6. Clin d'œil
Après le repas, mon écho et moi nous rendons au laboratoire où se déroulent les travaux pratiques de cette après-midi. Et merde... C'est vrai... Faut que nous finissions de réviser. Sur ce, c'est ce que nous faisons aussitôt. Nous avons un contrôle avant le TP sur les techniques de culture cellulaire.
Nous sommes tout de même soulagées de voir qu'il n'y a que quelques diapos que nous ne connaissons pas encore par cœur. Nous les passons en revue brièvement avant de cesser. C'est à demi-mortes que nous essayons de respirer – ou plutôt que nous luttons pour ne pas trop respirer. Nous n'avons pas envie de faire une nouvelle crise d'anxiété. Finalement, nous parvenons à entrer dans la salle sans soucis. Ce n'est que le matin avant d'arriver au campus que ces crises surviennent de manière ingérable.
Cela fait déjà plus deux ans que tout cela nous frappe, presque quotidiennement. Ce serait mentir que de dire que c'était incessant, car au début, ça arrivait par période. Nous nous rappelons parfaitement de la première fois que c'était arriver : entre deux cours, nous avons eu l'impression de manquer d'air, désespérément. Puis, nous avons fondu en larmes sans que l'on comprenne pourquoi. Sur le coup, nous avons prétexté que c'était à cause des difficultés rencontrées, et à la fatigue, l'isolement.
A présent, nous savons depuis longtemps que ce n'était pas ça. C'est un démon, qui te déchire les entrailles, qui sévit sans que nous ayons le temps de demander notre reste. C'est une peur sourde, injustifiée et incontrôlable qui te soumet à sa merci. Même si nous ne sommes pas quelqu'un expressif en temps normal, nos émotions ne font que de déborder. Quand le vase est plein, on ne peut l'agrandir – et le nôtre est scellé ; nous ne pouvons plus le soulever pour le vider. Le temps passe, il vieillit et l'eau s'écoule à travers des brèches toujours plus nombreuses.
Nous regardons notre feuille dès que Mme Montélimar nous les distribue. Nous répondons à presque tout sans ciller – presque car une question nous laisse perplexe.
Bientôt, la prof ramasse les copies et nous rejoignons Paloma et Sara à leur paillasse. Nous récupérons nos cultures. Nous sommes ravies de voir que nous ne sommes pas des groupes qui ont raté et contaminé leur flasque. Rapidement après quelques manipulations, nous ne retrouvons à rien faire : nous devons laisser à l'obscurité un bon moment avant de reprendre nos travaux... Du coup, la professeure nous parle de notre petite interro :
« Je voulais vous parler de la question quatre parce que dans tous les groupes, dans la promo en général, vous ne trouvez pas la réponse. Quelqu'un la connaît ? »
Ah, cette fameuse question... Personne ne dit le moindre mot, alors elle nous encourage :
« Il y a quelqu'un parmi vous qui a parlé des résidus du milieu nutritif... et de l'action de l'enzyme. Ça ne vous dit rien ? »
Nous sentons instantanément nos joues chauffer. En l'occurrence, c'est bien de nous qu'elle parle... Nous nous apprêtons à, peut-être, nous manifester quand Trevor s'exclame :
« Ah oui ! Ça, les résidus et tout, c'est moi ! »
Mes camarades et nous-mêmes pouffons. Plus que quiconque, nous avons du mal à faire taire notre hilarité. S'ils savaient, eux-tous ! Nous murmurons à Sara :
« En fait, c'est moi... »
Nous ne savons pas si elle ne nous a pas entendus ou elle fait abstraction de ce que nous lui disons, mais elle ne tourne même pas la tête vers nous.
« C'est dommage parce que l'idée était là, il aurait fallu la développer jusqu'au bout. C'est quelque chose sur lequel je n'ai pas assez insisté durant notre premier TP ; nous procédons à un rinçage, en fait, pour éliminer les résidus et traces du milieu sur les cellules afin que les enzymes agissent correctement et puissent accéder aux cellules. Vous comprenez ? »
* * *
Nous sortons de la salle. A très grands pas, nous sortons du bâtiment et encore plus précipitamment du site de l'IUT. Être loin des cours, c'est être loin du tracas ! Le sentiment de liberté est direct !
Nous nous engageons sur les trottoirs. Une cinquantaine de mètres plus loin, nous réalisons : nous sommes mercredi ! Nous nous élançons sur le bitume. Les horaires ne sont pas les mêmes le mercredi et le samedi ! Le dernier bus passe à dix-huit heures pile !
Nous rassemblons toutes nos forces et notre bonne volonté pour courir. Cette côte à monter est décourageante mais bon, quand on n'a pas le choix... Je m'observe attendre pour traverser la route et quand c'est enfin possible, je repars de plus belle.
L'autre Enjy s'évertue sur la pente impitoyable quand nous apercevons toutes deux des silhouettes que nous connaissons trop bien. Notre cœur manque un battement. C'est Tom et Valérie ! Toute chose, nous ne ralentissons pas, au contraire même. L'heure nous dit pourtant que ça devient impossible d'avoir le bus... C'est vrai que Valérie habite dans le quartier où se situe l'IUT. Je ne la connais pas et j'ai très peu interagit avec elle mais je la croise parfois le matin. L'espace d'une seconde, notre regard croise les jolis yeux noirs tout interrogatifs de Tom. Eh oui, Tom, nous courrons. C'est toute notre vie, maintenant... Si tu savais...
Exténuée, nos poumons nous brûlent. Il faut que nous nous arrêtions un instant. Complètement galvanisées, nous continuons néanmoins jusqu'à atteindre la gare. Nous ne pouvions pas nous arrêter là, juste après les avoir croisé. Et puis, nous savons pertinemment que nous n'aurions jamais eu la force de nous y remettre.
Il n'y a aucun bus ! Espérons qu'il soit en retard, sinon, ça veut dire qu'il est parti avec juste soixante secondes d'avance, largement suffisant pour nous laisser sur le carreau. Nous attendons... Encore et encore. Mais non, pas de car. Nous contactons notre mère, dépitées. Nous allons toujours de difficulté en catastrophe et de catastrophe en maladresse. Mais nous sommes heureuses. Tom, nous le connaissons depuis deux ans, tout comme l'anxiété. C'est autant de temps que nous alimentons une lithoromance qui nous suffit amplement.
Notre mère arrive et nous nous excusons aussitôt auprès d'elle. Je vois mon écho à travers la fenêtre du véhicule. Je comprends que l'autre Enjy me voit aussi ; je suis son reflet après tout. Brusquement, je me fais happée. Sidérée, je sens mon poids dans mes baskets. Je suis là. J'ai repris ma place. Ma meilleure amie, face à moi, me fais un clin d'œil avant de s'évanouir. Les reflets sont omniprésents et évanescents. Aussi, un nuage vient de masquer le soleil. Sans réfléchir, je monte sur le siège passager.
J'ai compris. Nous avons compris. Être heureux, ce n'est pas si compliqué... Il faut juste le vouloir. Même dans l'obscurité la plus totale, notre petite lumière intérieure continue d'étinceler – qu'importe si nos autres lumières s'éteignent ; nous sommes notre meilleur ami. Il ne faut jamais se trahir soi-même sinon, que nous reste-t-il ? A choisir, je me préfère à la peine. A coup sûr, je ne me regarderai plus jamais de la même façon dans la vitre. Quand Tom est à proximité, je ne veux plus perdre ma dignité. Ma pauvre consœur ! Dans ce bas-monde, elle en a bavé à ma place. Désormais, je me jure de tout donner pour que jamais elle ne retombe en décadence. On ne laisse jamais tomber les amis.
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