━━━━━PROLOGUE








BRISE GLACÉE COMMENÇAIT sérieusement à en avoir marre. Voilà deux lunes qu'elle sentait ces boules de poils grouiller dans son ventre comme des vers sur un morceau de viande. Elle se trimballait de partout avec une bedaine aussi grosse et lourde qu'une pierre au fond de l'eau et en prime, un mâle grincheux et surprotecteur sur les talons. Vraiment super.

Pourtant, ce n'était pas la première fois. Elle savait à quoi s'attendre. Mais malgré tout, une angoisse horrible sommeillait en elle, attendant un moment de faiblesse pour se réveiller et planter ses griffes dans sa gorge. La peur de la perte.
La femelle avait déjà perdu deux petits. Elle ne laisserait certainement pas le Clan des Étoiles lui reprendre ne serait-ce qu'un seul de ceux-ci.

Brise Glacée jeta un regard à sa souris à moitié mangée. Alors pleine, elle préférait éviter le poisson le plus que possible. Non pas qu'elle n'aime pas ça, ce n'était qu'une question de sensation personnelle. Elle avait parfois du mal à le digérer, ajoutez à cela les chatons turbulents qui ne cessait de la prendre pour une boule de bardane et la douleur devenait très vite intolérable.

Elle enterra les restes de son repas et se dirigea d'un pas lourd vers la pouponnière. Une douleur soudaine lui fit plisser les yeux. Aïe, les chatons reprenaient du service. Vivement qu'ils sortent !
Si elle se fiait à sa grossesse précédente, ils arriveraient très bientôt. Elle espérait juste qu'ils lui laisseraient faire une sieste avant pour s'y préparer.

Elle repensa au regard plein de mélancolie de la guérisseuse lorsque celle-ci l'avait auscultée ce matin, sous la demande pressante de Cœur de Pierre.

Il faut dire que plus son ventre s'arrondissait, plus elle ressentait la présence du mâle derrière elle, grondant à chaque danger ⸻ enfin, danger selon sa perception du danger. Elle trouvait cela adorable au début, que le mâle froid se soucie autant d'elle, mais cela commençait sérieusement à l'agacer.
Raison de plus pour que les chatons voient enfin le jour.

Elle sentit les rayons de l'aube sur sa fourrure gris clair. Le soleil arrivait enfin à percer la cime des arbres. Elle rentra dans la pouponnière pour se coucher enfin dans sa litière incroyablement douillette. Qu'un trajet aussi court lui demande autant d'effort était hallucinant ! Elle était presque aussi essouflée qu'après une course dans les hautes herbes.

Tout va bien ? lui murmura Auréole de Roseau en voyant le souffle court de la grande reine.

Ses chatons endormis serrés contre son ventre, la belle femelle écaille au visage fin et aux longs cils la regardait d'un air inquiet.
C'est qu'elle me fait de la concurrence, songea Brise Glacée, amusée, en observant sa cadette.

Oui, ne t'inquiète pas, répondit-elle à voix basse en agitant la queue.

La jeune femelle hocha la tête mais sa mine resta crispée. Elle avait de la chance. Ses chatons lovés contre elle étaient robustes et en pleine santé, à l'aube de devenir apprentis. On distinguait un pelage roux et étincelant, un autre plus sombre, et deux écailles.

Un nouveau coup dans l'estomac la fit grogner. Elle se recroquevilla sur elle-même tandis que la seconde reine retenait sa respiration. Mais elle releva la tête bien haut pour garder un air digne.

Ce n'est rien, rassura-t-elle la chatte écaille d'une voix plus dure. Ces chatons s'amusent sans cesse dans mon ventre.

Tu es sûre ? répéta Auréole de Roseau, les yeux écarquillés. Je peux appeler Plume Rosée...

Je te dis que ça va ! grogna Brise Glacée avant de se plier de nouveau en deux, le corps agité par une nouvelle douleur foudroyante.

Ses flancs se soulevaient de manière plus irrégulière et elle peinait à reprendre sa respiration. La douleur commença à diminuer.

Au moins Cœur de Pierre... continua d'insister l'autre femelle.

Il est en patrouille ! répliqua Brise Glacée, ses prunelles azurines lançant des éclairs. Ne t'en fais pas Auréole de Roseau, ce n'est pas comme si c'était ma première...

Un cri déchirant l'arrêta. La douleur s'accentua de nouveau, arrivant par contractions de plus en plus rapprochées. Auréole de Roseau laissa échapper un cri de surprise avant de se relever précipitamment pour aller chercher la guérisseuse.

La vue brouillée par la douleur et par les larmes, Brise Glacée pensa que c'était tôt, beaucoup trop tôt. Elle n'était pas prête. La première fois s'était plutôt bien passée alors pourquoi la douleur était si forte. Elle ne se souvenait pas d'en avoir connue de pareil. Pourquoi ? Elle ne put retenir un nouveau cri de douleur avant de se cabrer et de donner des coups de pattes dans le vide.
Par le Clan des Étoiles, que cela cesse !

Elle ne vit même pas arriver Plume Rosée, suivie de Nuage Vert mais elle l'entendit au loin, derrière les brumes de la douleur, toujours plus épaisses.

Respire Brise Glacée. Le travail a déjà commencé. Tu l'as déjà fait et tu peux le refaire.

Ces paroles douces et chaleureuses comme une présence maternelle, la rassurèrent. Mais la douleur reprit le dessus. Elle l'obnubilait. Dans sa tête, c'était toujours le même refrain, la même lituanie infernale. La douleur, la douleur, la douleur.
Elle avait terriblement mal, il fallait que cela cesse maintenant !

Comme devenue folle, dirigée par la rage, elle se mit à se donner des coups dans le ventre, sous les yeux et les visages pétrifiés de terreur des guérisseurs.

Arrête, tu risques de blesser les chatons !

Mais la reine ne pouvait plus s'arrêter. Il lui semblait que rien ne serait plus jamais pareil. Comment pouvait-on avoir aussi mal, comment ?! Elle sentit des crocs sur sa patte et gémit. Elle s'arrêta enfin et se laissa lourdement retomber. Tant pis pour la dignité. Tant pis pour la fierté.

Quand le premier petit arriva, elle crut que la douleur allait enfin cesser. Quelle erreur. Elle fut bien pire.
Auréole de Roseau s'empressa de déchirer la poche avant de couvrir de coups de langue le nouveau nez, sous les cris des chatons, réveillés par le vacarme de la femelle grise. Celle-ci, à travers son regard embué, aperçut une minuscule boule gris foncé.
Elle ressemble à son père, pensa-t-elle, en larmes.

Elle sentait quelque chose de chaud couler contre elle. Elle sentait l'odeur âcre autour d'elle. C'était sa vie, sa vie qui s'échappait par flots rougeâtres de son corps.
Elle voyait tous les visages terrifiés autour d'elle. Elle voyait de plus en plus flou, elle se sentait de plus en plus mal.

Elle aperçut le visage de ses filles. Elles étaient toutes deux figées dans une expression muette de peur.
Nuage de Roche, sa chère fille, son propre sang, la survivante de sa première portée si précieuse.
Nuage de Perle, celle qu'elle n'avait pas mise au monde mais qu'elle aimait pourtant tout autant.

Désolé, murmura-t-elle d'une voix rauque.

Elle ne savait même pas si quelqu'un l'avait entendue. Une nouvelle douleur fulgurante. Un nouveau chaton, bien plus clair que le précédent. Mais il en restait encore un dernier.
Je n'en aurai jamais la force... jamais le courage.

La douleur avait pris possession de son corps. Elle voyait tout devenir plus lointain. Les sons devenaient sourds. La lumière, de moins en moins forte.
S'il vous plaît... s'il vous plaît...

Une nouvelle contraction. Un nouveau flot de sang qui coulait comme une rivière sortant des rochers.
Laissez-moi vivre... encore... juste pour les voir grandir...

Sa gorge était si nouée qu'elle ne put pousser un nouveau cri. Mais derrière ses battements irréguliers, son cœur hurlait pour elle.
S'il vous plaît... ne me laissez-pas les abandonner...

Sa tête était si lourde. Elle sentit ses pattes soudain, sous son menton. L'air était de plus en plus rare. A moins que ce ne soient ses poumons qui n'arrivent plus à le happer.
Je donnerais ma vie pour elles... pour eux... mais pas maintenant...

Elle perd trop de sang !

Faites quelque chose !

Ce furent les dernières paroles qu'elle entendit avant de sombrer.

S'il vous plaît...

Laissez-moi...

Vivre.

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