9. CARNET DE GAËTANE -20 octobre 2020

J'ai enfin un moment de répit. Qui aurait cru que ces journées seraient aussi remplies ? Aussi belles ? Je sais que je suis sur un fil, tel un funambule, prêt à m'écraser par terre au moindre faux-pas, mais sur le fil, la vie est belle. Sur le fil sans lui.

Je découvre la vie autrement : prendre le temps qu'on n'a jamais pris, le temps d'observer, de respirer, d'écouter. Avec lui, il fallait toujours partir pour rentrer ou pour changer d'activité, partir avant le temps mort, partir avant l'ennui. Maintenant je découvre, ou je redécouvre le temps qui s'étire, les discussions et les squats improvisés.

Je redécouvre aussi les couleurs. Pas que j'en ai été privée, loin de là, mais c'est comme si ma condition de femme seule me rendait plus attentive à ce qui m'entoure, au moment présent, au monde. Comme si mon acuité s'était décuplée. Ou comme s'il fallait que je la décuple pour ne pas tomber du fil. Car je sens que la tristesse est toujours là en moi, je sens qu'elle peut remonter à n'importe quel moment, sans crier gare. Comme une plaie cachée sous un pansement.

Mes journées sont des pansements, des pansements pour passer le temps, pour que le temps ait le temps de faire son œuvre, comme tout le monde me le dit. Chaque journée, chaque heure, que dis-je, chaque minute est une petite victoire sur moi-même, un pied de nez à la fin de notre histoire. Chaque respiration est un pas de plus vers la reconquête d'une nouvelle vie.

J'ai juste pas envie de louper l'intersection, pas envie de m'endormir dans la complaisance, pas plus que dans la dépression, pas envie de me réveiller un jour en me disant que je n'ai rien transformé, juste changé de partenaire.

Parce que puisque je suis obligée de changer de vie, autant que je m'en taille une à ma mesure. Que je me fabrique une vie à ma dimension, à mon étoffe, à mon goût : une vie que j'aime, la vie que j'aurai toujours rêvé avoir.

Moi qui ait si souvent voulu en changer.

Est-ce cette peur de franchir le mur d'un au-delà du connu ou était-ce la perspective de devoir quitter Sté et cette vie magique que nous nous étions construite ? Je ne voyais pas ma vie si belle à ce moment-là, je trouvais que la routine nous avait gagnés, qu'il manquait quelque chose. Mais cette dernière année, je me surprenais à l'aimer cette vie. Je croyais que c'était les fruits du travail que j'avais entrepris sur moi. Maintenant je sais que c'était mon amour pour lui qui s'était transformé, fortifié, amplifié. Que c'était bien plus que de l'amour : c'était un attachement charnel, viscéral, c'était une famille, quelque chose d'indéboulonnable, d'invincible. Et pourtant ...

Pourtant son départ a clos 15 années de vie à cent à l'heure, 15 années de week-end toujours remplis, de vacances merveilleuses, de complicité. Nous deux, on était une équipe, un duo, presque des siamois. Toujours fourrés ensemble. On faisait du kite ensemble, on grimpait ensemble, on nageait ensemble, on faisait de l'apnée ensemble, quand on allait au cinéma, c'était ensemble, tondre le gazon, tailler la haie, bricoler, même le ménage on le faisait ensemble. Et accrocher le linge le matin, aussi ensemble, et toujours avec un rituel de laisser la dernière chaussette de l'autre dans le panier. Car tout était jeu. Rien n'était sérieux. Dernièrement, même au supermarché, on nous croisait ensemble. On avait peu de petits moments seuls : lui son skate et ses romans, moi le chant.

Mais c'est vrai que dernièrement, il s'était mis à fond à son skate. Etait-ce son besoin d'être seul ?

- J'étouffe, tu comprends ? J'ai besoin de me retrouver, de n'avoir rien à justifier, de voir qui je veux quand je veux. Je ne me sens pas à l'aise ici, je ne me sens pas chez moi, ici. J'en peux plus de tout ça, de cette société, des gens, de cette ambiance. Il faut que je parte, que je refasse ma vie.

Il m'avait dit ça le 21 septembre. Il m'avait embarqué pour un apéro au bord de la mer, on avait descendu un peu de ti-punch fait avec du bon rhum de Guyane et ma mixture de sirop de canne, à l'abri du vent derrière une petite butte où poussait un genévrier tout tordu. Affalés sur la plage, on avait parlé de tout et de rien et j'avais même dit, juste avant, qu'on devrait se faire des apéros plus souvent sur la plage.

Je fixais les flotteurs délimitant le périmètre de baignade surveillé qui dansaient dans le vent, nous parvenaient des effluves de musique de la paillote encore ouverte qui projetait un halo de la lumière sur l'eau. Au loin, le contour de la baie et de l'île commençait à s'effacer dans la pénombre. Dans ma gorge, ça commençait à se nouer.

- Mais si tout ça te gave, allez viens, on part. On part tous les deux. Moi aussi j'ai envie de mettre les voiles. On prend le van, on parcourt la France ou l'Espagne, tiens !, on va à Hawaï faire du kite ou à Tahiti plonger avec les requins ou on remonte la côte ouest des Etats-Unis jusqu'à l'Alaska ou on traverse l'Hymalaya. N'importe où, c'est toi qui choisis ! On fait un break. Six mois, un an, on pose un congé sans solde, avec le bordel du CoVID, personne ne dira non. On va se redonner goût à la vie. On va respirer. Mais ensemble.

- Non, c'est pas ça. Ca fait six mois que je réfléchis à la situation, ça fait six mois que j'y pense à chaque instant. Je n'ai pas trouvé la solution, mais je sais qu'il faut que je parte.

Je regarde la mer, incrédule. Des larmes coulent sur mes joues. Je ne peux plus les arrêter. Pourquoi à chaque fois qu'on se fait un apéro sur la plage, les seuls moments où on prend le temps de parler, pourquoi faut-il que ça finisse comme ça ? Sauf que cette fois, il n'y a plus de doute. Il part. Et il m'achève avec cette petite phrase :

- Il faut que je refasse ma vie.

Il m'a dit ça il y a un mois. Il m'a quitté il y a cinq jours. Le mois le pire de toute ma vie, mais peut-être aussi un des plus beau. Parce que je savourais toutes nos dernières fois ? Chaque instant était un plaisir, mais était aussi une souffrance : pourquoi partait-il alors que nous étions si bien ensemble ? Pas un mot de travers, du respect tout le temps, de la prévenance, de la bienveillance et toutes ces nuits où on s'endormait dans les bras l'un de l'autre. Et ce regard qu'il posait parfois sur moi et qui semblait dire « je t'aime encore ».

Ma gorge se serre en écrivant ces lignes. Je ne comprends toujours pas. Ou si, j'ai compris, mais j'aurai aimé qu'il me le dise. Et surtout qu'il ouvre les yeux.

Mais peut-être est-ce moi qui devrait ouvrir les yeux. Me rendre compte que depuis que La Situation a commencé, il ne parle de nous qu'au passé. Me rendre compte que depuis six mois, il vit une histoire pour lui déjà morte. Et que ce dernier mois est une lente agonie.

Que ce que je trouve si merveilleux, car je l'enrobe dans un amour infini, lui il trouve ça tristement banal. Car au fond, ça l'est : à part la nuit dans le van au bord de la plage, toutes nos activités ne sont que des redites et des reredites. Tout a déjà été vécu. Et qui sait, peut-être pour lui, ces moments n'étaient qu'ennui et frustration, au mieux un devoir qu'il s'obligeait pour m'accompagner dans cette épreuve, pour ne pas que je sombre totalement.

Mais pourquoi ai-je sombré finalement ? Pour lui ou pour moi ? Je veux dire : parce que je n'étais plus avec lui ou parce que je serai uniquement avec moi ? Quelle était l'angoisse : la perte ou la solitude ?

J'ai toujours trouvé ça complètement idiot de se mettre dans des états pareils pour un mec (ou une fille). J'ai toujours trouvé ça hyper égoïste, la dépression. Après tout, il y a beaucoup plus grave dans la vie. Et si je me sens inutile, j'ai qu'à aller distribuer des sacs de riz aux petits africains dénutris.

Mais c'est plus compliqué que ça. Et puis, les bonnes actions de la grande majorité des ONG humanitaire ou de développement, je n'y crois plus. Quand le plus important est d'apporter l'eau dans la case de l'ONG d'un village paumé de Guinée, pour que les gentils donneurs français puissent prendre une douche alors que le dispensaire n'a toujours pas l'eau courante, peut-on encore parler d'humanitaire ? Quand l'argent utilisé sert à planter une haie de flamboyants pour que les fleurs fassent joli en arrière-plan de la photo des vieux du village lors de l'inauguration de la fête annuelle, alors qu'on aurait pu l'utiliser à planter du karité pour développer une filière de beurre avec l'aide de l'association de femmes, ne détourne-t-on pas l'argent des donneurs ? Quand les financements des bailleurs ne tiennent qu'à des critères aussi idiots que le nombre de villageois participant aux réunions, ce nombre augmentant évidemment quand une ONG offre une petite rétribution à qui viendra, quel est le sens ? Quand enfin l'aide humanitaire sert à écouler des stocks de surproduction agricole d'un pays du nord, payé évidemment au prix fort et engendrant l'écroulement de la filière locale par distorsion de concurrence, ne touche-t-on pas le fond ?

Alors non, je n'irai pas distribuer des sacs de riz aux petits Biafrés. Ni ne m'engagerai pour sauver le monde, même à petite échelle.

Et puis je n'en ai pas envie. Je n'en ai plus envie.

Là, tout de suite maintenant, j'ai envie de vivre.

De sortir de ma torpeur, de cette belle torpeur dans laquelle j'ai grandi depuis 15 ans. Vivre chaque instant intensément.

Et pour de vrai.

Vivre comme avant, mais en mieux. Vivre comme si tous les jours, je nageais avec les baleines ou je faisais des galipettes avec les otaries. Vivre comme si chaque jour était le clou du spectacle, le must du voyage.

VIVRE, avec les majuscules.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top