9. Emotions
Rangi était toujours Rangi, c'est à dire plat. Gaëtane y retrouva ses petites habitudes, le poissonnier-mécano, les magasins toujours aussi désagréables, les dauphins au coucher de soleil, le club de plongée, les fleurs de tiaré, Pedro le chien, ainsi que les petites habitudes de Gwen, ses apéros pastis-ragots devant le soleil couchant sur le lagon chez Christine, son sourire charmeur, ses câlins, mais aussi ses exigences toujours aussi peu compréhensibles.
Deux groupes de trois bénévoles avaient rempli la pension, qui était devenue d'un coup très vivante. Gwen n'arrêtait pas de travailler, eux aussi, à part un grand gaillard qui tentait dès qu'il pouvait de resquiller. Gaëtane était assignée à la tenue de la pension (courses, repas, ménage) et toujours au ramassage des fleurs, tâche qui l'apaisait. Elle avait refourgué la corvée des feuilles à un des bénévoles, s'étonnant que Gwen préféra sacrifier du temps de construction à une activité qu'elle trouvait assez futile. Mais bien que considérée par tous comme la maîtresse de maison, elle avait décidé de laisser Gwen à ses lubies: il était chez lui après tout.
Le nouveau bungalow avançait à coup de pelle mécanique, de pioches, de pelles, de parpaings, de ciment et autres joyeusetés maçonnes. Encore quelques semaines avant qu'elle puisse s'attaquer aux finitions que Gwen lui avait déléguées. Elle avait aussi hâte de participer au tressage des feuilles de coco pour fabriquer une partie des murs et le toit. Il fallait pour cela attendre que Poé, l'amie polynésienne de Gwen qu'elle avait accompagnée mi-décembre tout au bout du lagon, rentre de Tahiti et lui apprenne les gestes ancestraux. Se dire qu'elle partirait de rien, avec un seul coupe-coupe pour outil et des cocotiers en guise de matériaux, lui plaisait. Elle ne serait jamais ni Mike Giver ni Mike Horn, mais utiliser la nature et simplement la nature, lui donnait le sentiment de se relier à ses ancêtres, les chasseurs cueilleurs. Même si ceux-ci n'avaient vraisemblablement jamais vécus, à son grand regret, dans des endroits où poussaient les cocotiers.
En attendant, lorsque ses tâches lui donnaient un peu de répit, elle parcourait la grève à la recherche de coquillages ou de cailloux singuliers qui l'inspireraient pour la déco de la pension, réfléchissait au plan d'un petit faré pour la farniente, sans béton, juste du bois et des feuilles de coco (tressées évidemment) et bricolait des vieilles planches blanchies par la mer, pour confectionner un petit meuble à savates (l'appellation locale des tongs), qu'elle avait prévu de mettre à l'entrée des chambres.
L'ambiance était très bonne avec ses nouveaux compagnons, même si ce n'était pas Astou et Péné. Elle se demandait parfois comment se passait la vie de ce duo de boute-en-train, dans la grisaille parisienne. Indubitablement, elle repensait ensuite à la famille et à ses amis. Quel temps faisait-il en Corse ? Comment se passait leur hiver ? Y avait-il encore un couvre-feu ? Y avait-il de la neige en montagne pour faire des virées en ski de rando ? Sté faisait-il du ski de rando sans elle ? Avait-il aussi appris à l'Ordure à faire du ski de rando (après l'escalade), puisqu'il fallait être deux pour skier en toute sécurité ?
Elle envoyait des photos de ses journées à Rangi (les cairns multicolores qu'elle avait fabriqués, le bébé requin citron que Pedro le chien était allé pécher, les gâteaux coco-banane, les curry d'aubergines, les vagues du lagon ou les couchers de soleil). Ses interlocuteurs répondaient à ses messages par des pouces levés, des applaudissements ou des cœurs, mais jamais avec une vraie conversation, jamais avec une discussion profonde. Elle aurait eu pourtant besoin de ça pour faire le point sur son état, comprendre un peu mieux ce qu'elle ressentait et prendre du recul sur les relations bizarres qu'elle entretenait avec Gwen. Car ses remarques désobligeantes continuaient à fuser, à tel point qu'un jour, forte de lui prodiguer un bon conseil entre deux remarques acerbes, elle lui demanda s'il connaissait la communication non violente, une façon de s'exprimer à laquelle elle s'était intéressée pendant le confinement (on en a découvert des choses pendant le confinement !)
- J'ai même fait un stage, lui répondit-il sèchement !
A ce moment là, elle ne connaissait pas encore les écueils liés à l'utilisation de cette méthode par des personnes, pas forcement malveillantes, mais dont le but premier est de garder le contrôle sur l'autre, coûte que coûte, au lieu de soigner la relation. Et au lieu de lui rire au nez ou de lui faire remarquer la violence de ses propos, comme elle aurait pu le faire un an plus tôt ou plus tard, elle se referma une fois encore dans sa coquille, triturée entre l'amour pour lui et le sentiment que quelque chose n'allait pas entre eux. Et n'allait pas bien dans sa tête à elle.
Parce que, ne nous y trompons pas, même si nager avec les dauphins, les requins et les raies mantas, grimper sur des falaises désertes sur une île tropicale, naviguer sous les étoiles et partager des câlins avec son bel Amant du Pacifique l'avaient rendue à la vie, Gaëtane n'était pour autant pas guérie. On ne sort pas d'une telle dépression, d'une telle trahison, d'un tel bouleversement en seulement quelques semaines, furent-elles merveilleuses. La culpabilité l'assaillait et lui revenaient souvent les mots de Sté :« j'étouffe ». A bien y regarder, elle aussi étouffait de cette perte de confiance en elle, de ses doutes, de sa soumission inconsciente à Gwen et du sentiment qu'elle devenait folle tant il la faisait tourner en bourrique. Parce qu'à part ses excès de violence verbale, très brefs et toujours suivis d'excuses, elle se sentait si bien avec lui. Léa, qui prit un moment pour échanger quelques messages avec elle, lui glissa les mots de « pervers narcissique », qui furent balayés d'un revers de main, tant l'intention de Gwen avec elle était dénué de méchanceté. En analysant plus tard leur relation, elle retint plutôt le syndrome du vieux garçon, ou plus exactement du vieil éléphant célibataire dans un magasin de porcelaine. Pour moi, il m'évoquait plutôt Docteur Jekyll et mister Hyde, puisqu'à son contact, Gaëtane était partagée entre l'amour et la tristesse, entre l'extase et la douleur, entre la plénitude et le désespoir. Heureusement, les émotions positives reprenaient toujours le dessus, un peu grâce à lui mais je pense surtout grâce au climat tropical et à la végétation si enivrante.
A tel point qu'un soir, rentrant d'un apéro avec les bénévoles devant la passe de Tiputa où s'était déroulé le spectacle habituel des cabrioles de dauphins, l'une d'entre eux lui demanda tout en pédalant :
- Et toi, tu fais quoi dans la vie ?
- Tu veux dire, comme travail ?
- Ben oui, avait répondu la bénévole, toute étonnée.
- J'ai un bureau d'étude, dans l'environnement, en Corse. Mais là, je ne sais pas, je ne sais plus. Je me sens bien, tout de suite maintenant. On n'est pas bien là, ici ?
- Oui, oui, avait évasivement répondu la bénévole.
- C'est important, de vivre, de se sentir vivant, de s'en rendre compte, de ne pas repousser à plus tard. Alors ce que je fais pour gagner ma vie, et où je le fais, on s'en fiche un peu, non ? D'ailleurs, est-ce que c'est ma vie que je gagne avec ce boulot ? Ou est-ce celle que je perds ?
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