8. CARNET DE GAËTANE - 28 février 2021
Captain Cook m'a laissée au quai de la passe d'Avatoru. Je l'ai remercié pour son hospitalité sur son magnifique bateau, à quoi il a répondu un simple « my pleasure ». Je lui ai souhaité bon vent (fair winds), j'ai pris mon sac, monté l'échelle, la gorge un peu nouée, et lui ai rendu le bout qui avait servi à attacher l'annexe au ponton. Il a redémarré le moteur, nous avons échangé un signe de main, et il est parti. Je l'ai regardé s'éloigner vers Kashew, jusqu'à ce qu'il disparaisse derrière l'îlot, comme on regarde s'éloigner le dernier train. Avec lui, sortaient de ma vie des êtres apparus comme par miracle. Un bref instant, le film des derniers jours en mer s'est rejoué, ces moments magiques qui resteront sûrement gravés dans ma mémoire toute ma vie. Juste un petite semaine, nous n'avions passé qu'une toute petite semaine ensemble (et encore ; il faudrait déduire mon escale furtive à Rangi) et pourtant j'ai l'impression de les connaître si bien. Est-ce la promiscuité du voilier ? Les quarts sous les étoiles ? Le fait d'avoir vomi avec eux ?
Et putain, ils partent pour les Marquises ! Je pourrais me dire qu'ils auraient pu m'amener avec eux parce que, c'est clair, j'aurai tellement voulu être du voyage, suivre les traces d'Estelle, l'héroïne du roman de ma sœur, retourner là où je suis passée rapidement il y a une dizaine d'années. Mais j'ai bien compris que le Captain ne veut pas se sentir à l'étroit. Pour lui, quatre personnes, c'est le maximum sur Kashew, même si pour moi, ce bateau est un palace où je me serai fait toute petite. Mais n'exagérons rien. Ce qui me vient, tout de suite maintenant, c'est la chance que j'ai eue de les avoir rencontrer et d'avoir partagé ces moments avec eux, ces nuits sous la voie lactée, la nage avec les raies manta, la pêche miraculeuse, le lagon bleu, ces îles qui disparaissent à l'horizon, puis celles qui apparaissent, en commençant par les oiseaux, puis les silhouettes de cocotiers et enfin les plages de sable blanc. Et cette harmonie dans l'équipage. Pendant un temps, j'ai fait partie de leur famille. Les reverrai-je ? Mes pas recroiseront-ils Captain Cook, Mathias, Kate ou Anne-Lise ?
J'ai pris mon sac, mon baluchon, j'ai fait les quelques mètres qui me séparaient de la route, j'ai tendu le pouce et même pas une minute après, une femme m'a prise en stop dans son pick-up. Juste cinq minutes de trajet pour échanger quelques paroles, lui parler de la pension de Gwen, me reconnecter à cette vie-là, refermer la parenthèse maritime.
En remontant l'allée, l'odeur des tiarés a chassé ma mélancolie et l'a remplacée par une envie : celle de rejoindre Gwen et son beau sourire.
Je l'ai retrouvé en train de travailler. J'ai senti comme un élan qui me portait : j'étais de retour chez lui. Chez moi ?
Il me restait un mois et demi avec lui. Peut-être plus si je voulais, mon billet d'avion pouvait se changer pour 50 €. Et pour le boulot, je pourrais me débrouiller, au pire je me ferais envoyer un ordinateur ou j'en achèterais un ici, ou au moins à Tahiti. Quand on veut, on peut. La question est : est-ce que je le veux ?
Magalie et son copain sont partis, à la place était arrivé un pique-assiette, un jeune qui avait planté sa tente dans le jardin et qui partageait tous les repas avec nous, sans rien apporter, ni même se mettre aux fourneaux. Lui rappeler le prix exorbitant de la salade ou des tomates et le traîner dans un magasin n'a pas suffi à lui faire prendre conscience qu'il n'était pas ni au Club Med, ni chez maman, et devant la passivité de Gwen, j'ai pris les choses en main et lui ai mis les points sur les i. Il a du coup préféré partir que de payer les repas, se cuire ses pâtes ou devenir bénévole..
Il faut croire que la pension de Gwen a la réputation de nourrir les gens gratis, car juste après, est venue une Polynésienne, un peu du même acabit. Ayant profité d'un billet d'avion pas cher, elle s'est pointée à Rangi pour passer quelques jours en famille, à l'improviste. Sauf que la famille en question était partie au secteur, c'est à dire tout au bout du lagon, à plusieurs heures de speed boat et sans connexion téléphonique. Elle a zoné dans la pension pendant trois jours, plus collée sur l'écran de son téléphone dans sa chambre que dehors sur un transat, ne sortant que pour se rendre dans le faré aux heures des repas. Gwen n'a pas voulu lui demander de participer ni aux frais de nourriture ni à la popotte, argumentant qu'elle avait déjà suffisamment pourri son séjour. Je bouillais intérieurement, d'autant qu'à cause d'elle, nos projets de pique-niques romantiques sur la plage se sont envolés en fumée. J'aurais pourtant bien voulu passer un peu de temps avec mon chéri, rien que nous deux, sans avoir avoir un outil dans les mains et qu'on discute d'autre chose que de courses à faire ou de bricole. Faut dire que Gwen travaille beaucoup en ce moment, puisqu'il veut être prêt pour les six bénévoles qui vont arriver et avec qui il a prévu de construire un nouveau bungalow, rien que ça ! Quant à moi, je me suis investie dans l'amélioration de la déco intérieure et extérieure et mes nouveaux compagnons sont la scie, le marteau et la peinture.
Bref, j'ai un peu l'impression qu'on est déjà un vieux couple, accaparé par notre routine ! Si c'est vrai que c'est ce qui tue l'amour, il va falloir que je fasse gaffe, que je ne m'enlise pas avec Gwen. Au cas où on ait un avenir !
A bien y réfléchir, je trouve que c'est trop facile d'accuser la routine. Le délitement amoureux ne serait-il pas aussi causé par nos petites habitudes à chacun qui reprennent le dessus et notre niveau de tolérance qui baisse inexorablement ? Avec Sté, ce niveau n'a jamais baissé. Vu qu'on ne l'a jamais fait monter artificiellement. On n'a jamais eu besoin de se montrer sous notre plus beau jour. Tout simplement parce qu'on n'a jamais eu cet élan qui nous attire à chaque instant, cette narcose constante qui nous fait oublier tout le reste. On était juste nous-même : deux personnes qui avaient décidé de faire un joli bout de chemin ensemble, de se faire une belle vie à chaque instant, sans la magie de l'attirance hormonale, mais sans la folie de ses œillères non plus. Vivre sans se prendre la tête et en profitant au maximum. Avec Gwen, je crois que j'ai pris le chemin inverse. Est-ce la bonne voie ? Et y a-t-il une bonne voie d'ailleurs ?
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