Chapitre 2
Depuis toujours, l'homme vivait là. Jamais il n'avait connu d'autre vie. Seulement sa campagne, son chalet et ses livres. Livres qui s'ajoutaient dans les étagères, étagères qui grandissaient au fil du temps. Il vivait au travers de ses ouvrages. Ils lui décrivaient un monde qu'il ne connaissait pas, un monde vibrant de vie et d'animation. Ils étaient sa seule distraction. Aussi longtemps qu'il s'en souvienne, ils avaient toujours été là, à lui tenir compagnie. Il en était arrivé à la conclusion que chaque livre écrit dans l'autre monde s'ajoutait à ses étagères, pour former la bibliothèque la plus complète de l'histoire. Du moins de son histoire. C'était l'unique chose qu'il avait à raconter. Il n'avait pas de famille, vécu aucune aventure. Il n'aurait même pas su dire depuis combien de temps il était là, ni comment il y était arrivé. Comme si ses plus lointains souvenirs étaient semblables à ceux d'hier. Comme si toutes ses journées se répétaient à l'infini, depuis la nuit des temps. Se lever, manger, lire, se coucher. Se lever, manger, lire, se coucher. Ainsi de suite. Mais cela lui convenait parfaitement. Jamais il n'aurait demandé plus. Il aimait sa routine. Il aimait ses livres. Alors quand un jour une jeune fille apparut dans sa bibliothèque, il ne sut comment réagir. Une multitude d'émotions le traversa. La surprise, la peur, la curiosité, la colère. Jamais de sa vie il n'avait eu à vivre une situation semblable. Jamais il n'avait connu une autre personne que lui-même. Il avait toujours été seul. Ce monde que lui décrivaient ses livres, il n'avait fait que l'imaginer. Jamais il n'aurait osé penser qu'il existait. Mais si ce monde ne sortait que de sa tête, alors comment expliquer la présence de l'intruse ? Pendant tout ce temps de réflexion, elle n'avait cessé de le fixer, avec un mélange d'appréhension, de curiosité et presque comme un air de supplique. De son corps émanait une grande tranquillité, mais de son regard ne ressortait que la peur. Ses yeux appelaient à l'aide. Elle était figée, comme si le moindre geste aurait pu faire disparaitre l'ombre d'un espoir naissant. Lui ne bougeait pas plus. Il hésitait. Devait-il l'aider ? Il n'aurait su que faire. Devait-il attendre qu'elle parte d'elle-même ? Ainsi pourrait-il retourner à sa lecture. Cette situation toute nouvelle l'empêchait de réfléchir correctement. Aussi, ils restèrent là, à se regarder, immobiles, durant un éternel instant. Ici, tout n'était qu'éternel instant. Pourtant, jamais moment ne lui avait paru plus long. Ce fut elle qui parla en premier.
Je viens de dire quelque chose, mais je ne sais pas quoi. Probablement une banalité. Il me regarde, les yeux grands ouverts. J'ouvre la bouche, mais plus rien n'en sort. Puis, lentement, il prend un papier et un crayon. Je m'approche doucement de la table où il écrit. Après quelques instants, il s'éloigne et je peux enfin voir. Sur la feuille auparavant blanche, il n'y a qu'un simple point d'interrogation. Qu'est-ce qu'il veut dire par-là ? Parle-t-il une autre langue ? Je n'ai jamais été aussi perdue. Il doit percevoir mon désarroi, car il reprend son crayon et écrit : «Aide ?». Son écriture est tremblante et sa main hésitante. C'est comme s'il n'avait jamais vraiment écrit, qu'il connaissait les mots mais pas la plume. En voyant sa question, je hoche vivement la tête. Une foule de questions se presse à ma bouche. Tellement que je ne sais plus quoi dire. J'essaie de me concentrer pour articuler un vague : « Où sommes-nous ? ». L'homme me regarde à nouveau avec les yeux grands ouverts, l'air ahuri. Peut-être que l'écho lui parvient indistinctement ? Je m'approche doucement de lui et lui prend le crayon des mains. Il n'a toujours pas bougé. Je marque ma question sur le papier. Il la lit, puis me regarde dans les yeux. Il reprend le crayon et écrit : « Ici ». Il me prend sûrement pour une débile. Comment suis-je censée lui faire comprendre ma situation ?
À chaque fois que la fille ouvrait la bouche, il n'en sortait qu'un flot de sons étranges. L'homme, qui n'avait jamais entendu de voix humaine, était incapable de comprendre ses mots. C'est pour cela qu'il écrivit. Parler, jamais. Mais écrire, ça oui, il le pouvait. Avec tout ce qu'il avait lu, il le pouvait. Cela faisait bien longtemps qu'il n'avait plus tenu de crayon. Si longtemps qu'il ne s'en souvenait même pas. En avait-il déjà tenu un ? La fille avait l'air tellement perdue, tellement seule qu'il en éprouvait presque de la compassion.Elle ouvrit de nouveau la bouche, et de nouveau, il ne comprit rien. Alors elle s'approcha et lui prit le crayon des mains. Elle écrivit une question sur la feuille. Une question si bête. Où voulait-elle donc être, autre qu'ici ? L'homme la regarda avec pitié. Soudain, une lueur d'espoir, un éclair de génie lui traversa le regard. Elle le prit brusquement par la main et le tira dans l'escalier. Il ressentit une sensation des plus étranges. Il n'avait jamais été touché. Pas qu'il trouva ce premier contact désagréable, mais il aurait préféré avoir le temps de s'y habituer. Au lieu de cela, il se faisait tracter dans tout le chalet, puis en dehors. Ils allaient en direction de l'étang. Pourquoi allaient-ils par-là ? Il s'était toujours méfié de ces eaux noires. D'elles émanait une grisaille, comme une fumée, qui l'empêchait de respirer correctement. Ne le voyait-elle pas ? Cet étang était mauvais.
Je cours dans l'herbe, tirant le vieil homme derrière moi. Peut-être qu'en lui montrant d'où je suis venue il comprendra. Au début, il se laisse entraîner comme un vulgaire morceau de chiffon. Maintenant que nous nous approchons de l'étang, il oppose plus de résistance. Je vois dans son regard qu'il n'a pas envie d'être là. Il préférerait sûrement rester dans son chalet à lire. Mais j'ai besoin de comprendre. Je continue. Malgré lui, nous nous retrouvons au bord de l'eau. Je la désigne du doigt et le regarde fixement. Il ne comprend pas. Pour lui montrer, je m'approche de la marre. J'effleure sa surface de la paume de la main en le tenant avec l'autre. Et là, tout recommence. Nous sommes aspirés par l'eau. Le haut redevient et le bas et le bas redevient le haut. Je sers fort sa main, de peur de le lâcher. Si j'avais su qu'il suffisait de toucher à nouveau l'eau pour rentrer, je l'aurais fait plus tôt...
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