Pathologie
Elle ouvre les yeux et soudainement une vague de panique lui monte à la gorge, la saisit, l’étrangle. Ses yeux fouillent, scannent l’obscurité sans le moindre résultat. Elle ouvre la bouche, cherchant de l’air frais mais n’avale qu’une bouffée chaude et humide. La sensation d’étouffer est plus présente. Elle ouvre la bouche. Son cœur bat trop vite. Elle reconnaît là un début de crise d’angoisse. Ses doigts tentent de saisir quelque chose, sa main gauche se referme sur des draps dont elle constate la rugosité et la piètre qualité, ses doigts de la main droite parcourt un mur lisse, béton ou ciment.
« Ce n’est… murmure-t-elle d’une voix nouée par l’angoisse. Ce n’est pas chez moi… parvient-elle à articuler non sans de grandes difficultés alors qu’un sanglot déchire sa gorge douloureuse.
Sa main droite s’ouvre et se referme sur le mur, ses ongles en griffent la parois dans un crissement abominable à vous glacer le sang.
– Où suis… Terminer sa phrase est trop difficile.
Retenir le torrent de larmes plus encore. Elle ouvre la bouche. L’air est putride, humide, dégueulasse. Elle respire de plus en plus fort, de plus en plus vite, alors que le rythme de son cœur s’accélère. Où suis-je, où suis-je, où suis-je ? Ses pensées sont bloquées sur cette idée impossible.
Elle parvient à se relever. Les lieux sont sombres. Elle pleure à moitié sans qu’aucun sanglot ne franchisse ses lèvres. L’impression qu’elle va crever revient plus forte. La sensation de manquer d’air. Elle ouvre grand la bouche. Le bruit de sa propre respiration l’effraie. Son estomac est noué d’une telle force que s’en est franchement douloureux. Elle a la sensation que son esprit vacille, qu’il bascule doucement, lentement, mais sûrement dans les ténèbres, ceux dont on ne revient pas, ceux qui terrifient n’importe quel esprit sain, n’importe quel esprit malade mais conscient du mal le rongeant, la folie.
Elle griffe le mur d’une telle force qu’un de ses ongles se plie lui arrachant un hoquet de douleur. Où suis-je, que m’a-t-on fait, où suis-je ? Elle a envie de hurler mais sa voix n’est plus là, sa gorge nouée, ses cordes vocales inaccessibles, plus fichues de vibrer. Elle griffe le mur jusqu’à ce que le sang coule. Elle tord le drap. Elle agonise. Finalement au terme d’une lutte longue et douloureuse, épuisée, elle s’effondre dans les draps humides puant sa propre sueur, alors qu’une larme unique coule sur sa joue.
– Où suis-je, où suis-je, où suis-je. répète-t-elle dans un murmure mélancolique en cédant au sommeil.
Doucement, ses yeux se relèvent, quittant le bout de tissus blanc couvrant son corps pour se poser sur l’homme assis derrière un bureau, juste en face d’elle. L’homme porte un costume, pas vraiment l’élégance même, le costume en question est mal taillé, ses lunettes font daté, et ses traits sont plutôt sévères, un visage ingrat qui a dû lui être pénible durant l’adolescence. Elle sourit, doucement, par politesse, même si elle n’en a aucune envie. Elle ignore pourquoi elle est là, pourquoi on la traite comme si elle était une folle dangereuse. C’est d’ailleurs la question qu’elle pose, sur un ton légèrement méprisant, comme s’ils avaient fait une grossière erreur difficilement pardonnable.
– Vous n’avez donc aucun souvenir des trois derniers jours ? demanda l’homme avec une voix douce, articulant chaque syllabe. Elle réalisa alors qu’il lui parlait comme on parle à un enfant dont on craint qu’il ne comprenne pas. Une vague de colère brûlante l’envahie. L’envie de lui arracher son maudis stylo et de le lui planter dans la nuque la saisit. Malgré tout, elle réfléchit. Son dernier souvenir c’était lorsqu’elle était rentrée chez elle, épuisée après une journée de travail, se couchant tout à fait normalement pour s’éveiller ici… Dans une cellule pour dingue, dans un établissement pour dingue, dont on avait refusé de lui dire le nom ni l’emplacement.
– Tout ce dont je me souviens c’est d’être rentré chez moi et de m’être éveillé ici. J’aimerais savoir pourquoi on me fait subir tout cela, répondit-elle d’une voix qui se voulait calme mais cependant troublée par la boule qui s’était formée dans sa gorge.
L’homme posa son stylo, ajusta ses lunettes et planta ses prunelles dans les siennes.
– Madame, je suis au regret de vous apprendre que votre époux est mort. Il parlait lentement, c’était exaspérant. Vous l’avez tué, dans ce qu’on pense être un accès de folie, une bouffée délirante aigüe.
Elle connaissait les termes techniques. Elle savait de quoi il parlait, comme elle savait ce qu’il était, et elle comprenait pourquoi elle était ici, sans savoir comment cela avait-il pu être possible. Ses doigts tremblaient alors que l’angoisse revenait, que les larmes gonflaient ses paupières et que la sensation de se noyer la reprenait. Comment avait-elle pu perdre totalement le contrôle ? Comment cela avait-il pu se produire ?
– Comprenez-vous ce que je dis ? demanda le médecin.
Elle hocha lentement la tête bien que son corps entier semblait réduit à ses plus simples et primitives fonctions. Il lui semblait impossible de prononcer un mot. Elle digérait avec difficulté l’information.
Durant un instant, aussi bref soit-il, son esprit avait basculé, complètement, moment où visiblement elle était passé à l’acte. L’envie de hurler la saisit, mais elle n’en fit rien. Son pire cauchemar était en train de se produire.
C’est curieux. Parce que pas un seul instant, elle ne s’arrêta pour pleurer son mari. Leur relation était sans doute bien plus délité qu’elle ne le pensait. Apprendre sa mort et n’en rien ressentir, ne pas sentir une douleur dans sa poitrine, dans son cœur, était étrange. Comme si l’on frappait contre un verre avec une petite cuillère mais qu’aucun son n’en sortait. C’était étrangement anormal. Et cependant acceptable.
L’idée qu’elle est cessé de l’aimer semblait acceptable. L’amour avait fondu comme neige au soleil. Ils ne se disaient plus que bonjour et au revoir, parfois elle pleurait et il ignorait ses sanglots, parfois il hurlait et s’en allait sans répondre, sans même le regarder. Quand elle avait manifesté, trop tard, l’envie d’avoir un enfant, il avait presque plaisanté, ironisé sur la carriériste qui avait tout abandonné pour son cabinet, pour ses patients, qui passait plus de temps sur le divan de son psychiatre que dans le lit de son mari. Elle avait hurlé, pleuré, mais rien n’y avait fait. Il était tellement froid, tellement distant, il y avait tellement de rancœur en lui. Elle s’est sentie trahie, trompée, et plus tard, elle fut persuadée qu’il allait la quitter, pour une femme plus jeune. Il avait changé de voiture, s’habillait mieux, semblait plus jeune, conquérant, c’était inacceptable. Etait-ce pour cela qu’elle l’avait tué ? Peut-être. Qui sait ce que son esprit troublé et malade avait été capable de faire, de produire ?
En vérité, elle ne cherchait pas de raison à son comportement, ne cherchait pas à justifier ce qu’elle avait fait. Qu’elle l’est tué ou pas semblait lui importer peu. Bien sûr les conséquences étaient non négligeables, sans ce crime, elle ne serait pas enfermée ici en attendant qu’on juge ses actes, mais cela ne lui semblait pas être le plus important. Elle était ou plutôt elle est psychiatre. Et sa plus grande peur a toujours été de devenir folle. Peut-être parce que son esprit avait pratiquement basculé dans la folie quand elle était adolescente ?
Quand elle avait attaqué un de ses camarades en lui plantant un crayon dans le bras, cela était plus ou moins justifié, mais ce n’était pas la violence de l’acte que ce qu’il signifiait. C’était ni plus ni moins que le passage à l’acte d’une adolescente en conflit avec sa mère qui avait développé une héboïdophrénie qui était symbolisé par des moments où elle se montrait agressive et violente, et des instants où au contraire, elle était complètement froide et détachée.
Ce fut le début de sa thérapie, sa prise de conscience du mal qui la rongeait, son désir de lutter contre la sauva une première fois, peut-être aussi qu’Il la sauva. Piotr. Elle tomba amoureuse de lui. Conséquence inévitable. Elle ne lutta pas contre ce sentiment, qui semblait être la seule chose heureuse de son existence. Elle dû le faire cependant parce qu’il l’abandonna. C’est à cause de cette rupture qu’elle abandonna le domaine de la psychiatrie pour s’attaquer à la médecine. Elle fut presque heureuse en pédiatrie, c’est là qu’elle rencontra son futur époux, Louis. Les sombres années semblaient alors lointaines, mais tout va bien lorsqu’on est jeune et amoureux. Quand est-ce que ses sombres démons revinrent, elle ne s’en souvenait plus. Pas précisément.
Elle songea au petit Tomy, à sa mort, au chagrin qu’elle avait eu, à son refus définitif d’avoir des enfants après cela. Ne jamais subir une telle perte. Elle s’y refusait. Pas le sien, jamais. Retourner en psychiatrie semblait être la meilleure solution. Dans un cabinet, aucune vie ne dépend de vous, aucune vie ne peut vous être soudainement arrachée, elle cru à ce nouveau départ.
Mais au fond, peu importe ce que l’on fait, où l’on va, on reste la même personne, avec ses mêmes démons, et tant qu’on refuse de les regarder droit dans les yeux, on ignore à quel point ils sont dangereux. La peur finit par ne plus la quitter. Sur le divan, elle comprenait à quel point elle avait été négligente, inconsciente. Tous les signes étaient là, même si elle refusait de les voir.
L’expression de son visage se figea dans une grimace ignoble alors qu’elle comprenait. Une série de petits évènements qui lui avait paru sans grande importance, normal dans une vie humaine, et son manque de capacité à les surmonter, l’avait poussé sur cette pente dangereuse, et à présent, elle sombrait dans un gouffre qui semblait sans fond.
– Mme Friedhirsch… Mme ? » demanda le médecin avant de se lever, contourner son bureau afin de venir auprès de celle qui semblait être en catatonie.
Pas de catatonie en fin de compte, cela aurait été trop facile. Astrid fut ramenée dans sa cellule. Enfermée dans l’obscurité, elle prenait conscience de sa nouvelle réalité. Sortir d’ici lui semblait de plus en plus improbable. Lutter contre sa folie était sa seule option, la seule manière de survivre, car si la folie l’emportait, son esprit disparaîtrait, sa conscience, sa personnalité serait engloutie dans la folie. Elle était psychiatre, elle savait ce qu’était la folie, et la redoutait plus encore que la mort. Mais vivre ici, tenter de survivre, n’allait-il pas la pousser dans les bras de cette folie. Se mordant la lèvre, elle releva les yeux, cherchant à percer l’obscurité, à aller au-delà des barreaux et distinguer les couloirs aux murs gris morbides et tristes. Elle écouta les cris des autres patients, leurs pleurs. Etre ici, avec eux, était inacceptable, et cependant, comment en sortir ?
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