végétales.

Une minute s'écoula.
Puis deux.

Elle craignait de voir un solitaire arriver, chargé de désirs de bataille ou de revanche.

T'es une apprentie guerrière, tu sais te battre non ?

Toutes les reproches de Cœur de Pierre lui revenaient en tête.

Je n'en suis pas sûre...

Dis pas de bêtises.

Elle soupira encore une fois avant de se crisper sous un nouvel assaut douloureux. Bon sang, cela n'allait jamais cesser !

Un bruit retentit soudain, tout près d'elle, la tirant de sa contemplation tourmentée. Un buisson venait de frémir.
Juste à côté.
Elle banda instinctivement ses muscles et releva les babines dans un grondement peu convaincant.

Une ombre s'approchait, abritée par les sous-bois.

— Sors de là ! cracha-t-elle furieusement.

— Faut vraiment que t'apprenne à reconnaître tes alliés, grommela une voix qu'elle reconnut.

Elle quitta aussitôt sa posture plutôt ridicule pour lorgner Nuage Vert qui sortait, deux lapins trempés à ses pattes. Ses yeux verts avaient perdu de leur vivacité mais restaient tout aussi hargneux.

— Surtout que c'est pas la première fois, à ce que j'ai pu entendre.

— C'est Rivière d'Ombre qui te l'a raconté ? grogna l'apprentie en se remémorant la fois où elle avait confondu la guerrière avec Onyx.

Argh, quel souvenir honteux.

Il ne répondit pas et poussa simplement un lapin vers elle, le plus petit lui semblait-il.

— T'as de la chance, ils étaient ensembles.

— Sinon quoi, j'aurai rien mangé ?

— Disons que t'en aurais eu moins, rétorqua-t-il en avalant une première et maigre bouchée.

— Quelle gentillesse...

— C'est surtout pour m'épargner tes bruits de ventre.

Elle lui jeta un regard noir. Même dans le deuil, il trouvait le moyen de la réprimander. Par égard envers le souvenir Poli, elle ne répliqua pas et attaqua plutôt son gibier.

La chair, quoique tendre, était envahie par l'eau, perdant toute sa saveur. Elle glissait sous les crocs et coulait sous sa langue, dans un mélange peu agréable. Mais elle avait faim, et finalement, cela l'emportait sur tout.

Au bout de quelques nouvelles minutes de silence, elle dirigea son regard gris-bleu sur le mâle.

— Je dirai rien si c'est ce qui t'inquiète, dit-elle en apercevant le bout de sa queue s'agiter derrière lui.

Le petit corps blanc semblait frémissant, empli d'une angoisse intérieure.

— Je m'en fiche, assena-t-il durement. Je leur dirai moi-même.

— Quoi ?!

— Va bien falloir leur expliquer pourquoi on est parti après tout nan ?

Elle haussa un sourcil. Le visage déformé par la rage de l'apprenti blanc quelques jours plus tôt lui apparut, plus marquant que jamais.

— Tu m'as menacée de mort et tout ça pour rien ?! glapit-elle, la bouche encore pleine.

Un bref instant, il parut gêné par ce souvenir.

— Ouais, lâcha-t-il plus bas. Je m'étais un peu emporté... désolé.

Eh beh il était temps !

Dire qu'un instant, elle l'en avait cru capable.

— Pourquoi t'as peur alors ? finit-elle par souffler, les sourcils froncés.

Il haussa les épaules un instant et elle croisa son regard.
Allez, crache le morceau.

— Je sens qu'il y a quelque chose de pas normal, d'accord ?

— Tu me rassures, un instant, j'ai cru que c'était grave... grommela-t-elle en retournant à son repas.

— J'en suis certain ! cracha-t-il plus violemment. Il s'est produit quelque chose au Clan pendant notre absence, je le sens !

Elle termina sa bouchée, sentant son cœur s'accélérer sous la nervosité du petit mâle. Mais elle peinait à le prendre au sérieux. Son jugement était sans doute altéré par la mort, trop récente encore, de son oncle, ou même la pluie qui brouillait leurs sens.

— Je suis sûre que...

— T'es sûre de rien ! feula-t-il en se relevant. C'est pas toi qui reçoit des rêves de nos ancêtres !

Il ferma la bouche et détourna brusquement les yeux.

— Quoi ?! T'as fait un rêve ?! s'écria-t-elle en écarquillant ses prunelles.

Il ne répondit pas, fixé sur la carcasse à peine terminée de son repas.

— Nuage Vert !

— Ouais, j'ai fait un rêve, finit-il par déclarer. Au début... je pensais qu'il s'agissait de... Poli. Mais plus on avance, plus je suis certain que cela concerne le Clan. Il faut qu'on se dépêche.

Elle respira par le nez, imaginant presque la douleur chuchoter à son oreille. Son esprit commençait à bâtir des visions, représentant le camp détruit, envahi par le sang et les corps.

Celui de sa sœur, disloqué, au sol.

Elle se releva et ils hochèrent la tête d'un commun accord avant de se mettre à courir en direction de leur territoire.

J'espère vraiment qu'il s'est planté !

Un léger malaise s'installa en elle pendant qu'elle s'époumonait à traverser la Terre Neutre. Les ombres ne l'inquiétaient plus, seule comptait la survie de ses proches.

De tes proches.
Pas du Clan.

Roh la ferme !

Ils arrivèrent finalement sur leur territoire épuisés. Lorsqu'ils s'étaient arrêtés pour manger, le soleil était pratiquement à son zénith, caché derrière les nuages cotonneux. Désormais, il entamait sa glorieuse descente.

Aucune patrouille à l'horizon. Seule de la pluie et des herbes, encore et encore, à perte de vue.

— Ce n'est pas normal, maugréa Nuage Vert.

Ils repartirent de plus belle, épuisés, mais assaillis par l'angoisse de ne pas savoir. L'odeur de l'eau était si forte qu'elle en devenait intolérable, envahissant presque leurs veines. Un véritable déluge s'abattait sur leurs deux minuscules silhouettes.
Le vent sifflait à leurs oreilles.

Nuage Vert s'arrêta brusquement, à l'endroit où leur territoire entamait une pente douce jusqu'au lit de la rivière. Aucune surprise ne vint agrémenter la peur qui se lisait sur son visage.
Un peu à la traîne, rouge et suante, Nuage de Perle se rapprocha de lui avant de s'effondrer au milieu des herbes.

— Qu'est-ce... qui se... passe ? balbutia-t-elle, le souffle court.

— L'eau, murmura le petit chat. Elle est partout.

La terreur à l'état pur s'infiltra dans les veines de la jeune chatte et elle releva la tête.

La courbe délicate et sinueuse de la Rivière Tumultueuse n'était plus. À la place, ne restait plus qu'une immense étendue limpide et débordante qui envahissait tout.

Et au loin, il leur semblait entendre résonner des miaulements stridents et apeurés.

Des appels à l'aide.

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Suspens.................

Désolé pour le retard, j'étais pas inspirée pour le début de ce chapitre, uniquement pour la fin :0

J'espère qu'il saura quand même vous contenter, même s'il est plutôt court et vide <3

Que sont devenus les chats du Clan de l'Eau ? 👀
Le Traître va-t-il faire son grand retour ??

Rendez-vous la semaine pro

~Kiss <3
━ℬlue